La Caravelle d'Air France se posa à Cologne à 13 h 25. Le vol, depuis Paris, n'avait duré que quarante-quatre minutes. Et les formalités de contrôle, réduites à une simple vérification de police, furent d'une brièveté exemplaire.
Jacques Martay sortit de l'aérogare et traversa l'esplanade pour aller attendre l'autobus qui devait le conduire à Bonn.
Cette journée de novembre était grise, maussade. Le ciel voilé paraissait annoncer de la pluie ou de la neige.
Martay déposa sa petite valise noire à ses pieds, alluma une cigarette, promena un regard à la ronde. Les abords de l'aérogare étaient étrangement déserts. Peu de voyageurs, peu de voitures. De construction récente, l'énorme bâtiment de béton faisait penser à un bunker. Néanmoins, Jacques Martay apprécia en connaisseur la conception de l'édifice, sa sobriété, son équilibre architectural.
gé de trente-quatre ans, père de trois enfants, Martay était un homme de taille moyenne, au visage maigre et soucieux, aux gestes secs et précis. Son complet gris de bonne coupe et son manteau classique lui donnaient cette allure impeccable, cette aisance un peu hautaine, cette assurance qui caractérisent les managers de la jeune école. Sa physionomie sévère montrait qu'il avait conscience de ses responsabilités. Promoteur immobilier, spécialiste des villas de grand standing, il jouissait dans son milieu professionnel d'une excellente réputation, due à son dynamisme, à son audace, à sa réussite relativement rapide dans une branche aussi difficile.
Quand l'autobus arriva, il s'y installa et il continua à préparer mentalement l'entrevue qu'il allait avoir avec son ami et associé, Jean Rivard, directeur, à Bonn, de l'Office de Documentation des Importateurs Français.
Cette entrevue n'allait sans doute pas être agréable. Mais la situation exigeait une décision urgente, décisive.
Le trajet, par l'autoroute Cologne-Bonn, fut sans histoire. Quand Martay débarqua, une demi-heure plus tard à Bonn, à la Hauptbahnhof, la Gare Centrale, le cœur de la ville, sa petite valise noire à la main, il repéra d'emblée la haute silhouette athlétique de Jean Rivard qui attendait parmi la foule massée sur le terre-plein. Et, comme prévu, Jean arborait sa mine butée des mauvais jours.
Il serra la main du voyageur.
- Bon voyage? demanda-t-il, bourru.
- Oui, merci.
- Ma voiture est à deux pas d'ici, viens. Ils firent quelques mètres en silence, côte à côte, se frayant un chemin parmi la foule qui, comme eux, se dirigeait vers la Poststrasse. Jean Rivard demanda sur un ton acide
- Ton problème était-il vraiment si urgent ? Je t'avais dit que je serais à Paris au début de décembre.
- Tu te figures que c'est pour mon plaisir que je me suis tapé ce voyage?
- Je t'ai réservé une chambre à Bad-Godesberg. Tu seras plus tranquille et c'est près de mon domicile privé.
- Peu importe.
- Tu as été d'une discrétion exemplaire au téléphone, fit remarquer Rivard, visiblement peu enclin à se dérider.
- Tu m'approuveras quand tu sauras de quoi il s'agit, renvoya Martay aussi sec.
- Je suppose qu'il s'agit d'une tuile? avança Rivard d'une voix sourde.
- Évidemment, laissa tomber Martay. Qui ajouta, catégorique :
- C'est bien simple : ou bien nous trouvons une solution, ou bien tout est foutu.
- A ce point-là? ricana Rivard avec une grimace amère.
Jean Rivard était une sorte de colosse blond au visage lourd, aux yeux gris et froids, à la mâchoire autoritaire. A cause de son crâne dégarni, de son expression généralement morose, de sa corpulence et de la pesanteur de toute sa personne, il faisait plus que son âge. Il n'avait que trente-six ans, mais on l'imaginait largement dans la quarantaine.
Ils montèrent dans la Mercedes bleue de Rivard et la voiture prit la direction de Bad-Godesberg par une artère passablement encombrée.
Distante de sept kilomètres de Bonn, Bad-Godesberg, naguère petite ville bourgeoise et paisible, à présent banlieue résidentielle de la capitale fédérale, offrait le contraste surprenant de ses vieux hôtels de maître et de ses villas de style 1900, brusquement flanqués de buildings modernes, de supermarchés et de constructions industrielles.
