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Haute trahison

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  Titre original américain :
  
  
  
  THE TREASON GAME
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1982.
  
  ISBN : 0-441-82348-3
  
  
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  ISBN : 2-258-01141-8
  
  
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Il s’appelait Minya Staline. Eh oui, Staline. En russe, staline signifie « acier ». Rien d’étonnant, donc, à ce que ce crack de l’espionnage soviétique se soit illustré aux États-Unis sous le pseudonyme de Martin Steel[1]. Logique. Et le prénom, me direz-vous ? Eh bien, en russe, Minya ne veut strictement rien dire, c’est un prénom, tout bêtement. Alors pourquoi pas Martin ?
  
  Bien sûr, j’en savais un tout petit peu plus sur le compte du passager de ce taxi qui roulait dans Rhode Island Avenue en direction de Logan Circle. D’abord, avec un poids qui frisait les quatre-vingt-cinq kilos, il n’avait rien d’une demi-portion. Ensuite, il était tellement polyglotte qu’il poussait le vice jusqu’à parler huit langues étrangères sans la moindre trace d’accent. Il était également rusé comme une fouine, virtuose dans l’art du déguisement, avait sur la conscience la mort de neuf agents américains, et n’était pas soupçonné d’être venu à Washington pour assister à un gala de bienfaisance.
  
  De son aspect physique, malheureusement, je n’avais qu’une idée très vague. Mais je pouvais reconnaître sa démarche. Les huit photos que Hawk possédait de lui dans son fichier auraient parfaitement pu être celles de huit individus différents. Un seul trait commun réunissait tous les portraits, un trait qui n’était pas près de s’effacer de ma mémoire : les yeux de Minya Staline. Ils avaient vraiment quelque chose d’inoubliable.
  
  Le taxi jaune et noir fit un tour complet de Logan Circle puis s’engagea dans Vermont Avenue.
  
  — Ne le lâchez pas ! dis-je à mon chauffeur.
  
  — Dites, m’sieur, répondit ce dernier en se retournant brièvement vers moi. Ça devient fou cette histoire-là. Vous n’avez pas loin de cinquante thunards au compteur, et moi ça fait une heure que je devrais avoir terminé mon service. Alors, vous êtes vraiment sûr que…
  
  — Tout ce qu’il y a de plus sûr ! Vous continuez à lui filer le train même si le manège doit durer un mois.
  
  Il empoigna son volant avec un gros soupir et lorgna le compteur qui défilait paisiblement et était en train de franchir le cap des cinquante dollars.
  
  La filature avait commencé près de trois heures plus tôt à Dulles airport. Incapable, et pour cause, de reconnaître Minya Staline à son physique, je l’avais identifié grâce à sa démarche. D’autres agents l’avaient déjà filmé, à distance respectable, cela va de soi, et Hawk m’avait passé les films. Quel que soit son accoutrement, j’aurais repéré Staline n’importe où à sa démarche prétentieuse.
  
  Mais, en dehors de l’épate, Hawk n’avait pas voulu me dire ce qu’il faisait à ce moment et en ce lieu. Depuis cinq ans que sa fesse gauche était décorée d’un trou de balle signé par l’un de mes collègues, Minya Staline, alias Martin Steel, n’avait pas montré le bout de son nez sur le territoire des États-Unis.
  
  Le taxi fit deux fois le tour de Thomas Circle avant de prendre Massachusetts Avenue. Il roulait vers Scott Circle. Ensuite, c’était Dupont Circle. Dupont Circle où se trouvait le QG de l’AXE dont le vénéré patron David Hawk m’avait, plusieurs années auparavant, tiré du statut anonyme d’Américain moyen pour me conférer le statut plus anonyme encore de tueur d’élite N3. Non ! il n’allait tout de même pas chez nous ? Staline ne pouvait pas savoir que nos bureaux se cachaient là, derrière une obscure vitrine. S’il le savait et qu’il y allait, je ne voyais plus qu’une explication : il était las de vivre. Je lui aurais franchement conseillé de continuer à me balader dans Washington, quitte à s’offrir une course de mille dollars. Cela lui aurait, de toute manière, coûté moins cher qu’une visite dans les services de l’AXE.
  
  Il dut capter mon message car il fit le tour de Dupont Circle, s’engagea dans M Street et tourna à gauche pour reprendre la route de Thomas Circle. La tête de mon chauffeur commençait à tomber sur le côté par intermittence. Le gars cédait au sommeil. Probable que ce brave travailleur se mettait au lit tous les soirs une heure après la fin de son service et que son organisme avait du mal à s’adapter à cette nouvelle situation.
  
  Le compteur n’allait pas tarder à marquer soixante dollars. Le chauffeur y jeta un coup d’œil et cela eut l’air de le réveiller un peu. Le prix de la course était le cadet de mes soucis, mais je commençais à trouver la promenade particulièrement rasoir. Si je m’étais écouté, je me serais, moi aussi, laissé tenter par un roupillon. Seulement Hawk avait été clair et net :
  
  — Vous jugerez peut-être que ce travail n’est pas à votre hauteur, m’avait-il déclaré avant de me laisser m’évader de la caverne enfumée qui lui servait de bureau dans l’arrière-boutique de Dupont Circle. Il se peut effectivement qu’il ne le soit pas, je ne peux préjuger de rien. Mais je ne vous dirai qu’une chose, Nick : laissez ce gars-là vous filer entre les doigts et vous pouvez être certain qu’il nous flanquera un coup de bâton derrière les oreilles !
  
  Donc, malgré les bâillements du chauffeur de taxi qui commençaient à devenir contagieux, je ne lâchais pas Minya Staline-Martin Steel.
  
  Ou tout au moins le croyais-je.
  
  Avec une soudaineté qui me surprit et réveilla totalement mon chauffeur, le taxi de devant vira à droite sur les chapeaux de roues puis, dans un hurlement de freins et en décorant la chaussée d’une belle trace de gomme, stoppa devant l’Holiday Inn de Thomas Circle.
  
  — Continuez tout droit, dis-je. Vous tournerez dans la Treizième et vous me laisserez au coin.
  
  Je réglai les trois heures de course, soit soixante-et-un dollars. Je n’étais pas près d’oublier cette somme. C’était exactement celle que m’avait coûté ma première voiture, une Ford A coupé, modèle 1929. Et je m’étais fait rouler.
  
  Je remontai M Street en courant et m’engouffrai dans le hall de l’Holiday Inn juste à temps pour voir la silhouette à la démarche de paon entrer dans un ascenseur. J’attendis qu’il se retourne – les gens se retournent toujours dans les ascenseurs – pour avoir un bon aperçu de son minois. Déception. Il garda le visage obstinément braqué vers la paroi du fond et les portes se refermèrent.
  
  J’appris à la réception qu’il était descendu sous le nom de Martin Steel. Chambre 605.
  
  Je me dirigeai à mon tour vers les ascenseurs, pensant utiliser un truc, classique mais efficace, pour le cas où l’ami Staline-Steel se serait méfié des filatures. J’allais monter au septième, redescendre à pied à l’étage inférieur, repérer la chambre 605, puis retourner en bas attendre tranquillement que M. Steel se décide à bouger.
  
  Je traversai le hall en me frayant un chemin dans une foule de gens qui portaient des macarons de congressistes. L’un de ces macarons était particulièrement en vue, épinglé tel une figure de proue sur une robe rouge remplie par une superbe poitrine. J’y lus le sigle ANRA. American Newspaper Reporters Association[2].
  
  Sublime. Le plus grand maestro de l’espionnage soviétique, chargé d’une mission tellement secrète que l’on n’avait pas daigné me mettre – moi, l’agent N3, tueur d’élite de l’AXE – dans la confidence, venait de traverser un congrès réunissant le gratin des journalistes du pays. Et personne n’avait cillé.
  
  Je montai au septième, pris l’escalier pour redescendre au sixième et repérai la chambre 605, un petit renfoncement au bout du couloir principal. Cela fait, je pris un autre ascenseur et regagnai le hall pour attendre Martin Steel.
  
  C’était lui qui m’attendait.
  
  Les portes s’écartèrent. Il était devant moi. Dans son dos, les journalistes s’entre-lorgnaient le macaron et trinquaient en échangeant des cancans et des histoires croustillantes qui ne me parvenaient que sous la forme d’un brouhaha diffus. Les seuls sons clairement identifiables étaient les éclats de rire et le tintement des cubes de glace dans les verres.
  
  Un autre brouhaha résonnait dans mon crâne, celui de ma matière grise en ébullition. Comment avais-je pu être assez naïf pour me laisser damer le pion de la sorte ? La main de Martin Steel était prolongée par un pistolet qui avait, à peu de choses près, les dimensions d’un mortier lourd.
  
  Derrière des lunettes noires, son visage, artificiellement vieilli par des bajoues de plastique, s’agrémentait d’un large sourire tout de blanc émaillé.
  
  Mais je n’avais aucun doute. Je me trouvais bien devant Martin Steel, enfin devant Minya Staline.
  
  Comme animée d’un mouvement propre, ma main plongea dans ma veste vers la crosse de Wilhelmina, mon précieux Lüger, décoré d’une belle brochette d’entailles, que je porte dans un holster niché sous mon aisselle gauche. Le mortier de Staline tonna.
  
  La balle me toucha au flanc droit. La douleur fut atroce. Inutile de la décrire, aucun mot ne serait assez fort pour la faire comprendre à qui n’a jamais reçu de balle dans la peau. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je sentis que je perdais connaissance.
  
  Je levai les yeux vers mon meurtrier. J’attendais la mort, espérant qu’elle viendrait vite mettre un terme à ma souffrance. La main qui avait voulu saisir Wilhelmina était maintenant frénétiquement agrippée à la blessure écarlate de mon côté droit.
  
  Martin Steel ne semblait pas pressé d’abréger ma peine. Son rictus satanique se refléta dans mes yeux vitreux, tel le sourire de la Mort m’appelant en son sein.
  
  Je n’avais pas pris conscience du silence sépulcral qui avait fait suite à la déflagration de sa monstrueuse arme de poing. Je n’avais pas vu la crème dans la presse américaine foncer sous les tables et dans les recoins du hall. Je ne voyais rien d’autre que le sourire grimaçant de la mort et la gueule de cette arme qui allait bientôt cracher quelques grammes de métal brûlant et atteindre un point invisible entre mes deux yeux.
  
  Soudain un éclair rouge passa devant mes yeux hallucinés et percuta le dos de l’espion soviétique. Il y eut un autre éclair rouge lorsqu’il pressa la détente et que l’énorme projectile transperça la paroi métallique de l’ascenseur à quelques centimètres de ma tête.
  
  Puis tout devint noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Elle s’appelait Felicia Starr. Un nom bien américain. Logique. Elle était la crème des journalistes américaines.
  
  Elle était aussi la crème des femmes que j’avais connues dans ma vie. Une vie qui, sans elle, se serait achevée dans un ascenseur.
  
  Elle se trouvait dans la chambre lorsque j’ouvris les yeux. La douleur de mon flanc était cuisante mais la balle avait été extraite. Les dégâts ne semblaient pas trop graves et je ne perdais presque plus de sang. Seule une petite tache rouge et moite avait filtré à travers le bandage qui m’entourait la taille, comme pour me rappeler que j’étais un mortel parmi tant d’autres.
  
  — Ah ! vous allez enfin pouvoir me dire qui vous êtes et qui était cet individu. Racontez-moi ce qui s’est passé.
  
  Elle se tenait au-dessus du lit, les bras croisés sous cette orgueilleuse poitrine grâce à laquelle j’avais pu connaître l’objet de l’éminent congrès qui se tenait à l’Holiday Inn. Le macaron n’était plus là. Fâcheux, car je n’avais plus de prétexte légitime pour contempler ces globes arrondis qui lui servaient de support. Malgré la sécheresse de son entrée en matière, j’y sentis un brin d’enjouement et de sympathie, voire même une pincée d’admiration pour un homme qui avait regardé en face le visage hideux de la mort sous la forme d’un gros, très gros, pistolet.
  
  J’allais ouvrir la bouche pour répondre lorsque je réalisai que je n’avais aucune révélation à faire à cette femme qui m’avait sauvé la vie. Ma quincaillerie avait disparu. Quelqu’un à l’intérieur de l’hôpital devait donc se douter que la victime du tueur de l’Holiday Inn n’était pas un brave père de famille qui vaquait paisiblement à ses occupations. Je n’avais, naturellement aucun papier sur moi mais je savais que les rouages allaient se mettre à tourner et que Hawk apprendrait bientôt que l’un de ses hommes s’était fait trouer la couenne. Et Felicia Starr, fine fleur de la presse, n’était pas née de la dernière pluie. Elle avait parfaitement compris qu’il y avait anguille sous roche. Elle m’avait suivi à l’hôpital et avait attendu ma sortie du bloc pour être la première à me parler à mon réveil. Elle savait qu’elle pouvait faire un gros scoop.
  
  — Qui êtes-vous ? lui demandai-je, plus pour gagner du temps que pour connaître son identité.
  
  Elle se présenta néanmoins avec beaucoup de complaisance, m’apprit qu’elle travaillait pour le Washington Times où elle s’étiolait à alimenter la rubrique des chiens écrasés. Elle flairait un papier de première et n’était pas décidée à baisser pavillon. Elle décroisa les bras et ses rondeurs se mirent à osciller avec grâce. Puis elle sortit un bloc-notes et un stylo. Malgré mon état, je remarquai que son visage était agrémenté de taches de rousseur et d’adorables fossettes. Elle avait de longs cheveux auburn. En un mot, aussi ravissante que courageuse.
  
  — Votre nom, s’il vous plaît ?
  
  Le « s’il vous plaît » était de pure forme. À son ton, je compris qu’il ne s’agissait pas d’une demande mais d’un ordre.
  
  — Woods Hunter, répondis-je, reprenant l’un de mes noms de guerre favoris. Je travaille dans un journal de Des Moines dans l’Iowa. Nous sommes collègues.
  
  — Vous étiez délégué au congrès par votre journal ?
  
  — C’est ça.
  
  Avec un battement de paupières, elle parcourut ma silhouette étendue sous le drap. Le doute se lisait sur sa jolie frimousse. Mais elle l’écarta apparemment, car elle ne me demanda même pas pourquoi je ne portais pas de macaron.
  
  — Et cet homme qui vous a tiré dessus dans l’ascenseur ?
  
  — Je ne sais pas, répondis-je, en me disant un peu hypocritement que c’était presque vrai.
  
  — Pourquoi vous avait-il tiré dessus ? Pourquoi s’apprêtait-il à vous achever ? Ce n’est tout de même pas une mode à Washington d’assassiner les journalistes de Des Moines !
  
  J’essayai de hausser les épaules sous mon drap. Mon mouvement tira sur mes pansements et je fis une grimace de douleur.
  
  — Vous savez, répliquai-je, il faut bien un début à tout…
  
  — Non, ça ne marche pas. Vous me devez votre peau. J’estime que vous me devez aussi des éclaircissements.
  
  — Racontez-moi plutôt. Je n’ai pas bien vu. Dites-moi comment cela s’est passé et je vous donnerai les réponses que vous méritez.
  
  Ses lèvres vermeilles se pincèrent, comme si elle n’était pas sûre que je tienne ma promesse. Mais elle me raconta.
  
  Elle était en train de bavarder en riant, le verre à la main, dans le hall de l’hôtel. Cela je le savais. Une réunion venait de s’achever et une autre session allait commencer vingt minutes plus tard. Un homme arriva en trombe dans l’escalier, bouscula un groupe de journalistes et de clients et se planta devant les cages d’ascenseur. Elle le vit prendre quelque chose dans la poche de sa veste sans réaliser que c’était une arme. Mais, intriguée, elle l’observa alors que les autres avaient repris leur conversation.
  
  — Il était là, immobile comme une statue, les jambes écartées avec dans la main cet objet que je distinguais mal. Il me tournait le dos mais je voyais parfaitement à son attitude qu’il n’attendait pas l’ascenseur. En fait, il bloquait la sortie.
  
  — Et vous n’aviez pas vu le pistolet ?
  
  — Mal. C’est seulement quand les portes se sont ouvertes sur vous et qu’il a levé le bras que j’ai compris. J’ai vu la flamme sortir du canon. Je crois que j’ai hurlé, comme tout le monde.
  
  Étrange. Je n’avais entendu aucun hurlement. Seulement cette énorme déflagration qui m’avait retenti dans la tête.
  
  — Les gens se sont éparpillés dans toutes les directions, poursuivait Felicia. Je crois que je me serais sauvée aussi, si je n’avais pas été complètement hébétée. Je suis restée clouée sur place comme un piquet et je vous ai regardé glisser le long de la paroi, les yeux fixés sur l’homme qui vous visait soigneusement la tête.
  
  Elle se tut et se mordit la lèvre. Je vis passer dans ses yeux cette lueur de sympathie et d’admiration que j’avais cru déceler tout à l’heure dans ses paroles.
  
  — Pourquoi êtes-vous intervenue ? lui demandai-je.
  
  — Je ne sais pas. Une impulsion instinctive. Je me suis ruée sur lui comme un taureau. Mille idées me sont passées par la tête pendant que je courais. Je m’attendais à ce qu’il m’entende, se retourne et m’abatte sur place. Mais il était trop occupé à ajuster sa cible, je suppose. Au moment où je suis rentrée dans son dos, le coup est parti. J’ai pensé que j’avais fait cela pour rien et que j’avais même précipité votre mort. Ce n’est que plus tard que j’ai su que la deuxième balle vous avait raté.
  
  — Que s’est-il passé ensuite ? questionnai-je.
  
  Mon cœur se mettait à cogner. Je prévoyais sa réponse et j’étais obsédé par ce que m’avait prédit Hawk si je laissais filer Martin Steel.
  
  — Je ne sais pas, fit-elle. Quand je l’ai bousculé, il s’est retourné vers moi. Il me regardait avec une grimace affreuse. Je me suis évanouie. Les autres m’ont raconté qu’il avait pointé son arme sur moi puis qu’il avait eu l’air de changer d’avis et qu’il s’était enfui. Ils ont appelé la police mais c’était trop tard. Voilà, vous savez tout. Maintenant, à vous. Je veux connaître votre vrai nom et votre vrai métier. Et les siens…
  
  La porte s’ouvrit sous une poussée brutale et deux flics en uniforme firent irruption dans la chambre. Ils empoignèrent Felicia sous les bras et l’entraînèrent à l’extérieur.
  
  — Monsieur Hunter, vous m’avez promis…
  
  Elle ne parvint pas à en dire plus. La porte claqua sur les talons des flics. Je me rallongeai sur mon lit. La douleur devenait de plus en plus vive. Un peu plus tard, l’un des deux pieds-plats revint et me présenta ses excuses ainsi que celles de son collègue pour avoir laissé la dame s’infiltrer dans ma chambre. Il me jura que cela ne se reproduirait plus et s’éclipsa sans me laisser le temps de lui demander qui il était.
  
  Ma blessure me torturait de plus en plus. Je sonnai. Un infirmier vint me demander ce que je voulais.
  
  — Quelque chose pour me faire passer ce mal de chien, lui répondis-je.
  
  Il sourit, ressortit et revint quelques minutes plus tard avec une seringue. Heureusement que c’était un analgésique car vu la manière dont il s’y prit, j’allais en avoir besoin pour faire passer aussi la douleur de la piqûre. Cinq minutes plus tard, je ne souffrais plus du tout, au contraire. Je me mis à flotter dans la pièce, caressant mes draps, les murs, le plafond, la douce fraîcheur des vitres de la fenêtre.
  
  À un moment, il me sembla entrevoir Hawk qui balançait la tête de droite à gauche au milieu d’une brume cotonneuse, puis je replongeai au pays des songes.
  
  Lorsque je m’éveillai, le calme régnait dans la chambre et seule la lumière du dehors dessinait des ombres torturées sur le plafond. La douleur revenait et j’eus envie d’appeler pour demander une autre piqûre. Puis je me ravisai. Ce n’était pas encore totalement insupportable.
  
  Plus par intuition que par perception, je savais que le jour allait bientôt se lever. Le bourdonnement de la ville avait changé derrière les vitres. Un peu partout les moteurs démarraient, les gens partaient travailler.
  
  Un cliquètement à la porte me détourna des ombres du plafond et des murmures de la ville.
  
  J’attendis, pensant voir l’infirmier apparaître avec une seringue mais la porte ne s’ouvrait pas. Il y eut un autre « clic », suivi d’un grincement de parquet. Je n’avais pas eu le temps de demander à Felicia dans quel hôpital on m’avait amené. À l’évidence, je ne me trouvais pas dans une construction moderne. Ce n’était pas non plus un hôpital militaire car, dans ce cas, ce ne serait pas par des flics en uniforme que Felicia aurait été flanquée à la porte.
  
  Encore un « clic » et, cette fois, la porte commença à s’ouvrir lentement. Les battements de mon cœur accélérèrent. J’avais l’impression de revivre la scène de l’ascenseur, victime impuissante d’un tueur inflexible armé d’un mortier lourd.
  
  La porte s’entrebâilla d’une trentaine de centimètres. Une forme humaine, vêtue de blanc, se coula dans la pièce puis referma avec précaution. Je me crevai les yeux à essayer de voir dans la pénombre le visage de l’homme en blanc. Était-ce l’infirmier qui était venu me faire la piqûre calmante ou bien Martin Steel sous un nouveau déguisement ?
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, la gorge nouée. Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  Il me sembla que la silhouette s’orientait au son de ma voix. Elle se glissa vers le lit, s’empara de mon oreiller et me l’appliqua sur le visage. Des doigts puissants, apparemment rodés à ce genre de besogne, me pincèrent le nez et m’obstruèrent la bouche à travers les plumes. Les mains continuèrent à malaxer l’oreiller, cherchant à améliorer une étanchéité qui était déjà parfaite. J’étais bien placé pour le savoir. Je ne pouvais plus respirer et tentai d’arracher l’oreiller puis d’écarter les poignets de mon agresseur. Impossible, il était trop robuste.
  
  Je cambrai les reins en ramenant les pieds sous moi. La douleur fulgurante me déchira le flanc. Mais, si je ne faisais rien, j’allais bientôt cesser de souffrir à tout jamais.
  
  Rassemblant toutes mes forces, je décochai une ruade à mon adversaire. La douleur fut abominable, mais l’étau se desserra autour de l’oreiller et j’aspirai goulûment une grande bouffée d’air. Je me détendis les muscles pendant une fraction de seconde avant d’expédier une deuxième ruade, plus violente.
  
  L’autre devait s’attendre à une exécution facile. Mais, bon Dieu ! je n’étais pas décidé à devenir la victime favorite de tous les tueurs à gages de la capitale. Surpris par la puissance du coup, l’homme se laissa momentanément déséquilibrer.
  
  J’en profitai pour me lever d’un bond et le gratifier, coup sur coup, de deux atémis à la gorge. Il poussa un cri de gargouille, lâcha l’oreiller et porta ses mains à son cou meurtri. Je conclus ma prestation d’un coup de pied entre les jambes et nous nous effondrâmes tous les deux. Lui par terre, les mains crispées sur ses bijoux de famille. Moi, sur le lit, hors d’haleine et tenaillé par la douleur.
  
  Je repris mon souffle, luttant contre la souffrance et me préparant à accueillir une seconde attaque de l’homme qui s’était déjà relevé. Mais rien ne vint. Le vilain tueur en blanc fila sans demander son reste. Il me fallut un quart de seconde pour réaliser et aller à la porte. Je ne vis rien d’autre qu’un couloir désert et un chariot d’infirmier abandonné.
  
  Je retournai m’allonger sur le lit pour récupérer et faire le point.
  
  Quelque chose ne tournait pas rond. J’étais persuadé d’avoir vu Hawk pendant la nuit. Même défoncé par la drogue comme je l’étais, je ne l’avais pas rêvé.
  
  Et pourtant, il n’y avait pas de gardes devant ma chambre. Une grosse brute déguisée en infirmier avait pu m’approcher et essayer de m’étouffer sous mon oreiller. Invraisemblable. Lorsqu’on avait attenté à la vie d’un agent – et c’était ce qui s’était produit ou je ne m’y connaissais pas –, Hawk le faisait protéger par des gardes. Bien sûr, ce n’était pas inscrit dans les conventions collectives, mais cela faisait partie du dispositif de sécurité habituel.
  
  Pourquoi Hawk ne m’avait-il pas fait protéger ?
  
  Je ne trouvais pas de réponse et la voie dans laquelle mes cellules cérébrales engageaient leurs recherches ne me plaisait pas du tout.
  
  Une chose en tout cas était acquise : je n’étais pas en sécurité entre les murs de cet hôpital.
  
  Je ne serais peut-être pas plus en sécurité dans un autre lieu, mais il fallait bien être quelque part. En l’occurrence, je décidai que ce serait ailleurs.
  
  Cinq minutes plus tard, je me traînais dans les rues de Washington.
  
  Le sang de ma blessure collait le long de ma jambe. J’avais mal, très mal. Et je me sentais très affaibli.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  — Monsieur Hunter ! Que faites-vous ici ? Vous avez quitté l’hôpital ? Oh ! mais vous saignez comme… Mon Dieu ! Entrez vite ou vous allez vous écrouler sur le paillasson !
  
  Felicia Starr portait un déshabillé rose. Moi j’avais une chemise d’hôpital et une robe de chambre à rayures ensanglantée. Mon pied droit, nu, était couvert de sang séché.
  
  Elle paraissait à la fois fâchée, énervée et très inquiète. La petite lueur d’admiration que j’aimais bien brillait dans son regard. Mais je n’eus guère le loisir de la contempler : une seconde après avoir passé le seuil de sa porte, je tournai de l’œil entre ses bras.
  
  
  L’étourdissement ne dura pas longtemps. Lorsque je m’éveillai, j’étais sur le lit de Felicia. Penchée sur moi, elle resserrait mes pansements pour endiguer l’hémorragie. Son adorable petite bouche s’était transformée en moulin à paroles. Apparemment, la colère avait eu raison de tous les autres sentiments que j’avais cru déceler en arrivant.
  
  J’en prenais pour mon grade. Finalement, elle se décida à se taire pour me laisser lui donner les explications qu’elle exigeait.
  
  Je les lui donnai. Je m’étais enfui de l’hôpital en notant au passage que c’était St-Anthony’s. J’avais fait un kilomètre à pied avant de trouver un pub de nuit. Je m’étais affalé dans un box. La serveuse m’avait apporté un café en me regardant d’un drôle d’œil. Je l’avais bu pour essayer de dissiper les derniers effets de la drogue puis j’avais réfléchi. Que devais-je faire ? À qui pouvais-je encore faire confiance ?
  
  J’avais conclu qu’il se tramait un complot. Lequel ? Je l’ignorais. Mais cela, je ne pouvais pas le dire à Felicia. Impossible, naturellement, de lui parler de Hawk, de l’AXE et de la vitrine obscure de Dupont Circle. Je lui dis simplement que j’avais cru pouvoir me fier à certains amis mais que j’étais maintenant sûr qu’ils ne m’aideraient pas.
  
  Je ne mentais pas. J’évitais simplement de prononcer des noms.
  
  — Et vous avez décidé que vous pouviez me faire confiance à moi, gazouilla-t-elle en enfilant une compresse propre sous mon bandage souillé.
  
  Je plantai mon regard dans le sien – ce qui me permit de remarquer qu’elle avait des yeux d’un bleu profond – et je répondis :
  
  — Felicia, tout dépend de vous. Mais il faut accepter de ne pas vous montrer trop curieuse. Soyez patiente. Je vous dirai tout dès que je pourrai.
  
  Elle se redressa et s’assit sur le bord du lit.
  
  — Comment avez-vous trouvé mon adresse ?
  
  Je lui racontai que j’avais appelé son journal et qu’on me l’avait donnée. Elle ne me crut pas. Aucun employé sain d’esprit n’aurait communiqué les coordonnées d’une journaliste à un correspondant anonyme. Je ne pouvais tout de même pas lui révéler que j’avais tapé dans le fichier informatique de l’AXE.
  
  Felicia ne me crut pas non plus lorsque je lui dis que j’avais fait à pied les trois kilomètres qui séparaient le pub de son appartement, près de la Gallery of Modern Art. Pourtant, c’était vrai. Aucun taxi n’aurait accepté de charger un citoyen dans mon état, titubant et dégoulinant de sang. D’ailleurs, je n’avais pas d’argent, tout ce qui me restait sur moi était passé dans le café. Mais maintenant, la tenaille brûlante qui me broyait le flanc me faisait chèrement payer cette promenade au clair de lune.
  