L'hôtel Arera, situé au bord du Rhin, était une grande bâtisse relativement neuve, fonctionnelle, aussi dépouillée qu'une H.L.M.
S'arrêtant un peu avant l'établissement, Jean Rivard murmura :
- Je te laisse aller seul, je ne tiens pas à me montrer quand ce n'est pas indispensable. Je t'attends ici. Dépose ta valise et viens me rejoindre.
- D'accord, acquiesça Martay. J'en ai pour cinq minutes.
Il débarqua, marcha vers l'entrée de l'hôtel.
A la réception, la jeune et jolie gretchen blonde qui était de service lui dédia un ravissant sourire en signe de bienvenue.
- Chambre 108, dit-elle en français. Vous avez l'ascenseur là, dans le coin du hall. Le bagagiste va vous accompagner.
- Pas la peine, je n'ai que cette modeste valise.
Mais déjà le bagagiste, un aimable garçon en gilet rayé, s'était emparé du bagage.
La chambre était spacieuse, propre, confortable. Une large porte-fenêtre donnait sur un balcon d'où l'on pouvait admirer le Rhin. Les eaux majestueuses du fleuve étaient grisâtres. Au-delà s'étageaient les hautes collines encore vertes du massif des Siebengebierge.
Martay retira de sa valise un porte-documents noir qu'il déposa sur la table, une trousse de toilette qu'il alla ranger dans la salle de bains, et un pyjama qu'il jeta sur le lit.
Puis, en se postant devant la porte-fenêtre, il alluma une cigarette tout en contemplant la vue. Des péniches descendaient le Rhin, le ferry de Mehlem-Kônigswinter s'apprêtait à décharger les voitures et les camions qui venaient de la rive d'en face.
Ici, comme à Bonn et comme à Bad-Godesberg, on sentait bourdonner l'activité obstinée, inlassable, irrésistible, du peuple allemand.
Martay, préoccupé, se demanda une dernière fois s'il devait adopter une attitude vindicative à l'égard de son ami et associé, ou s'il devait avouer son désarroi, sa peur.
Il empoigna son porte-documents et sortit.
Jean Rivard s'informa :
- La chambre te plaît?
- C'est parfait. La Mercedes démarra.
- Ma villa est à quelques minutes d'ici, précisa Rivard.
- Tu n'as pas trouvé à te loger plus près de ton bureau, à Bonn même?
- Si, mais la villa que j'occupe était si agréable que Lucie l'a adoptée sur-le-champ. Dans un sens, ça m'arrange. L'ambassade de France n'est pas loin et je dois m'y rendre assez souvent.
- A propos de Lucie, excuse-moi, j'oublie de te demander des nouvelles de ta femme. Je suis obnubilé par mes problèmes.
- Elle va très bien.
- Elle nous-attend ?
- Non, elle passe la journée à Cologne avec des amies. Ces dames font du shopping. Mais tu la verras ce soir. Tiens, jette un coup d’œil au passage : l'ambassade des États-Unis.
- Quoi? Ces trois bâtiments ?
- Oui.
- Sans blague? Mais c'est colossal! On dirait un hôpital ou un sanatorium!
Jean Rivard eut une sorte de ricanement.
- C'est à peu près ça, en effet! C'est dans cet hôpital que les Américains ont soigné l'Allemagne agonisante après la dernière guerre.
- D'après ce que j'ai vu, la thérapeutique américaine fait des miracles. La prospérité de l'Allemagne saute aux yeux.
- Et comment! Mais ce n'est pas un miracle. Ces Allemands travaillent comme des brutes. Et le plus drôle, c'est qu'ils aiment ça!
- Un quart de siècle sans une seule grève, c'est la fortune pour tout le monde, évidemment, soupira Martay.
- Alors ? grommela Rivard. Le motif de ta visite, c'est quoi finalement?
- Pour résumer le problème en une seule phrase, voilà ce qui se passe : il me faut huit cent mille francs avant la fin du mois. Le 4 décembre au plus tard.
- Huit cent mille francs anciens ou nouveaux ? articula Rivard, la bouche sèche.
- Nouveaux, naturellement, stipula Martay d'une voix dure. En d'autres termes, quatre-vingts millions anciens.