  — Le problème, dis-je, c’est que, maintenant, mes soi-disant amis savent comment j’ai obtenu votre adresse. Ils vont me chercher. Vous devez me trouver une cachette sûre où je pourrai me retaper et réfléchir à ce que je dois faire.
  
  Elle me regarda longuement. Les lueurs grises de l’aube dansaient sur les fossettes de ses joues et donnaient des reflets outremer à ses yeux de saphir.
  
  — Et pourquoi devrais-je faire tout cela ? Questionna-t-elle. En admettant que j’en aie la possibilité…
  
  — Parce que vous m’avez sauvé la vie. Sans vous, je ne serais qu’un tas de chair sanglant sur le plancher d’un ascenseur, et il n’y aurait plus de problèmes. Vous m’avez sauvé. C’est votre faute. Prenez vos responsabilités.
  
  — Puisque c’est comme ça, répondit-elle avec un demi-sourire, j’aimerais mieux un nom plus chouette pour la suite des événements. Woods Hunter[3] ne me plaît pas.
  
  — Choisissez vous-même.
  
  — En l’état présent, Forest Créature[4] vous conviendrait mieux.
  
  — Je ferai avec, dis-je. Alors, c’est oui ?
  
  Elle haussa les épaules en poussant un profond soupir.
  
  — C’est oui, Forest. Je l’ai votre tanière. Un ami à moi possède un cottage sur la Patuxent River, près de Laurel, dans le Maryland. On ne remontera pas jusqu’à moi parce que cet ami… enfin, nous sommes beaucoup moins amis. En ce moment, il est en Europe avec une autre fille… Et puis, d’ailleurs, je me demande bien pourquoi je vous raconte tout ça. L’essentiel c’est que j’ai les clefs et l’autorisation d’utiliser le cottage à ma guise. Vous vous sentez en état de faire le voyage ?
  
  — Non, mais il faudra bien.
  
  J’allais lui demander les clefs et l’itinéraire lorsqu’une sonnerie d’alarme se déclencha dans ma tête.
  
  — Felicia, j’aimerais en savoir un peu plus sur votre ami, dis-je. Je ne vous demande pas de me raconter votre vie privée, mais il faudrait que je sache, au cas où…
  
  — Au cas où il serait de mèche avec les traîtres ? acheva-t-elle en s’esclaffant. Soyez tranquille. Lance Huntington pourrait probablement acheter et se faire servir sur un plateau tous les traîtres de la planète. Encore faudrait-il que ça l’amuse…
  
  Je le connaissais. Homme à femmes et play-boy de renommée internationale. Chef de file de la jet society. Ancien pilote de chasse au Viêt-nam, dont la famille aurait largement pu payer le certificat de réforme et, si elle avait voulu, acheter pour faire bonne mesure le Viêt-nam du Nord et le Viêt-nam du Sud.
  
  — Savez-vous, poursuivait Felicia, qu’il s’offre le luxe d’avoir un Learjet à sa disposition au Washington National Airport pour ses petits déplacements et un autre dans un hangar à Londres pour ses virées en Europe ? Savez-vous qu’il affrète un super-jet de la TWA quand il a envie d’aller rendre visite à l’un de ses Lear ? Savez-vous qu’il…
  
  — Suffit, je vois le tableau ! coupai-je, un peu étonné qu’une fille belle et intelligente comme Felicia ait pu être la maîtresse de cet emplâtré notoire. Donnez-moi les clefs, expliquez-moi où c’est, et je file. Vous, vous restez ici. OK ?
  
  — Vous êtes dur à cuire, Forest, mais pas à ce point. Je vous emmène en voiture. C’est à prendre ou à laisser !
  
  Je songeai aux magouilles qui devaient se fricoter dans les hautes sphères pour qu’on ait laissé ce tueur m’approcher à l’hôpital et j’eus la vision d’une voiture explosant dans un geyser de flammes. Je fis à Felicia une description très réaliste de son adorable corps déchiqueté près du mien en lambeaux.
  
  Malgré quelques sursauts de réticence, elle accepta finalement de me laisser faire à mon idée. Je pris une vingtaine de minutes de repos puis repartis comme j’étais venu – en chemise et robe de chambre –, non sans lui avoir laissé quelques consignes. Qu’elle aille travailler le lendemain comme si de rien n’était. Qu’elle n’essaie pas de me joindre, c’est moi qui garderai le contact. Je lui fis tout de même une concession en acceptant qu’elle m’avance le prix de la course. En admettant qu’un taxi veuille bien me prendre.
  
  J’eus moins de difficultés que je ne le pensais à trouver un taxi complaisant. J’en pris même plusieurs et sillonnai la ville en tous sens avant d’être sûr de pouvoir m’embarquer sans danger dans le bus de Langley Park. Ensuite, je fis du stop. Un jeune gars en pick-up me ramassa et me déposa à Montpelier, où je pris le car de Laurel. De là, je terminai à pied en longeant la rivière.
  
  Je tablais fortement sur ce que les agents secrets appellent « le facteur d’invraisemblance ». Les gens ne pourraient pas s’empêcher de parler de ce type nu-pied en chemise d’hôpital et robe de chambre, mais personne ne les croirait.
  
  Sous un certain angle, le cottage était splendide. Sous un autre, c’était une véritable souricière. En me disant qu’il était sur la Patuxent River, Felicia n’avait pas travesti la réalité. Il n’y avait qu’un accès côté berge. L’arrière de la maison était formé par une galerie fermée sur pilotis. Une fois là-dedans, il n’était pas question de sortir par-derrière, sauf en traversant un panneau de treillage et en plongeant dans les eaux troubles de la rivière.
  
  L’intérieur ultra-moderne ne respirait pas la pauvreté. La cuisine était remarquablement approvisionnée, en scotch, notamment. On m’avait confisqué mes NC, les cigarettes à filtre d’or que je fais spécialement fabriquer à base d’un mélange de tabacs turcs et qui portent mes initiales. Mais je dénichai un paquet de Doral dans un tiroir et en allumai une avant de poursuivre ma visite du cottage.
  
  Cette visite m’amena à une penderie, contenant des vêtements appartenant à Lance Huntington. Je choisis une tenue de sport hyper-snob : col roulé de velours, pantalon de lin blanc – Pierre Cardin, naturellement –, socquettes de soie et mocassins de veau – Gucci, naturellement. Les hardes de l’hôpital passèrent dans l’incinérateur à ordures. L’armoire à pharmacie de la salle de bains principale me permit de changer mon pansement et, lorsque j’eus derrière la cravate deux scotches de douze ans d’âge, le bobo de mon flanc droit cessa, curieusement, de me tourmenter.
  
  Je me trouvai un siège et m’y installai pour réfléchir.
  
  Premier point : quelqu’un m’avait mouchardé à Staline-Steel. Même s’il avait flairé la filature en taxi, il ne pouvait savoir qui le suivait. Or l’homme qui m’attendait à la sortie de l’ascenseur connaissait parfaitement son client. Il possédait peut-être huit photos de moi dont toutes avaient un trait en commun : la tête de Nick Carter. Je ne prétends pas être un expert en déguisement, moi.
  
  Deuxième point : quelqu’un avait dit au faux infirmier que j’étais dans cette chambre, blessé et probablement sans défense.
  
  Troisième point : les flics qui étaient venus virer Felicia ne faisaient pas partie de la police municipale de Washington. Ils n’avaient pas d’insigne aux armes de la ville. C’était des hommes d’une unité spéciale. Envoyés par qui ?
  
  Quatrième point : pourquoi, après m’avoir rendu visite, Hawk avait-il quitté l’hôpital sans laisser de gardes dans le couloir ? Pourquoi ne m’avait-il pas fait transférer à l’hôpital de la Marine de Bethesda ou dans l’une des cliniques discrètes réservées à nos services ?
  
  Il y avait encore quelques autres points, d’importance mineure pour la plupart. Le plus grave pour moi était que tous les points mis bout à bout convergeaient vers une conclusion :
  
  Il existait une brebis galeuse, soit à l’intérieur de l’AXE, soit parmi ceux qui étaient dans le secret de ses activités.
  
  Et, en l’état actuel des choses, mes soupçons se portaient sur l’homme à qui je savais pouvoir faire confiance envers et contre tout, envers et contre tous.
  
  David Hawk.
  
  Dieu sait pourtant que, par le passé, Hawk m’avait tendu la main. Il était venu à ma rescousse dans les situations les plus dramatiques en mettant en œuvre tous les moyens imaginables. Il avait fait déplacer les appareils militaires les plus modernes. Il n’avait pas hésité à envoyer un porte-avions pour me sauver la peau. Parfois, il était venu en personne coordonner les opérations ; d’autres fois, il avait dépêché des collaborateurs sûrs ou d’autres agents.
  
  Mais derrière chacun de ces coups de main périlleux, il y avait David Hawk. J’étais son meilleur agent et quelquefois, j’avais aussi l’impression d’être le meilleur ami de ce bloc de glace au grand cœur.
  
  Il ne pouvait pas me faire ça ! Et pourtant…
  
  Pendant quatre jours, toutes sortes de joyeusetés du même acabit me tournèrent dans le crâne. Après des heures de fiévreux remue-méninges, j’en revenais toujours au même point :
  
  David Hawk avait trahi Nick Carter.
  
  Fidèle à sa parole, Felicia ne mit pas les pieds au cottage, n’appela pas et ne se manifesta sous aucune forme. Personne, j’en étais sûr, ne savait où je me trouvais. Pour le moment, j’étais à l’abri de Martin Steel. Et de David Hawk.
  
  Le cinquième jour, je sortis de mon repaire, vêtu d’un autre ensemble de sport qui fleurait le Pierre Cardin, respirait le Pierre Cardin et arborait la griffe… Pierre Cardin. Après plusieurs changements de bus, j’atteignis Rockville et entrai dans un téléphone public d’où je demandai le numéro spécial. Je déclinai mon identité à l’homme des transmissions et entendis les cliquetis du brouilleur, suivis de la voix de Hawk.
  
  — Bon Dieu ! s’exclama-t-il sans me saluer. Mais où êtes-vous ?
  
  — Ne vous occupez pas de ça, répondis-je, d’un ton que je n’avais encore jamais utilisé avec le boss. C’est moi qui pose les questions.
  
  Je regardais défiler les secondes au cadran de ma Rolex, que j’avais déposée sur la tablette à monnaie.
  
  — Dites, Nick, ça va bien ?
  
  Le ton était moins sec, plus attentionné.
  
  — Physiquement, très bien. Je veux savoir pourquoi vous ne m’avez pas fait sortir de St-Anthony’s Hospital ou, tout au moins, pourquoi vous n’avez pas fait poster quelques gardes ?
  
  Silence.
  
  — Pouvez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ?
  
  Je raccrochai et me dirigeai vers une autre cabine, sur le même trottoir. J’avais vu à ma montre que l’ordinateur était sur le point de localiser mon appel. Lorsque Hawk répondit, je lui racontai tout, depuis le pruneau de Martin Steel jusqu’à ma sortie par les coulisses de l’hôpital, sans oublier sa visite nocturne ni celle de l’étrangleur en tenue d’infirmier. Je passai sous silence le rôle de Felicia Starr, et même son existence. Puis je raccrochai et allai rappeler d’une autre cabine.
  
  — N3, répondit Hawk, retrouvant son autorité coutumière. Tout ce que vous me dites est nouveau pour moi. Je me rappelle, maintenant, avoir eu vent d’une tentative de meurtre dans un Holiday Inn mais je n’avais pas fait le rapprochement avec vous.
  
  — Des salades, tout ça ! lâchai-je avant de raccrocher.
  
  J’entrai dans une quatrième cabine, appelai Hawk et poursuivis comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
  
  — Vous êtes venu dans ma chambre. Je vous ai vu ! Vous avez même envoyé deux flics des brigades spéciales flanquer une visiteuse à la porte.
  
  — Vous fabulez, N3. Ce sont les nerfs, je comprends. Vous avez été très choqué… Je ne suis jamais allé à St-Anthony’s et je ne sais rien de cette histoire de « flics » et de visiteuse. À propos, qui était-ce, cette visiteuse ?
  
  — Peu importe. Vous voulez dire que vous n’êtes pas entré dans ma chambre il y a cinq jours pendant que j’étais envapé par la morphine ?
  
  — Bien sûr que non. Écoutez, N3, vous essayez…
  
  Je raccrochai pour aller rappeler du hall d’un hôtel. Hawk termina sa phrase :
  
  — Vous essayez de m’emmener en bateau pour maquiller votre échec. Vous avez laissé filer notre voisin d’en face et vous cherchez à noyer le poisson, n’est-ce pas ?
  
  — Et la plaie que j’ai au-dessus de la hanche droite, c’est aussi du charre, peut-être ? lançai-je d’une voix rugissante. Si quelqu’un monte des bateaux, c’est…
  
  Un sifflement lointain m’apprit que l’ordinateur venait de resserrer son champ dans le relèvement de ma position. Vite, je raccrochai.
  
  Je serais bien allé jusqu’à Baltimore, mais le prochain car partait dans une heure. Je pris le bus de Frederick.
  
  — Je n’accuse personne, dis-je à Hawk lorsque je l’eus de nouveau en ligne, seulement il y a quelque chose qui cloche. Quelqu’un renseigne l’ennemi sur mes faits et gestes. On veut l’aider à m’éliminer, et…
  
  — Et vous pensez que c’est moi, compléta Hawk, qui n’avait pas perdu le don de lire dans mes pensées.
  
  — Je n’ai jamais dit ça. Mais vous me mettez sur la piste d’un super espion, vous me menacez de toutes les calamités si je le perds de vue et voilà que le lascar me tombe en traître sur le poil. Une fois, passe encore. Mais, comme il loupe son coup de peu, il recommence quelques heures plus tard. Il a des informations de première main. Ça ne peut pas être autrement ! Et je veux savoir d’où il les tient.
  
  Je changeai de cabine pour continuer :
  
  — Quand j’aurai trouvé de qui il les tient, je lui ferai la peau et, ensuite, même traitement pour les mouchards. Tous les traîtres y passeront, même vous si vous êtes dans le lot.
  
  Hawk soupira. Un soupir exaspéré semblable à celui d’un père face à un enfant récalcitrant et très entêté.
  
  — Si je vous dis pourquoi notre ami se trouve ici, est-ce que cela changera quelque chose ? demanda-t-il.
  
  — En tout cas, ça ne fera pas de mal.
  
  L’arrivée aux USA de Martin Steel-Minya Staline précédait celle d’une mission de contrôle soviétique. La délégation devait arriver dans une semaine pour inspecter – selon un protocole établi par les Nations unies – une base de missiles que les États-Unis construisaient entre l’Utah et le Nevada. En échange, une mission de contrôle américaine partirait dans une semaine inspecter une nouvelle base de missiles dans l’Oural.
  
  Tout avait été soigneusement mis au point par la diplomatie. Seul couac dans cette symphonie bien orchestrée : la venue de Staline. Les Nations Unies, naturellement, avaient expressément notifié aux deux pays que les missions de contrôle ne devaient donner lieu à aucun acte d’espionnage. Le Président avait demandé à Hawk de découvrir ce que Staline-Steel venait faire chez nous à une date aussi critique. Si l’objet de sa visite avait quoi que ce soit à voir avec les missiles, nous devions l’appréhender et l’expulser immédiatement du pays.
  
  — Il ne doit pas y avoir la moindre fausse note dans la marche des opérations, conclut Hawk. Ces missions de contrôle ont une importance capitale. De leur bon déroulement peut dépendre le succès à venir des accords SALT. Elles ont un impact direct sur l’avenir du monde libre et de la planète entière. Une seule bavure et un doigt nerveux peut appuyer sur un bouton. Une fois le processus enclenché, plus rien ne pourra empêcher la destruction du monde par ces missiles ultra-modernes équipés des têtes nucléaires les plus sophistiquées.
  
  — Et le fait que j’aie perdu Minya Staline constitue une première bavure ?
  
  — Précisément. Il faut que vous le retrouviez et que vous l’interceptiez. Ensuite, je m’arrangerai pour le faire expulser discrètement.
  
  — Avez-vous une piste pour retrouver sa trace ?
  
  — Pas la moindre.
  
  Je n’avais pas retrouvé ma confiance en Hawk. Quelque chose ne collait pas dans son histoire. Il me jurait ses grands dieux qu’il ne savait pas où j’étais et je l’avais vu, de mes yeux vu, dans ma chambre d’hôpital. Je fis un test.
  
  — Je vais me rendre sur cette base, dis-je. Histoire de voir si notre ami…
  
  — Non !
  
  C’était à la fois un juron, un blasphème, un glapissement et une éructation.
  
  — Mais pourquoi ?
  
  — Il n’est pas question que vous approchiez de la base. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous mêler de cela. Les équipes de contrôle des deux pays préparent leur plan de travail et, pour le moment, tout se passe sans anicroche. Étant donné le caractère critique de…
  
  — Je ferai ce que j’ai à faire ! déclarai-je avant de raccrocher définitivement, coupant court à toute velléité de réplique.
  
  Il me fallut trois heures et plusieurs bus pour regagner le petit chemin qui longeait la Patuxent River. Arrivé en vue du cottage, j’étais tellement crevé que je ne pensais qu’au lit douillet garni de draps de soie. Un peu, aussi, à l’excellent scotch et à la nourriture de gourmet qui emplissaient les placards de Lance Huntington.
  
  Mais, malgré ces préoccupations capitales, je pris le temps d’examiner l’allée du cottage. Une vieille habitude que j’avais prise lorsque je regagnais un repaire que j’avais temporairement quitté. Et je vis ce que j’espérais ne pas voir.
  
  Il y avait des empreintes fraîches dans la terre molle, sur le bord du sentier. Plusieurs hommes, tous chaussés de souliers de ville, étaient allés au cottage. Je continuai d’avancer en cherchant attentivement et, comme je m’y attendais, je découvris d’autres traces. Certaines se dirigeaient vers le cottage, d’autres dans le sens opposé. Ils étaient venus puis repartis.
  
  Peut-être.
  
  Je retournai sur mes pas jusqu’à un gué et traversai la rivière en sautant de roche en roche sans me mouiller les pieds. J’avançai ensuite dans les fourrés jusqu’au niveau du cottage et m’arrêtai pour l’observer depuis l’autre rive. Une heure. Rien ne se passait. J’allais quitter mon poste lorsque cela se produisit.
  
  Le cottage entier explosa dans une énorme boule de feu. Des débris enflammés catapultés dans les airs s’éparpillèrent sur l’eau en grésillant comme des steaks sur un barbecue.
  
  C’était donc cela. Une bombe à retardement, réglée pour exploser au moment où je serais paisiblement occupé à descendre le whisky de Lance Huntington en savourant quelques-unes de ses provisions raffinées.
  
  Quelqu’un était décidé à m’en faire voir de toutes les couleurs. Qu’il continue, j’étais habitué à ce jeu. Mais maintenant, j’avais un nouveau nom à inscrire sur ma liste de suspects : Felicia Starr.
  
  Elle était la seule à savoir que je me trouvais dans ce cottage.
  
  Les bases de missiles attendraient. Steel aussi attendrait. Le traître ou les traîtres étaient là, tout près de Washington. Il me tardait de plus en plus de les expulser. Et pas simplement du pays, de l’ici-bas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Depuis quatre ans, j’avais un appartement dans O Street, près de Dupont Circle. Personne ne le savait, même pas Hawk, mais j’avais préféré garder cette solution comme dernier recours pour éviter qu’on découvre l’existence de cette planque. Il faisait nuit lorsque j’arrivai chez moi. Malgré ma conviction que personne ne connaissait cet antre, j’entrai prudemment en vérifiant qu’il n’y avait pas de pièges à feu et en examinant mon dispositif de contrôle : cheveux glissés entre le battant et l’huisserie, morceaux de scotch collés sur le trajet du bouton de porte, etc. Tout était en ordre.
  
  Je commençai par faire un somme puis, après avoir tapé dans mes provisions de céréales en flocons, j’entrepris de renouveler ma quincaillerie. Je pris un petit œuf de plastique et le glissai dans un étui de peau d’agneau fixé sous mes parties nobles. OK pour Pierre. J’en avais plusieurs, certains chargés de gaz soporifique. J’en choisis un avec une cartouche mortelle. L’homme des bois n’avait pas envie de plaisanter. Il était venu pour tuer.
  
  Je tirai d’un tiroir un Lüger neuf et sans encoches, lui administrai sa ration de 16 balles de 9 mm, puis le glissai dans un holster neuf aussi. Deux autres chargeurs pleins vinrent gonfler les poches de la veste Pierre Cardin, unique vestige des trésors découverts dans le fastueux cottage du bon ami de Felicia Starr.
  
  Malgré une brève cérémonie de baptême, la nouvelle Wilhelmina me donnait une sensation curieuse au creux de l’aisselle. Le contact et l’odeur de l’arme autant que ceux du holster avaient quelque chose d’insolite. Ils n’étaient pas familiers, comme ceux de ma bonne vieille Wilhelmina. L’envie de retourner à St-Anthony’s pour essayer de la récupérer me passa par la tête, mais je savais bien que c’était de la folie.
  
  Nouvelle petite cérémonie de baptême et je mis un autre Hugo en place dans un fourreau de chamois tout neuf. Ceux-là aussi avaient un drôle de toucher et une odeur de neuf. Le fourreau était équipé d’un système de détente automatique. Une torsion du poignet et le fin poignard effilé était au creux de ma main droite. Je fis un essai pour vérifier que je n’avais pas perdu le coup et je constatai que je ne perdrai jamais ce coup-là. C’est comme le vélo, je suppose. Lorsqu’on sait en faire, c’est pour la vie.
  
  De nouveau transformé en arsenal ambulant, je descendis dans la rue. Je trouvai une cabine de téléphone dans New Hampshire Avenue. Il était plus de 2 heures du matin et je risquais fort de déranger, mais c’était le cadet de mes soucis.
  
  — Felicia ?
  
  — Allô ! répondit-elle d’une voix endormie et pleine de sensualité.
  
  J’eus presque honte de briser le charme.
  
  — Alors ! À qui avez-vous demandé de venir me transformer en charpie ?
  
  Soit elle n’était au courant de rien, soit elle était aussi bonne comédienne que Hawk. Je l’entendis me débiter un chapelet de « qui ? » de « quoi ? » et de « hein ? », puis me décidai à lui décrire le magnifique feu d’artifice sur l’eau auquel j’avais assisté.
  
  — Oh ! s’exclama-t-elle, définitivement tirée du sommeil. Lance va m’arracher les yeux !
  
  — Moi aussi. À moins que vous ne me donniez des réponses précises. À qui avez-vous raconté que j’étais là-bas ?
  
  — À personne ! clama-t-elle. Enfin ! Woods, pour qui me prenez-vous ?
  
  — Je ne vous prends pour rien, mais je ne sais pas qui vous êtes, mademoiselle ! répliquai-je d’une voix métallique. Je ne sais qu’une chose : vous seule étiez au courant pour le cottage. Il faut que vous en ayez parlée à quelqu’un ! Alors à qui ?
  
  — Seulement à mon patron, répondit-elle. Je lui ai raconté que j’étais sur une affaire qui promettait de faire du bruit et que j’avais procuré une cachette à l’un des principaux acteurs. Vous, en l’occurrence. Mais je ne lui ai pas dit où c’était.
  
  — Première question : Qui est votre patron ? Deuxième question : Est-il au courant de vos relations avec Lance Huntington. Troisième question : Sait-il que Huntington est en Europe ?
  
  Elle m’expliqua que son patron était Jordan Alman, co-directeur du Washington Times. Ses relations avec Lance Huntington ? Oui, bien sûr, il connaissait tout. Même les résidences, les appartements, et les deux Learjets.
  
  — Et peut-être aussi la couleur de ses caleçons de soie ! commentai-je d’un ton sarcastique. Bien. Faites-moi gagner du temps. Où habite-t-il ?
  
  — Oh non ! vous n’allez pas l’appeler en pleine nuit ? Je vais avoir des ennuis…
  
  — Je ne l’appellerai pas, c’est promis.
  
  Rassurée, elle me donna son adresse avec une charmante naïveté. Je ne mentais pas, je n’envisageais nullement de téléphoner chez Alman en pleine nuit. J’avais simplement l’intention d’aller le voir sans m’annoncer. Je raccrochai après avoir fait sèchement mes adieux. Felicia n’avait pas regagné ma confiance. Pourtant, Dieu sait si j’avais envie de faire confiance à cette adorable créature. Presque autant qu’à Hawk.
  
  Alman habitait Silver Spring, dans une vieille maison victorienne tarabiscotée. Je sortis ma TR7 du rancart. Plus question d’infliger à mon corps et à mes nerfs fatigués l’épreuve des bus et des taxis.
  
  J’entrai dans la maison par une fenêtre de derrière en grimpant sur le toit de la véranda. Alman et se femme faisaient chambre à part, ce qui m’arrangeait parfaitement. Dès que j’eus repéré la topographie des lieux et les issues de secours possibles, j’entrai dans la pièce et le secouai. Il ouvrit des yeux en boules de loto en découvrant sous son nez le trou noir qui terminait le canon de Wilhelmina II.
  
  — Mais ! Qu’est-ce que… ?
  
  Il fit le geste de se lever mais je lui collai le Lüger sur le front. Convaincu, il reposa la tête sur son oreiller.
  
  — Un petit renseignement, s’il vous plaît, grognai-je avec l’air menaçant d’un chien qui va mordre. À qui avez-vous parlé du papier sensationnel préparé par Felicia Starr ? Je suis pressé, n’essayez pas de me noyer sous un flot de questions ! Donnez-moi simplement la réponse que j’attends.
  
  Il avait la comprenette rapide, comme d’ailleurs beaucoup de gens lorsqu’ils ont sur la peau du front la marque ronde laissée par le canon d’un automatique et lorsque l’homme qui tient ledit automatique montre les dents pour bien leur indiquer qu’il n’est pas là pour faire mumuse.
  
  — Je n’en avais parlé à personne avant le déjeuner. Le déjeuner d’hier midi, précisa-t-il après avoir jeté un rapide coup d’œil à sa montre.
  
  — Et à qui ?
  
  — À Peter Wilding. C’est…
  
  — Je connais. C’est le bras droit du sénateur Lou Barker. Et le sénateur Barker fait partie de la commission sénatoriale à l’Énergie nucléaire. Pourquoi avez-vous parlé à Peter Wilding de l’hôte mystérieux de Felicia ?
  
  Il se trémoussa dans son lit avec un air très mal à l’aise.
  
  — Voudriez-vous déplacer cet objet de quelques centimètres, s’il vous plaît ? J’ai une démangeaison épouvantable. Il faut absolument que je me gratte et j’ai peur que cela ne fasse partir le coup.
  
  J’écartai Wilhelmina de son front et il se gratta avec un grand soupir de soulagement.
  
  — Cela s’est passé par hasard, reprit-il lorsqu’il en eut terminé. Peter était en train de me parler d’un bruit qui court dans les couloirs du Capitole. Il me racontait qu’un espion russe avait essayé d’abattre un agent secret américain dans l’ascenseur d’un Holiday Inn. J’ai immédiatement fait le rapprochement avec l’histoire de Felicia et j’ai pensé que son hôte était l’agent secret en question.
  
  — Je vois. Comme ça, en taillant la bavette, vous lui avez raconté toute l’histoire de Felicia et vous lui avez dit que l’agent américain se cachait certainement dans le cottage de Lance Huntington sur la Patuxent River. Est-ce que je me trompe ?
  
  — Non. C’est exactement cela. Mais je ne voyais pas de mal à…
  
  — Je sais, coupai-je, les colporteurs de ragots ne pensent jamais à mal ! Seulement, cette fois, j’ai failli être transformé en chair à pâté à cause de vous. On a fait sauter le cottage. Je vous laisse le soin d’expliquer ça au copain Lance quand il rentrera d’Europe. Maintenant, deux conseils, monsieur Alman. Un, vous oubliez que je suis venu ici. Et deux, vous oubliez l’histoire de Felicia. Que je vous retrouve une seule fois sur mon chemin et vous ne vous en tirerez pas avec une petite marque ronde au milieu du front ! Croyez-moi, je me ferai une joie de crépir le mur avec votre cervelle !
  