- Et tu comptes sur moi pour te les procurer ?
- Non, pas forcément. Je sais que tu as encore un peu d'argent planqué en Suisse, mais je suppose que ça n'atteint pas ce chiffre-là.
En fait, je suis venu pour te mettre au courant de la situation et te demander ce que nous allons faire pour en sortir.
- Quatre-vingts millions; grinça Rivard, c'est une somme ! Et ça ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval! Surtout en si peu de temps.
- Puisque tu as toujours trouvé une issue à tous nos problèmes, j'ai pensé que tu verrais peut-être une combine à laquelle je n'ai pas songé.
Rivard haussa ses lourdes épaules et marmonna, revêche :
- La dernière fois que nous avons examiné les comptes, à Paris, tu avais un volant de sécurité de plus de dix millions anciens. Qu'est-ce qui s'est passé?
Martay fit le geste d'ouvrir son porte-documents, mais Rivard l'arrêta :
- Nous arrivons, inutile de sortir tes papiers. Nous verrons cela dans mon bureau.
La Mercedes s'immobilisa devant un pavillon blanc, tout en longueur, sans étage mais comportant deux portes-fenêtres et deux larges baies en façade. La villa paraissait neuve.
Martay ne put s'empêcher d'émettre un avis de spécialiste.
- Très bien conçu, ce pavillon.
- Ils en connaissent un bout, les Allemands, confirma Rivard. Le matériau n'est pas meilleur que chez nous, remarque, mais c'est la finition qui est de première.
Les deux amis débarquèrent, pénétrèrent dans la villa.
L'aménagement intérieur et la décoration, d'un modernisme raisonnable, créaient une ambiance accueillante. Meubles, tapis et rideaux, tout était net, simple, clair mais chaleureux.
Martay murmura :
- Je comprends que Lucie ait eu le coup de foudre. C'est agréable comme cadre.
- Et d'un entretien facile, souligna Rivard. Tu veux boire quelque chose?
- Non, je te remercie.
- Installons-nous dans mon bureau.
Rivard guida Jacques Martay vers une pièce rectangulaire, située à l'extrémité ouest de la maison. Un bureau et une armoire-bibliothèque en acajou, trois fauteuils de -cuir fauve, un porte-revues près d'un lampadaire et un poste de télévision garnissaient ce local.
- C'est ici que je travaille quand je ne suis pas à mon bureau de Bonn, expliqua Rivard. Je suis au calme, comme tu peux t'en rendre compte. Assieds-toi et reprenons la conversation. Comme je te le disais il y a un instant, ta venue me surprend. Il y a exactement deux mois, quand nous avons profité de mon passage à Paris pour faire le point, tout allait bien. Si j'ai bonne mémoire, tu disposais d'une douzaine de millions en liquide et tu n'avais aucun souci de trésorerie dans l'immédiat.
- C'est exact. Mais, au cours de ces deux derniers mois, il s'est produit une série de catastrophes que personne ne pouvait prévoir. Pour commencer, nous avons eu une grève de trois semaines au chantier du Rouvay. Résultat : les électriciens n'ont pas pu faire leur travail comme prévu et les peintres viennent seulement d'arriver. Bref, les appartements ne sont pas encore livrables, et je n'ai donc pas pu encaisser les versements relatifs à ces habitations. Première tuile... Secundo, Mellont s'est vu infliger un redressement fiscal de vingt-deux millions à payer immédiatement et il m'a réclamé un acompte de dix millions sur travaux terminés.
Rivard s'exclama, ébahi :
- Tu lui a versé dix millions comme ça, d'un seul coup ?
- Il le fallait bien. Je lui en dois au moins le double.
- Mais c'est ridicule! Enfin, Jacques, un entrepreneur qui a sept chantiers en route, on ne le paie que quand on a de l'argent de trop !
- En principe, oui, mais figure-toi que Mellont est lui-même dans une passe difficile. Il vient de perdre son procès contre la Sécurité Sociale, il a raté deux grosses affaires du fait de la grève, et l'administration lui doit encore soixante pour cent des travaux de la mairie de Gossain. D'ailleurs, ce n'est pas compliqué : Mellont est venu me voir et il m'a avoué que si je lui refusais les dix millions qu'il me réclamait, il était obligé de déposer son bilan.
- Chantage, non?