  Je sortis de la pièce sans lui laisser le temps de me répondre. J’étais à peu près sûr que sa petite histoire était vraie. C’est ainsi que circulent les potins. Et j’étais à peu près aussi sûr qu’il allait sauter sur le téléphone aussitôt après mon départ. Je pris donc le soin d’arracher tous les fils avant de m’éclipser par où j’étais venu. Dans la rue, ma TR7 m’attendait, toute piaffante.
  
  Je décidai de brûler l’étape suivante. Inutile d’aller voir Peter Wilding pour m’entendre dire qu’il avait raconté à son patron la drôle d’histoire de Jordan Alman. Je me rendis directement dans College Park, à la résidence du sénateur Lou Barker.
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
  
  Le sénateur avait exactement les mêmes yeux que Jordan Alman. C’était un gros homme qui vivait dans une grosse maison. Par chance, sa grosse femme était partie en voyage et, à part un majordome qui ronflait dans une pièce voisine, j’avais le gros législateur pour moi tout seul.
  
  — Je suis le marchand de sable, répondis-je en lui grimaçant un sourire par-dessus la mire de Wilhelmina. Je suis venu entendre une petite berceuse sans musique.
  
  Lorsque je lui eus exposé, brièvement mais en détail, l’objet de ma visite, il répliqua par une homélie d’innocent scandalisé. Mais le mensonge se lisait dans ses petits yeux porcins. Je décidai de changer de tactique et l’invitai à me précéder dans son cabinet de travail où nous ne serions plus dérangés par les ronflements du majordome. Là, je lui ordonnai d’enlever son pyjama et de s’asseoir. Il s’exécuta de mauvaise grâce et s’installa, rouge de confusion, dans son meilleur fauteuil.
  
  C’était là toute la tactique. Je cherchais à le mortifier pour lui faire perdre sa superbe et le rendre plus vulnérable à la coercition. Je n’avais aucune intention d’utiliser la torture physique, quoique l’homme me parût suffisamment pleutre pour vider son sac à la première pichenette.
  
  J’avais compté sans la vanité inébranlable du sénateur. En moins d’une minute, même à poil devant un inconnu armé d’un Lüger, ce gros Bouddha au ventre couvert de replis graisseux avait retrouvé toute sa morgue. D’un ton assuré et plein d’emphase il reprit sa tirade comme s’il s’était trouvé au Sénat, vêtu de son plus chic costume, en train de démolir un adversaire beaucoup moins éloquent. Je le laissai dégoiser pendant un petit moment.
  
  — Où vous croyez-vous donc, mon jeune ami ? Vous êtes aux États-Unis ici, et non dans un pays de sauvages. Ces procédés sont inadmissibles ! Sachez que je porterai plainte. Je demanderai la prison à vie, et je l’obtiendrai, soyez-en sûr ! Je suivrai personnellement l’affaire. Imaginez-vous que l’ordre public – et j’irai même jusqu’à dire la civilisation américaine – puisse tolérer des nervis tels que vous et…
  
  Et ainsi de suite pendant trente minutes.
  
  Mais je suis persuadé que cela aurait duré plus longtemps s’il n’avait pas été si tard. En fait, le gros homme commençait à avoir soif et sommeil. Une demi-douzaine de fois, il voulut se servir un scotch, que je lui refusai. Je voulais qu’il garde l’esprit clair et la gorge sèche. Mais il fallait que je trouve rapidement un créneau pour le coincer. L’aube n’allait pas tarder et le majordome allait cesser de ronfler pour préparer le breakfast de son maître. Ce qui, vu l’embonpoint du sénateur, devait être une lourde tâche.
  
  Je tentai un autre coup.
  
  — Monsieur le Sénateur, je me suis laissé dire que vous communiquiez aux Soviétiques, moyennant finance, certaines informations que vous estimez probablement sans importance. Une manière comme une autre de vous faire de petits à-côtés, si j’ose dire. Il se trouve également que je sais que vos comptes dans au moins une douzaine de banques gonflent à vue d’œil, plus vite que votre brioche, paraît-il. Et, selon toute apparence, ce phénomène, n’est pas exclusivement dû aux gratifications que vous versent les gens auxquels vous obtenez des contrats avec l’État. Puisque les hasards de la conversation nous amènent à aborder la question des peines de prison, j’ai comme dans l’idée que la vôtre pourrait bien être très supérieure à la mienne. Pour autant que les Russes vous laissent vivre assez longtemps.
  
  Je n’étais pas certain qu’il émargeait chez les Soviétiques. C’était tout au plus une intuition. Quant à ce qu’il possédait sur ses comptes en banque, je n’en avais pas la moindre idée. En tout cas, les Russes paraissaient beaucoup mieux informés qu’ils n’auraient dû l’être sur l’ensemble de notre programme nucléaire. Il y avait obligatoirement des fuites à la commission de l’Énergie nucléaire, du Sénat ou de la Chambre. Et, ma foi, le sénateur Barker n’était pas plus mauvais suspect qu’un autre.
  
  — Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez ! aboya-t-il.
  
  Mais son aboiement manquait singulièrement de mordant.
  
  — J’en ai suffisamment pour mettre le ministère de la Justice sur la bonne piste, déclarai-je placidement.
  
  Dans le mille. Il commençait à trembloter dans son fauteuil, et les replis de sa panse se mirent à onduler comme des remous à la surface de l’eau. Habillé, je frissonnais presque de froid dans la pièce et pourtant son corps d’obèse se couvrit d’un mince film de sueur qui le rendait luisant. Mais, contrairement à ce que je pensais, je n’étais pas venu à bout de sa fatuité. Il lança un regard à la ronde et un sourire retors se dessina sur ses lèvres.
  
  — Même si vous avez placé un magnétophone quelque part, dit-il, vous avez utilisé des procédés parfaitement illégaux et rien de ce qui a été dit ici ne pourra être retenu comme pièce à conviction. Même les gens du ministère de la Justice n’écouteront pas un dément qui extorque des aveux par la coercition psychologique et la menace d’une arme. Écoutez, mon jeune ami, si vous partez maintenant, j’oublie tout. Mais, si vous vous obstinez dans cette voie, vous vous exposez à…
  
  Posément, je vissai un silencieux au canon de Wilhelmina II et écrasai la détente. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. La praline brûlante frôla le crâne dégarni du sénateur pour aller se loger dans la coûteuse tapisserie du mur. Le film de sueur se transforma en un réseau de ruisselets.
  
  — Le prochain coup, je viserai plus bas, annonçai-je. Apparemment, vos amis, tirent d’abord au ventre puis à la tête. J’emploierai leur technique. Une balle dans les tripes pour faire souffrir et, lorsque l’agonie m’aura paru convenable, le coup de grâce entre les deux yeux. Imaginez donc, pendant que vous en avez la possibilité, ce joli mur décoré par les éclats de votre cervelle et les débris d’os en provenance de votre boîte crânienne.
  
  Il tourna la tête pour regarder le vilain trou qui gâtait sa superbe tapisserie. Il en frissonna de toute sa graisse. Et la sueur dégoulinait de partout.
  
  — J’ai un peu d’argent, avoua-t-il en se tordant les mains. Mais je le gagne pour presque rien. La plupart des renseignements que je transmets pourraient être trouvés dans n’importe quelle bibliothèque. Et puis je ne traite pas directement avec eux. Je passe par des intermédiaires. Il n’y a pas de mal à cela.
  
  Une lueur de panique étincelait au fond des petits yeux porcins.
  
  — Si c’est ainsi que vous voyez les choses, répondis-je en abaissant Wilhelmina vers sa bedaine, je n’ai rien à y redire. Donnez-moi les noms des intermédiaires.
  
  Je n’arrivais pas à croire à ma bonne fortune. Avec un peu de persuasion et quelques manœuvres d’intimidation, j’étais parvenu à faire admettre à ce gros homme imbu de sa personne qu’il avait trahi son pays, ce pays qu’il prétendait aimer et défendre. Je l’entendais encore me parler de mes procédés intolérables et de l’affront que je faisais à la civilisation américaine. Bon Dieu, c’était ce gros type par sa trahison qui menaçait la civilisation américaine !
  
  Il continuait à se tordre les mains en lançant des regards éperdus dans toutes les directions comme s’il attendait que Zorro arrive in extremis pour le tirer de ce mauvais pas.
  
  — Non, non… c’est impossible. Je… je ne peux pas vous donner de noms.
  
  Je pressai la détente. Cette fois, la balle traça une longue estafilade dans le gras de sa cuisse gauche avant de s’enfoncer avec un bruit mat dans le velours du dossier. Il poussa un cri aigu, se leva d’un bond et vit que je pointais mon Lüger au niveau de sa tête. Il se laissa retomber dans son fauteuil. Ses deux mains se crispèrent sur la blessure superficielle de sa cuisse comme pour empêcher le sang de s’en échapper. Son gros corps était agité de tremblements spasmodiques.
  
  — Des noms ! lançai-je d’une voix claquante. Tous les noms. Je vous laisse le choix : soit vous vous mettez à table maintenant dans la joie et la bonne humeur, soit je vous fais accoucher d’une dragée dans les tripes.
  
  Il se plia en deux, le visage décomposé par la terreur et la souffrance, les mains frénétiquement pressées sur son jambon sanguinolent.
  
  — Qui êtes-vous ? gargouilla-t-il d’une voix chevrotante.
  
  Je lui sortis une série de pseudonymes idiots, comme avec Felicia. Ses petits yeux ronds papillotèrent tandis qu’il faisait un immense effort de mémoire pour essayer de se rappeler s’il les avait déjà entendus.
  
  — Peu importe qui je suis, dis-je pour lui épargner cette peine. Les noms que je veux entendre sont ceux des gens à qui vous avez donné des renseignements, quels que soient ces renseignements et même si, comme vous le prétendez, on peut les trouver dans toutes les bibliothèques du pays. Vous avez exactement trois secondes pour commencer à cracher le morceau si vous ne voulez pas encaisser un pruneau dans le ventre.
  
  Il y avait quatre noms. Allen Pierson. Donald Stanton. Leland Hutchings. John Pesco.
  
  Pierson occupait un poste de sous-fifre dans un ministère. Mais pas n’importe quel ministère, celui de la Justice dont, justement, je parlais quelques instants plus tôt avec mon ami Barker. C’était un avocat d’Indianapolis et un habile escroc, madré, ambitieux et avide de lucres. Je pensai immédiatement que c’était lui qui avait dû prendre le dernier contact avec les Soviétiques.
  
  Les trois autres hommes étaient beaucoup trop haut placés pour avoir pris un risque pareil.
  
  Donald Stanton assurait la liaison entre la commission de l’Énergie atomique et le Président. Il avait accès à des informations que Hawk, voire peut-être le Président, ne connaissaient probablement pas. En revanche, il ne devait pratiquement rien savoir du programme de missiles.
  
  Leland Hutchings était, lui aussi, un contact de choix. En tant que secrétaire du sénateur Hugh Longley, président de la commission sénatoriale à l’Énergie nucléaire, sa position-clef lui permettait de recueillir des informations qui, à coup sûr, ne se trouvaient pas dans les bibliothèques publiques et auxquelles même le sénateur Barker n’avait pas accès.
  
  Mais, à l’évidence, la plus grosse mouche du lot était John Pesco. Ancien secrétaire général de la Maison Blanche, il avait été nommé conseiller principal de Charles Ajax, le directeur administratif du programme de missiles. Je ne connaissais pas Charles Ajax. Je ne l’avais vu qu’en photo dans les journaux. En revanche, j’avais déjà croisé Pesco à Washington. À en croire le sénateur, Ajax était blanc et ignorait tout des activités de son conseiller. Mais c’était un point que je me proposais de vérifier personnellement. Vu l’importance du panier de crabes que je venais de découvrir, je n’avais plus confiance en personne.
  
  Si le gros politicien n’avait pas menti, c’était l’une des plus belles fuites de l’histoire du pays. Or, à la panique que je lisais dans ses yeux, je savais qu’il ne mentait pas. Si sa propre mère avait communiqué des renseignements confidentiels aux Russes, il m’aurait donné sans broncher son nom, son adresse, son numéro de téléphone, la couleur de ses cheveux et son numéro de sécurité sociale.
  
  La question N® 1, maintenant, était de savoir ce que j’allais faire des informations qu’il venait de me fournir. Faire confiance à Hawk ? Les lui transmettre et lui laisser le soin des opérations de nettoyage ? En temps ordinaire, c’est ce que j’aurais fait.
  
  Mais je ne pouvais pas oublier cette fameuse nuit où je l’avais vu, penché au-dessus de mon lit d’hôpital. Je ne pouvais pas oublier, non plus, l’homme en blanc qui avait essayé de mettre un terme à ma carrière. Je ne pouvais pas oublier que Hawk avait manifestement menti en niant être venu me voir à St-Anthony’s.
  
  Peut-être avait-il menti pour préserver des secrets vitaux pour la sécurité du pays, des secrets tellement importants que le simple fait de les divulguer pouvait provoquer un désastre. Mais j’en doutais.
  
  Hawk avait menti. Et, peut-être par inadvertance, il avait donné aux Russes une possibilité de me faire la peau. Sécurité nationale ou pas, il n’y avait pas d’excuse à cela.
  
  Conclusion : pas question d’informer Hawk. Pas question, même, de l’appeler et de lui parler de mon entrevue avec le sénateur.
  
  Seulement cette conclusion soulevait un autre problème. Que faire de la grosse outre que j’avais sous les yeux ? Que faire d’Allen Pierson, de Donald Stanton, de Leland Hutchings et de John Pesco ?
  
  Sur un point, la grosse outre avait vu juste. Si je me pointais au ministère de la Justice avec sous le bras un petit calepin noirci de ses aveux, ces messieurs le flanqueraient immédiatement à la corbeille pour des questions de légalité. Il avait craché ses confessions sous la contrainte. J’étais entré chez lui par effraction, je l’avais menacé d’une arme et même légèrement blessé. Il était en droit de porter plainte.
  
  Je ne cherchais pas à m’en prendre au système. Il était essentiel de protéger la sécurité et les droits des citoyens mais pas au prix d’un risque vital pour la sécurité du pays. En temps de guerre, on ne se pose pas la question de savoir si les traîtres notoires ont des droits. Même des innocents sont sacrifiés au profit des intérêts communs.
  
  « Basta pour les considérations philosophiques ! me dis-je en moi-même. Mon vieux Nick, te voilà avec une sale affaire sur les bras. » À la minute où j’aurais posé pied dans la rue, même après avoir bousillé l’installation téléphonique, je savais que le sénateur Lou Barker allait avertir les quatre hommes qu’il venait de dénoncer. Il jouerait les victimes et me collerait la justice sur le dos. Cela ne ferait qu’ajouter à l’imbroglio que j’avais découvert en le rendant encore plus difficile à dénouer.
  
  Ce n’était pas mon genre de faire du tort aux innocents, même dans l’intérêt du pays mais, selon ses propres aveux, le sénateur était tout sauf un innocent. Il mangeait à la gamelle des Russes. Est-ce que vraiment les informations qu’il leur donnait se trouvaient toutes dans les bibliothèques publiques ? J’en doutais un peu. Notamment en ce qui concernait celle de l’hôte secret que Felicia Starr avait caché dans le cottage de son ancien amant.
  
  Grâce à lui, j’avais bien failli me trouver aux premières loges du feu d’artifice sur la Patuxent River. Et quel rôle avait-il joué dans les fuites grâce auxquelles Martin Steel avait pu m’attendre à la porte de cet ascenseur avec un mortier lourd dans la main ? Et dans la visite nocturne du tueur en blanc ?
  
  Ce bibendum que les Américains avaient honoré de leurs suffrages était bel et bien au centre du panier de crabes. Je ne pouvais pas continuer à le laisser semer le désordre, à mettre le pays en danger.
  
  Le tiraillement de mon ventre n’avait pas grand-chose à voir avec la blessure que m’avait infligée Martin Steel. Il était essentiellement dû à la décision que je venais de prendre.
  
  — Merci, monsieur le Sénateur, dis-je tout en laissant Wilhelmina pointée sur sa grosse tête ronde. Je suis navré de vous avoir mis dans une situation si embarrassante et si inconfortable. Mais, maintenant, vous pouvez être tranquille. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-il encore.
  
  La balle partit avec un « plop » étouffé.
  
  Je vis le gros trou sanglant sur son front. Je vis le plâtras glaireux de cervelle, d’os et de cheveux s’étaler sur le velours du fauteuil. Je vis les petits yeux porcins ribouler d’effarement et d’incrédulité puis se refermer à tout jamais.
  
  Avant de sortir, je fis un crochet par les toilettes du rez-de-chaussée et y restituai tout ce que j’avais mangé depuis vingt-quatre heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Il existe, selon moi, un certain nombre de pulsions auxquelles aucun être humain n’est capable de résister. L’une de ces pulsions consiste à tout faire pour se fourrer dans le pétrin lorsqu’on se sent coupable ou déprimé. Et dire que je me sentais coupable et déprimé serait, honnêtement, donner une image bien faible de la réalité.
  
  C’est pourquoi, en ressortant de la grosse maison du gros sénateur, je ne pus résister à l’envie de passer devant mon appartement officiel. Connaissant Hawk, je savais qu’il faisait surveiller la maison. Mais mon orgueil m’aveuglait complètement. Je me croyais invincible, capable de déjouer toutes les surveillances.
  
  Naturellement, je me trompais. On se trompe toujours quand on se prend pour Superman.
  
  Je venais de passer devant la porte lorsque je repérai dans mon rétro la petite Jaguar rouge qui était l’un des instruments de travail favori de N6. L’agent de l’AXE que je connais exclusivement sous ce nom de code est celui qui me remplacera dans les rangs des tueurs d’élite le jour où un quelconque Martin Steel réussira à faire mouche entre mes deux yeux.
  
  J’étais fatigué, ma blessure me tenaillait et il fallait que je sème N6. Rude besogne. Il avait parfaitement reconnu ma TR7 gris ardoise, bien que je l’utilise à peu près aussi souvent que mon appartement secret.
  
  Le problème se posait donc en des termes très simples : Opérer la jonction entre le point A (mon appartement officiel) et le point B (mon appartement secret) en évitant toute rencontre entre le vecteur a (N6) et le vecteur b (Superman). La course-poursuite fut mémorable et le taux d’usure du macadam de Washington dut en être singulièrement accéléré. Je n’essaierai même pas de dénombrer combien de fois où nous évitâmes les collisions mortelles à des intersections ou sur des places encombrées. Malgré ma mémoire d’éléphant, je suis incapable de m’en souvenir. L’ennui, c’est que j’étais tout aussi incapable de semer N6. Premièrement, il était nettement plus frais que moi. Deuxièmement, sa Jag était plus puissant et plus rapide que ma TR7 et, surtout, elle accrochait beaucoup mieux le pavé. Il fallait que je trouve rapidement un truc. J’en trouvai un, plutôt risqué.
  
  Dans un crissement de pneus, je stoppai devant l’Holiday Inn de Thomas Circle, abandonnai ma voiture, fonçai dans un ascenseur de sinistre mémoire et montai au septième étage. Prudemment, je redescendis à pied jusqu’à la petite chambre 605, au bout du couloir de l’étage inférieur, utilisai une carte de crédit plastifiée pour entrer dans la pièce et refermai la porte sans un bruit.
  
  Les rideaux étaient ouverts sur une aube blafarde. Je fis le tour de la chambre, constatai – comme je m’y attendais un peu – que le lit n’était pas défait, puis visitai la salle de bains et le placard. Pas un chat. Cette fois, j’avais eu du nez : Staline-Steel avait probablement réservé la chambre pour plusieurs jours. Et, après notre petite rencontre de l’ascenseur, il n’était pas près de remettre les pieds dans l’hôtel.
  
  Par la fenêtre, je vis N6 ressortir du hall et faire le tour de ma TR7 en la reniflant comme un chien de chasse. Il lança ensuite un appel radio et, quelques minutes plus tard, une belle brochette d’agents débarquaient sur les lieux. Je vis bientôt la limousine noire de Hawk se garer devant l’entrée et crus sentir l’odeur pourrie de son cigare lorsqu’il sortit de voiture, les dents serrées sur un crapulos humide. Il alla jeter un rapide coup d’œil à la TR7 puis embrassa du regard les fenêtres de l’hôtel. Mais je savais ce qu’il pensait. Il était persuadé que N3 s’était déjà éclipsé par la sortie de service et avait sauté dans un taxi.
  
  Le plus dangereux pour moi était de voir l’un des acolytes de Steel entrer dans la chambre. Steel lui-même, j’en doutais, mais l’un de ses hommes de main, l’hypothèse n’était pas à exclure.
  
  Une heure plus tard, la rue, en bas, était dégagée. Un camion-grue vint chercher ma petite Triumph. Je savais qu’on me la garderait au chaud à la fourrière municipale et que je la reverrais un jour. Mais quand ?
  
  Je m’allongeai pour souffler sur le lit du tueur et traçai des plans pour mon action à venir.
  
  J’avais abattu un sénateur américain. Les rotatives devaient déjà être en marche dans le monde entier. Dans une heure, le premier éditorial de la journée allait nous donner « tous les détails de l’affaire ».
  
  Ce qui me chagrinait c’était que le monde entier puisse considérer le sénateur Lou Barker comme l’innocente victime d’un tueur sanguinaire. Il était évident à mes yeux, que sa mort passerait pour un assassinat politique.
  
  Ma seule chance, me dis-je, était d’appeler Felicia Starr, de lui expliquer ce qui s’était passé et d’espérer que son journal accepterait de publier ma version des faits.
  
  En ce qui concernait les trois autres – Allen Pierson, Donald Stanton, Leland Hutchings et John Pesco –, il ne restait plus qu’une solution : les descendre froidement comme des bouteilles de bière alignées sur un stand de foire. Mais, avant cela, il fallait leur extirper toutes les informations qu’ils détenaient. Je voulais qu’ils me donnent les noms de leurs contacts russes avant de mettre un terme à leur félonie.
  
  Il ne s’agissait pas, loin de là, d’une simple question de Vengeance pour la pastille que j’avais prise dans le flanc. Je savais qu’après cinq ans d’absence, la visite de Martin Steel aux USA ne pouvait qu’être liée au programme de missiles et à l’arrivée prochaine de la mission de contrôle envoyée par Moscou. À l’évidence, le commerce des secrets militaires était beaucoup plus actif depuis qu’il avait posé le pied sur le sol de notre pays.
  
  Le plus atterrant était de voir que le sénateur et ses amis avaient vendu des renseignements en les jugeant sans conséquence, sans se rendre compte que chaque bribe d’information communiquée apportait de l’eau au moulin de Martin Steel et, de ce fait, constituait une menace pour ma vie et pour notre programme d’équipement en missiles.
  
  Et quel jeu jouait Hawk dans cette histoire ? Se laissait-il abuser par les marchands de secrets ? Barker ou Pesco l’avaient-ils appelé après mon agression dans l’ascenseur pour lui dire que mon action provoquait des remous dans des secteurs particulièrement névralgiques ? Était-ce pour cette raison qu’il m’avait menti en prétendant ignorer que je me trouvais à St-Anthony’s Hospital ? À moins peut-être, que feu le sénateur et ses amis ne soient parvenus à lui Cacher la vérité… Non. Invraisemblable.
  
  De toute manière, Hawk était venu dans ma chambre. Je l’avais vu.
  
  Bien, pour le moment, j’étais en lieu sûr. Je savais que je ne remettrais jamais les pieds dans cette chambre. Peu m’importait donc de griller mon repaire en utilisant le téléphone. J’appelai Felicia en premier. Elle était chez elle.
  
  — Ne posez pas de questions, lui dis-je. Allez chercher de quoi prendre des notes.
  
  Je lui racontai en long en large et en travers la mort du sénateur et lui demandai d’écrire un article en disant qu’elle tenait ses informations de sources politiques autorisées. Je lui dis également qu’il y aurait quatre autres exécutions semblables à celle du sénateur, sans lui donner les noms des intéressés. Pour des raisons un peu perverses, je voulais que Pierson, Stanton, Hutchings et Pesco transpirent à grosses gouttes en attendant ma visite. Ils comprendraient que le sénateur les avait dénoncés et qu’un sort similaire leur était réservé.
  
  Lorsque j’eus terminé ma longue histoire, Felicia me posa la question qu’elle m’avait déjà posée et que le sénateur, après elle, m’avait aussi posée :
  
  — Mais qui êtes-vous ?
  
  — Forest Créature, Woods Hunter, Jesse James, Robin des Bois… choisissez. Pour votre article, je suis une source politique autorisée. Et n’oubliez pas de dire à votre patron que cette « source autorisée » est l’homme qui est venu le voir la nuit dernière.
  
  — Comment ! Vous êtes allé voir Jordan ? Mais qu’avez-vous… ?
  
  — Il vous racontera lui-même quand vous irez travailler. Pour le moment sortez votre machine à écrire et commencez à me pondre votre papier. Croyez-moi, c’est une exclusivité.
  
  Je lui laissai mon numéro avant de raccrocher puis, composai le numéro spécial. Je savais que Hawk attendait mon appel devant un cendrier débordant de mégots pestilentiels. Je ne me trompais pas. Je connaissais Hawk à peu près aussi bien qu’il me connaissait.
  
  — Je suppose que c’est peine perdue, dit-il d’un ton désabusé, mais où êtes-vous ?
  
  — N6 ne vous a pas encore fait son rapport ? Je commençais à être fatigué de ce petit Washington by night et je me suis arrêté à l’Holiday Inn de Thomas Circle pour prendre une chambre.
  
  — Suffit, N3 ! L’heure n’est pas à la plaisanterie ! Puis-je savoir où vous en êtes ? Si ce n’est pas trop vous demander…
  
  Hawk l’ignorait mais j’avais besoin de prendre les choses à la rigolade sinon je risquais de vider mon sac sous la forme d’une tirade bien assaisonnée. La simple pensée qu’il pouvait être un traître, qu’il m’avait, en tout cas, menti au sujet de cette visite à l’hôpital, me rendait fou furieux. Et me torturait les intérieurs.
  
  Je lui racontai les aveux forcés du sénateur et sa fin peu glorieuse. J’étais sur le point de lui dire que j’avais demandé à Felicia d’écrire un article sur l’affaire lorsqu’il explosa.
  
  — Bon Dieu, Nick, mais vous êtes complètement cinglé ! Je vous avais dit de ne pas vous mêler de ces histoires de missiles ! Je vous avais donné pour mission de filer Martin Steel, un point c’est tout. Je…
  
  — Oui, vous m’aviez dit beaucoup de choses, répliquai-je vertement. D’ailleurs…
  
  J’eus tout à coup le sentiment que l’ordinateur n’allait pas tarder à me localiser. Je raccrochai et attendis cinq minutes avant de rappeler.
  
  — Écoutez-moi, Sir, repris-je, incapable malgré ma colère de manquer de respect au boss. Je ne veux pas entrer dans des discussions avec vous mais le sénateur m’a donné des noms. Des noms de personnalités qui ont vendu des renseignements aux Russes. Je vais leur rendre une petite visite.
  
  — Non ! beugla Hawk. Vous êtes en train de semer la perturbation dans un domaine redoutablement explosif. J’ai appelé le Président entre vos deux coups de fil. Je lui ai parlé du sénateur. Il est fou furieux. Il m’a expressément ordonné de vous démettre de l’affaire et de vous juguler de gré ou de force. Voici ses propres paroles : « Collez-moi cet imbécile sous les verrous si nécessaire, mais qu’il cesse immédiatement de mettre son nez là-dedans ! » Nick, si vous refusez d’entendre raison, je me verrai contraint de lancer un mandat d’amener contre vous. Alors, je vous en prie…
  
  C’était le comble. Je lui raccrochai au nez. Non par crainte d’être localisé par l’ordinateur mais parce que j’étais écœuré. Encore plus écœuré qu’après mon carton sur le gros sénateur.
  
  Ainsi donc la duplicité ne s’arrêtait pas à Hawk. Elle allait jusqu’au Bureau Ovale. La pourriture était partout. Une pourriture totale !
  
  Je réfléchis quelques secondes. À quel ordre allais-je désobéir en premier ? Fallait-il que j’aille d’abord rendre visite aux quatre hommes désignés par le sénateur Lou Barker, en espérant qu’ils me conduiraient aux autres rouages du complot ? Ou fallait-il que je me rende directement sur les bases de missiles, pour voir ce que Steel et ses amis russes y fricotaient ?
  