- Hélas, non. Mellont est un type honnête et sincère. Et tu admettras que je n'avais pas le choix. Car si Mellont fait faillite, tous nos chantiers s'arrêtent et nous sommes cuits.
Rivard, le front penché, se gratta le crâne. Martay enchaîna
- Sur le moment même, je ne me suis pas fait trop de mauvais sang. Je croyais que je pouvais compter sur la banque et je suis allé voir Bourtin... Là, j'avoue que je suis tombé de haut. Quand j'ai demandé à Bourtin de reporter à trois mois l'échéance de notre prêt, il a été formel : pas question d'un nouveau report.
- Mais pour quelle raison?-
Un ordre de la direction centrale. Et j'ai eu l'impression qu'il s'agissait d'un test. Là banque sait très bien que c'est elle qui finance nos entreprises...
- Elle ne le fait pas gratuitement! coupa Rivard, hargneux. Les intérêts qu'ils mettent à notre débit ne sont pas négligeables.
- Nous sommes bien d'accord, mais les banques sont devenues méfiantes. Les scandales qui ont éclaté dans l'immobilier ne nous font pas de bien, tu t'en doutes. L'attitude inflexible de Bourtin est significative. Les banques veulent assainir la corporation.
Il y eut un silence.
Martay ouvrit son porte-documents, en retira une liasse de feuillets dactylographiés.
- Si tu veux vérifier la situation comptable, proposa-t-il en tendant les feuillets à son associé.
- Je me fie à tes calculs, grommela Rivard, sombre. Mais pourquoi ne ferais-tu pas une tentative auprès de nos clients du Rouvay ?
- Je me suis risqué à deux ou trois essais prudents, mais je n'ai pas insisté. D'une part, nos travaux sont en retard et ces gens font plutôt la gueule. D'autre part, ils ont déjà versé trente pour cent de plus que prévu. Mets-toi à leur place... Et n'oublie pas qu'une plainte de ce côté-là nous vaudrait des contrôles dont on ne peut pas prévoir les conséquences.
- Notre réputation est intacte, non ?
- Jusqu'à présent, oui. Mais le climat général est assez inquiétant. Tu vis en Allemagne depuis quatre ans et tu ne te rends pas compte de l'atmosphère qui règne en France, du moins dans notre branche, mais je te signale que les Brigades Financières sont partout et je te prie de croire qu'elles font du zèle.
Rivard se leva et redressa sa stature de colosse.
- En somme, résuma-t-il, la banque nous lâche, nos clients ne nous doivent rien pour le moment et tu n'as plus un sou en caisse, c'est bien cela ?
- Oui, c'est bien cela. Et, le 4 décembre prochain, notre compte bancaire sera débité de quatre-vingts millions.
Rivard se posta devant son ami, le considéra d'un œil figé, questionna :
- Et alors, qu'est-ce qui va se produire?
- De deux choses l'une : ou bien la banque capitule et nous accorde un sursis, mais notre réputation sera démolie. Ou bien la direction centrale de la banque dépose une plainte contre nous et nous faisons la culbute.
Rivard corrigea à mi-voix :
- Et tu fais la culbute. Car moi, officiellement, je ne suis pas dans le coup.
- C'est vrai, admit Martay avec une pointe d'amertume, officiellement, tu n'es pas dans le coup. Mais ne te fais pas d'illusions, Jean. Par les temps qui courent, les enquêtes menées par les spécialistes de la police financière et par les contrôleurs des Finances vont au fond des choses. Même si je ne mange pas le morceau, ils découvriront la vérité.
- Je me demande bien comment ? jeta Rivard, incrédule.
- C'est l'enfance de l'art. Et tu devrais le savoir mieux que moi, puisque tu es toi-même une sorte de flic. Quand je serai en prison, ils ne se gêneront pas pour mettre le personnel sur la sellette. Mme Massec te connaît, elle t'a vu au bureau, elle t'a eu au téléphone. Et Corbin, le comptable... Ces braves gens se mettront à table dès que les inspecteurs les menaceront.
Je ne serai pas de trois semaines en taule que tu m'y rejoindras. Même ta qualité d'agent du S.D.E.C. ne te mettra pas à l'abri d'un coup dur, j'en suis persuadé. Depuis deux ou trois ans, plus d'un agent secret français a connu la paille humide des cachots, du moins si j'en crois les journaux.