  Mon instinct me disait de commencer par les quatre traîtres. Je savais parfaitement qu’en m’en prenant à Pierson, Stanton, Hutchings et Pesco, j’allais déclencher une réaction en chaîne qui me donnerait de quoi m’occuper pendant deux ou trois cents ans avec mes précieux acolytes Wilhelmina, Hugo et Pierre. Je savais également que Staline-Steel comprendrait que j’étais vivant et que je ne lâchais pas le morceau.
  
  Même si Steel était occupé sur les missiles de l’Utah ou du Nevada, il allait nécessairement revenir en apprenant que son ennemi N® 1 était en train d’effacer ses contacts.
  
  Je traçai une croix à côté du nom de Pierson sur mon petit calepin noir, sortis de l’Holiday Inn et allai louer une voiture.
  
  
  Il n’y avait ni gardes, ni flics, ni chiens, ni clôtures électriques autour de la maison d’Allen Pierson dans Hampshire Knolls. Pas étonnant. Je fis cependant une inspection complète du secteur et n’y trouvai même pas la traditionnelle vieille dame en train de promener son chien que l’on place près des points chauds pour donner discrètement l’alerte.
  
  Pas étonnant, parce qu’il ne s’était rien passé. Dans la journée, après avoir loué ma voiture, j’étais rentré à mon appartement secret. J’avais dormi quelques heures, avalé un brunch copieux et j’étais sorti pour acheter le journal.
  
  D’après l’article du Times, le sénateur Barker avait été retrouvé mort chez lui par son majordome.
  
  Selon le médecin légiste, il avait succombé à un arrêt cardiaque.
  
  Très compétent, le légiste. Vu le trou que Wilhelmina lui avait fait dans le crâne, son cœur avait indiscutablement dû cesser de battre.
  
  J’appelai les bureaux du Times et demandai Felicia Starr. Une voix d’homme me répondit qu’elle était souffrante et n’était pas venue travailler. Je téléphonai chez elle. Pas de réponse. Je pris la voiture et fonçai à son appartement. Il était vide. Vraiment vide. Plus de meubles, plus de tapis, plus de tableaux aux murs, plus de scotch. Et, bien entendu, plus de Felicia.
  
  Je descendis à la cabine la plus proche et composai le numéro de Hawk.
  
  — Bravo ! fis-je d’une voix furieuse. Vous avez tout maquillé. Mais pourquoi a-t-il fallu que vous vous en preniez aussi à Felicia Starr. Elle n’a rien à voir dans cette affaire. C’est simplement un témoin extérieur.
  
  — Laissez tomber, Nick ! glapit Hawk. Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Tout ce que je sais, c’est que je dois vous intercepter et vous enfermer à Fort Belvoir. Ordre du Président. Vous vous aventurez sur un terrain extrêmement explosif, et…
  
  Je raccrochai. Il ne croyait pas si bien dire avec ses « explosifs ». Bon Dieu ! une organisation de traîtres était en train de mettre le pays à sac et tout ce que l’on trouvait à me dire était que la question des missiles était explosive, que la situation était explosive. J’étais sur le point de vomir une deuxième fois. Effectivement, la trahison était un business explosif. Je décidai que le meilleur moyen d’en venir à bout était d’appuyer sur le détonateur.
  
  Le gros problème, tel que je le voyais, ne se situait ni dans l’Utah ni dans le Nevada. Ce n’était ni la mission russe qui allait arriver, ni la mission américaine qui préparait son plan de travail. Le cœur du problème, pour le moment, se trouvait dans cette bonne vieille ville de Washington, District of Columbia.
  
  Une machination colossale était en train de s’échafauder. Une machination historique auprès de laquelle le scandale du Watergate ressemblerait à une espièglerie de gamins.
  
  Non seulement le Bureau Ovale était dans le coup mais aussi David Hawk et, par son intermédiaire, l’AXE, le plus secret des Services secrets financés par le gouvernement des États-Unis.
  
  Depuis le temps que je travaillais pour l’AXE, j’avais pu observer que, sur certains points, le pouvoir de David Hawk était supérieur à celui du Président.
  
  De deux choses l’une : soit Hawk était un traître, soit il se laissait mener par le bout du nez par des traîtres. Ce qui revenait au même. Il était passé dans l’autre camp.
  
  En allant tirer les vers du nez aux quatre hommes dénoncés par le sénateur Lou Barker, j’allais immanquablement découvrir d’autres noms.
  
  Je n’espérais qu’une chose : ne pas entendre prononcer le nom de David Hawk.
  
  Minuit venait de sonner lorsque j’eus terminé mon inspection des lieux. Mais je ne fus pas véritablement surpris de voir que le terrain était libre. On avait averti Pierson que l’homme qui avait tué le sénateur Barker avait reçu l’ordre de rentrer dans ses quartiers. On ne l’avait pas encore prévenu que l’homme en question refusait d’exécuter cet ordre.
  
  La maison de Pierson était la copie conforme d’environ deux mille autres maisons qui constituaient le quartier résidentiel d’Hampshire Knolls. Il y avait quelques différences extérieures, essentiellement dans les accessoires décoratifs mais, personnellement, je n’aurais jamais acheté dans ce coin. J’aurais eu trop peur les soirs de cuite de ne pas pouvoir distinguer mon petit chez moi de ses sosies.
  
  N’ayant bu que très raisonnablement, j’avais trouvé sans peine la demeure de Pierson. J’avais garé ma voiture de location à deux cents mètres de l’entrée. Presque toute la maison était dans le noir. Seule un peu de lumière filtrait à travers un store sur la façade arrière, en provenance de ce qui me parut être le cabinet de travail. Pierson faisait des heures supplémentaires. Peut-être était-il occupé à compter les sous que les Russes lui versaient en échange de quelques tuyaux.
  
  Je choisis de faire une entrée spectaculaire. D’abord, pour l’effet de surprise, ensuite parce que je voulais que les préposés au maquillage aient du mal à faire passer la mort de Pierson sur le compte d’un arrêt du cœur. Wilhelmina au poing, je pris mon élan et fonçai vers la fenêtre.
  
  Je traversai store et fenêtre dans un vacarme de verre pulvérisé, exécutai un saut périlleux en évitant de justesse une table basse de noyer et me relevai au milieu de la pièce pour découvrir devant moi un grand escogriffe en peignoir et pyjama avec un visage long comme un jour sans pain. Pierson était assis dans un fauteuil style conquête de l’Ouest, un classeur sur les genoux, un porte-documents ouvert à ses pieds. Je pointai Wilhelmina au niveau de ses sourcils broussailleux.
  
  — Vous savez ce que je veux, annonçai-je d’une voix grinçante. Vous avez exactement trois minutes pour parler.
  
  J’imaginai qu’il faudrait entre quatre et cinq minutes pour que les voisins préviennent les flics du quartier et que ceux-ci débarquent sur les lieux. Je m’accordais donc une marge d’une à deux minutes pour filer.
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? déglutit Pierson en biglant mon Lüger d’un œil dilaté.
  
  Il savait ce qui était arrivé à Barker et comprenait parfaitement ce qui était en train de lui arriver. Bêtement, il essayait de gagner du temps. Logique, ce temps lui appartenait.
  
  Je gaspillai donc une minute de son précieux temps à lui exposer comment j’avais aidé le sénateur à avoir sa crise cardiaque et lui révélai qu’avant de passer de vie à trépas, ce dernier m’avait donné le nom des quatre intermédiaires grâce auxquels il entrait en contact avec ses clients soviétiques.
  
  — Maintenant, conclus-je, je veux les noms de tous vos contacts à vous, ceux des Russes et celui de l’homme qui traite directement avec eux. Il vous reste une minute et cinquante secondes.
  
  Il était beaucoup plus bête que je ne l’aurais cru. Logique, Pierson étant l’échelon le plus bas, ce devait être le moins futé. S’il avait été plus futé, il se serait trouvé à la place du sénateur.
  
  En agitant dans tous les sens ses longs abattis décharnés, il se mit à hurler d’une voix stridente et scandalisée que tout citoyen américain avait légalement droit au respect de la vie privée, que j’avais commis une violation de domicile, etc. Il avait parfaitement raison, à un détail près : en se rendant coupable de haute trahison, il s’était ipso facto déchu de ses droits de citoyen.
  
  — Qui que vous soyez, poursuivait-il d’une voix suraiguë, je vous enverrai à la potence. Ce quartier résidentiel est remarquablement surveillé. La police sera ici dans quelques instants. Et si vous croyez vous en tirer avec quelques années de prison, espèce de salopard, vous pouvez compter sur moi pour…
  
  Wilhelmina lui cloua le bec en jappant par deux fois. Je n’avais pas mis le silencieux. Les deux projectiles traversèrent la pièce dans un sifflement rageur et j’eus l’impression que même la tapisserie des murs se mettait à trembler. La bouche d’Allen Pierson s’ouvrit comme celle d’une tête de massacre. Il cessa net de brasser l’air à l’aide de ses deux interminables membres supérieurs et se palpa le corps. Il était encore entier, et pour cause, j’avais logé mes balles dans l’encadrement de la fenêtre défoncée.
  
  — Une minute et cinq secondes ! dis-je d’une voix sans timbre.
  
  — Vous ne pouvez pas faire ça ! rugit Pierson, achevant de se détraquer les cordes vocales. Je… je ne comprends pas de quoi vous parlez ! Si c’est de l’argent que vous voulez, j’en ai.
  
  — Je sais que vous en avez, lâchai-je d’un ton mordant. Les dollars qui sortent des coffres du Kremlin ne m’intéressent pas. Il vous reste encore quarante-cinq secondes.
  
  Il choisit de gaspiller ces quarante-cinq secondes en nouveaux glapissements accompagnés de moulinets de bras. À la fin du compte à rebours, j’empochai Wilhelmina et, d’un petit coup de poignet, libérai Hugo de son étui de chamois. Cela fait, j’empoignai Pierson par la peau de son long cou maigre, le propulsai à travers la fenêtre défoncée et sautai derrière lui.
  
  Le temps commençait à presser. Les fenêtres s’éclairaient dans les pavillons standard du quartier ainsi qu’à l’étage de la maison de Pierson.
  
  Je lui enlevai son peignoir. En fait, je le découpai en lanières à l’aide de la lame effilée de Hugo. Je fis de même avec son pyjama puis poussai l’homme vers la clôture qui séparait son arrière-cour de la propriété voisine. Je trouvai un petit banc de fer forgé, grimpai dessus, puis hissai au-dessus de ma tête mon fardeau nu, pestant et gesticulant et l’assis sur son derrière pointu au sommet de la haute clôture. Lorsque je le lâchai, ses longs doigts osseux s’agrippèrent à la barre du haut, et je repoussai le banc.
  
  J’expliquai ensuite à Pierson qu’il restait quatorze balles dans le chargeur de Wilhelmina et que, lorsque je l’aurais vidé dans son corps squelettique, sa cervelle et ses tripes iraient servir d’engrais au jardin du voisin. Il se décida enfin à se mettre à table. (Si j’ose me permettre cette image, vu l’inconfort de sa position.) Je l’écoutai impatiemment. Une sirène approchait en vrombissant. Les flics avaient été prévenus et, en bons flics qu’ils étaient, ils venaient faire ce que leur demandaient les honorables citoyens d’Hampshire Knolls : la chasse à l’intrus.
  
  Pierson ne m’apprit rien de plus que ce que m’avait révélé le sénateur. Étant donné son poste de sous-fifre, je m’y attendais un peu. Il avoua son rôle dans le complot, me sortit le même boniment que Barker en me jurant ses grands dieux que les renseignements qu’il avait passés se trouvaient dans toutes les bibliothèques et me supplia de le laisser en vie.
  
  J’avais envie de me laisser convaincre et d’épargner ce minable. La nausée me monta une fois de plus à la gorge lorsque je songeai à ce que je devais faire, à ce que j’avais promis de faire. Puis la nausée fit place à la colère. Colère contre Hawk et contre le sénateur. Colère contre le Président. Colère devant la manière dont ils avaient maquillé la mort de Barker. Colère devant le cancer de la trahison qui rongeait les plus hautes sphères du pays et que je ne parvenais pas à circonscrire seul.
  
  Mon doigt se crispa sur la détente de Wilhelmina et ne la relâcha pas. Le Lüger cracha tout le plomb qu’il contenait avec des détonations dont l’écho se répercuta dans tout le voisinage. Le corps osseux de Pierson sautait au sommet de la clôture comme un poisson échoué sur une plage puis il se détendit et pirouetta dans les airs avant de retomber chez son voisin. Au moment où, tel un pantin désarticulé, il disparaissait de ma vue, j’entendis dans mon dos un long cri d’horreur. Je me retournai et vis sous la véranda une très jolie femme en chemise de nuit.
  
  Elle venait d’assister, témoin impuissant et pétrifié, à la fin atroce de l’homme qu’elle aimait.
  
  En la regardant, je me dis que jamais cette femme ne voudrait croire à la trahison de son mari. Toute sa vie, elle me prendrait pour un monstre sanguinaire.
  
  Des mots creux sur la défense de la sécurité du pays me bourdonnèrent dans les oreilles. Inutilement. Je me sentais dans la peau d’un tueur sans aveu. Je n’étais même plus concerné par la sirène maintenant toute proche. Que les flics viennent ! c’était le cadet de mes soucis. Qu’ils dégainent tous ensemble leurs 38 Specials, qu’ils me tirent comme un lapin et m’apportent la délivrance !
  
  La délivrance de cette pourriture contre laquelle j’étais seul à lutter, de cette chimère que je poursuivais. Et ma mission ? La mission que je m’étais juré de mener à bien contre Hawk, contre le Président, contre tous !
  
  D’un sprint, je traversai le jardin, passai devant la femme qui me regardait filer en me transperçant les tympans de ses hurlements déchirants, trois maisons, un jardin obscur, un saut par-dessus une clôture basse et la rue. Je soufflai, fis le tour du pâté de maisons et sautai dans ma voiture au moment où deux véhicules de police s’arrêtaient dans un crissement de pneus devant la porte d’Allen Pierson, à deux cents mètres de là.
  
  Je démarrai, reculai dans une allée et partis dans l’autre sens. J’attendis un peu plus de six cents mètres avant d’allumer mes feux.
  
  La nausée était toujours là et je ne parvenais plus à rassembler suffisamment de rage pour lui tenir tête. J’étais écœuré non seulement de ce que je venais de faire mais de ce que j’allais continuer à faire.
  
  Il me restait trois hommes à tuer avant l’aube.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Depuis mon entrée au service de L’AXE, jamais je n’avais connu une nuit aussi sanglante.
  
  Bien sûr, il m’était arrivé de descendre beaucoup plus de monde en une seule fois, mais dans des circonstances très différentes. Quand vous vous trouvez seul face à une horde d’ennemis armés, vous tirez et, si vous faites mouche, un homme tombe. Mais ce n’est qu’une cible.
  
  Seulement par cette nuit d’été, à Washington, mes victimes n’étaient pas des cibles. J’étais face à eux, je leur parlais, ils étaient désarmés.
  
  J’avais beau me dire que ces hommes étaient des traîtres, que je devais les éliminer, et les éliminer de cette manière – pour que d’autres traîtres ne maquillent pas leur exécution en mort naturelle afin de cacher aux Américains la félonie qui ravageait leur capitale –, il ne m’était pas facile de presser la détente.
  
  Après Pierson, c’était le tour de Stanton. Donald Stanton, délégué spécial de la présidence auprès de la commission de l’Énergie atomique, était dans une position de choix pour donner aux Russes toutes les informations qu’ils désiraient connaître. Je doutais, cependant, qu’il fût la pièce maîtresse du complot.
  
  Mais il était haut placé et devait disparaître. Il vivait dans un appartement à moins de cinq cents mètres de la Maison Blanche.
  
  Je savais que des coups de feu dans ce secteur allaient faire sortir de leur tanière tous les Services secrets, FBI, CIA, police de Washington, etc., en un mot, tous les membres des organisations globalement baptisées « forces de l’ordre » et qui assument la glorieuse mission de protéger la vie des hommes et, par-dessus tout, celle de leur Président. La liquidation de Stanton était la plus dangereuse. C’est pourquoi je décidai de continuer par elle. Une manière comme une autre de m’offrir en cible.
  
  Si je devais me faire avoir, autant que ce soit tout de suite, en allant chez Stanton. Cela m’épargnerait deux autres meurtres répugnants, celui de Hutchings et celui de Pesco.
  
  En me rendant à la résidence urbaine (pour employer le terme officiel sous lequel on désigne les appartements des messieurs haut placés) de Stanton, je fis halte dans un drugstore de nuit pour acheter trois grands morceaux de carton, une boîte de marqueurs et une pelote de ficelle. Je retournai à ma voiture et, utilisant le volant en guise de pupitre, façonnai trois pancartes sur lesquelles j’écrivis :
  
  CET HOMME A ÉTÉ EXÉCUTE POUR CAUSE DE HAUTE TRAHISON
  
  En lettre plus petites, je donnai les noms des autres traîtres, en commençant par celui du sénateur Lou Barker, puis je signai « Forest Créature ». Si Felicia était encore dans le circuit, elle comprendrait. Je pensais pouvoir lui faire confiance pour déjouer les manigances des milieux officiels et réussir à faire imprimer la vérité dans son journal.
  
  Je n’oubliais pas Felicia et j’avais la ferme intention de retourner voir Jordan Alman afin de lui demander pourquoi et comment on lui avait cloué le bec. Mais, pour le moment, la chasse aux traîtres avait la préséance.
  
  Il me fallait, premièrement, éliminer les traîtres que je connaissais, deuxièmement, démasquer les autres et, troisièmement, découvrir la liaison entre le complot et la mission de contrôle soviétique. Car, maintenant, tout indiquait clairement que l’arrivée de Staline-Steel deux semaines avant celle des techniciens de Moscou n’était pas le fait du hasard.
  
  Je garai ma voiture bien en évidence dans Pennsylvania Avenue, juste en face de Blair House, de l’autre côté de la Maison Blanche. Je plaçai derrière le pare-brise une carte de la CIA que j’ai toujours sur moi histoire d’éviter les ennuis avec la fourrière et fis à pied les quelques centaines de mètres qui me séparaient de la maison de Stanton. Il faisait nuit noire, ce qui est chose courante à 1h30 du matin.
  
  Chose courante également, il y avait un gardien. Comme je n’avais aucune raison de lui chercher querelle, j’entrai dans la loge le sourire aux lèvres puis, après lui avoir raconté quelques balivernes, ressortis en laissant tomber un Pierre chargé d’une cartouche soporifique. De l’extérieur, je le regardai s’effondrer et fermer ses petits yeux pour un gros dodo d’au moins une heure.
  
  Je montai ensuite à l’appartement de Stanton. Après avoir enfoncé la porte d’un coup de pied, je le tirai du lit, invitai sa maîtresse à s’habiller puis à aller se faire voir ailleurs, et lui mis le marché en main :
  
  — Vous avez trois minutes pour m’exposer la nature exacte de vos rapports avec les Russes et pour me donner tous les noms que vous connaissez, notamment ceux des contacts soviétiques.
  
  — Qui êtes-vous ? me demanda-t-il.
  
  Il me semblait avoir déjà entendu cette question quelque part.
  
  Stanton était un homme grand et solidement musclé. Il me déplut immédiatement avec ses airs de monsieur qui donne des ordres et n’a pas l’habitude d’en recevoir. Mais force me fut de reconnaître que, même en caleçon, il ne manquait pas d’allure.
  
  Malgré mon antipathie, j’étais tout disposé à l’épargner s’il me répondait dans le temps imparti. Mais il venait déjà de gaspiller vingt précieuses secondes et j’eus l’impression qu’il allait me falloir le faire parler sous la contrainte, puis vider mon chargeur dans son beau corps d’athlète.
  
  — Je recommence le compte à rebours à zéro, dis-je en posant le doigt sur le chrono de ma montre à quartz.
  
  Je lui racontai sans rien omettre, mes visites à Barker et Pierson et lui dis qu’il pourrait avoir la vie sauve s’il faisait bon usage des trois minutes. Je fis partir le chrono.
  
  — Qui êtes-vous ? répéta-t-il. Que pensez-vous obtenir de moi en faisant irruption de la sorte et en me brandissant cette espèce de revolver sous le nez ? D’abord, comment se fait-il que le gardien vous ait laissé entrer. Mais, ma parole, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Figurez-vous que… etc.
  
  Décidément, Pierson n’était pas le seul à avoir la comprenette difficile. Je rechargeai mon Lüger.
  
  J’appuyai sur la détente. La balle lui emporta environ le tiers de l’oreille gauche et alla se ficher dans le mur du somptueux salon en éparpillant sur son passage des particules sanglantes de chair et de cartilage. Ayant refusé de se mettre à son aise dans l’un de ses confortables fauteuils Sheraton, Stanton se tenait debout près d’un secrétaire à éléments. Son hurlement et la déflagration de Wilhelmina se fondirent dans une harmonie lugubre. Mais je doutais que le voisinage puisse profiter du concert. Pour ne pas l’en priver, j’allai ouvrir une fenêtre donnant sur la rue avant de tirer un second coup de feu.
  
  Le projectile lui emporta environ un tiers de l’oreille droite.
  
  Cette fois, les hurlements de l’homme et les détonations de l’arme retentirent dans la Quinzième rue. Je ne souhaitais qu’une chose : que leur écho se propagent jusqu’à la Maison Blanche et, plus précisément, jusqu’aux quartiers des Services secrets.
  
  — Deux minutes et dix-huit secondes, annonçai-je. Si tu commences tout de suite à cracher le morceau, je t’accorderai peut-être un délai supplémentaire. Alors, à toi de jouer, espèce de fumier !
  
  Il avait les deux mains collées sur les oreilles comme quelqu’un qui refuse obstinément d’entendre la voix de la raison. Du sang filtrait entre les doigts de ses puissantes mains. Mais ce qui m’intéressait se passait dans ses yeux. L’intelligence se lisait dans ses prunelles brunes surmontées par des sourcils réguliers, manifestement taillés et entretenus. C’était vraiment un beau spécimen, avec quelque chose d’altier, de princier même. Il devait certainement faire des ravages chez ces dames. Dommage pour elles qu’il ait été aussi têtu.
  
  Je compris tout à coup que je ne pourrais pas lui accorder de délai, et peut-être même pas les trois minutes promises. J’avais ouvert la fenêtre trop tôt et ici, en plein cœur de la capitale, les hommes des services secrets étaient beaucoup plus rapides que de vulgaires flics de quartier.
  
  Je pressai la détente et, pour la troisième fois, Wilhelmina cracha une once de plomb chaud. Trois phalanges de sa main gauche volèrent dans la pièce. Sans hésiter, j’ajustai sa main droite et Wilhelmina jappa. Meilleur : quatre phalanges.
  
  L’allure princière de Stanton n’y résista pas. Il se mit à courir dans la pièce en gesticulant et en poussant des cris comme une bête dévorée par une vermine malfaisante. Il pleurait, jurait, beuglait et ce sinistre vacarme se déversait par la fenêtre dans les rues paisibles de Washington.
  
  — Parle ! aboyai-je pour me faire entendre. Mais parle, nom de Dieu !
  
  Je transpirais de tension et de dégoût. La moiteur de ma paume m’empêchait d’avoir une bonne prise sur la crosse de Wilhelmina. Une sorte de trac s’empara de moi et je me mis à trembler. Ce n’était pas la crainte d’être pris par les services secrets. À ce moment-là, j’aurais presque souhaité me faire arrêter. J’avais peur de moi-même, peur de ce que j’étais en train de faire. Je me sentais encore plus monstrueux que ce monstre humain qui faisait la danse de Saint-Guy sous mes yeux.
  
  Cette vision me soulevait le cœur. J’allais foncer vers la porte, m’enfuir, le laisser là, tout plaquer, lorsqu’il se mit à parler. Il continuait à tourner autour de la pièce en sautillant et en poussant par intermittence de longs hurlements d’animal blessé à mort mais parvint, par vagues successives de paroles saccadées, à me déglutir les renseignements que je lui demandais.
  
  Son contact russe était un fonctionnaire de l’ambassade soviétique du nom de Natoly Dobrinka.
  
  L’intermédiaire par lequel il faisait parvenir les informations à Dobrinka était Harold Brookman, un proche collaborateur du secrétaire à la Défense.
  
  Loin de cesser, ma transpiration augmentait. Harold Brookman ! Très très gros gibier. En tant que bras droit du secrétaire à la Défense, il avait accès à des informations top secret que même le Président ne connaissait pas. Mais son information était tributaire de l’action des autres Départements. De toute évidence, Brookman était le pivot du complot. Il drainait les données transmises par les autres, y ajoutait les siennes propres et pouvait ainsi réaliser une synthèse des renseignements qui présentait le plus grand intérêt pour l’ennemi.
  
  — C’est Brookman le chef ? demandai-je. Où y a-t-il quelqu’un au-dessus ?
  
  — Je ne sais pas ! hurla Stanton. Mais vous, bon Dieu ! qui êtes-vous ?
  
  Je ne répondis pas. J’avais ce que je voulais savoir et le bruit des sirènes déchirait le silence de la nuit. J’eus un sentiment de pitié pour Stanton. Son calvaire devait être insupportable. Je lui donnai rapidement le coup de grâce.
  
  Il resta encore cinq bonnes secondes debout, le crâne défoncé par le projectile. Puis il tituba et roula sur le tapis. Fini la peur et la souffrance, fini le maintien altier, fini l’espionnage. Je déposai une pancarte sur son abdomen plat et musculeux et lui passai la ficelle autour du cou. Quel gâchis, me dis-je. Tout cet argent et toute cette peine fichus en l’air pour nourrir et éduquer un traître, abattu comme un chien galeux !
  
  Pas question de repartir par où j’étais venu. La Quinzième Rue était bourrée de véhicules banalisés et le hurlement croissant des sirènes annonçait l’arrivée imminente des voitures-pies de la police municipale.
  
  Je fonçai jusqu’au dernier étage et sortis par la trappe des ramoneurs. En sautant de toit en toit, je traversai tout le corps de bâtiment et redescendis par un escalier de secours qui donnait sur K Street. Je courus jusqu’à la Dix-septième, bifurquai en direction du centre commercial et regagnai ma voiture devant Blair House. Après avoir empoché ma carte de la CIA, je m’installai au volant et attendis que mes tremblements soient calmés avant de prendre Pennsylvania Avenue en direction de Georgetown.
  
  
  Hutchings, secrétaire du président de la commission sénatoriale à l’Énergie nucléaire, habitait une villa du XVIIIe siècle, au nord-ouest de Georgetown, dans une rue paisible, d’un quartier paisible District of Columbia. Séparée de l’agglomération de Washington par la Rock Creek Gorge, Georgetown est une petite localité à part entière dont l’existence remonte à la naissance des États-Unis. C’était là que vivait Benjamin Franklin, lorsqu’il n’était pas occupé à Paris à essayer de caramboler ces dames. L’Exorciste avait opéré à Georgetown.
  
  Cette nuit-là, c’était un exorciste d’un autre acabit qui entrait dans Georgetown.
  
  Leland Hutchings était encore plus borné que Donald Stanton, ce qui me facilita son exécution. S’il avait été prévenu que le meurtrier du sénateur Barker avait été rappelé dans ses quartiers, il n’en avait apparemment rien cru. Toutes lumières éteintes, il attendait dans son salon, le fusil à la main. Calibre 12. De quoi m’emporter beaucoup plus que le tiers d’une oreille !
  
  Mais il était sans doute encore plus con que borné. Il montait sa garde la cigarette au bec. À travers les rideaux, je vis un rougeoiement dans la pièce au moment où il pompa une bouffée nerveuse. Coup de chance, tout de même, ce n’est qu’au troisième tour de pâté de maisons que je vis briller la lueur incandescente de sa cibiche.
  
  Ma première idée fut de lui balancer un Pierre soporifique par la fenêtre mais je n’avais pas le temps de poireauter une heure. J’avais encore John Pesco à voir. Et, si l’aube ne me prenait pas de vitesse, je n’écartais pas l’idée d’une petite visite à Harold Brookman et à Natoly Dobrinka. Sans oublier les autres espions que Hutchings pourrait éventuellement dénoncer. La nuit risquait d’être plus longue et plus meurtrière que prévu.
  
  Ma seconde idée fut de faire une entrée fracassante comme chez Pierson.
  
  Mon atterrissage dans la pièce fut accueilli par une déflagration assourdissante. Tous les nerfs de Hutchings avaient dû se crisper sur la détente. Mon plongeon se termina contre le mur du fond. Il dut m’entendre car il cessa de mitrailler dans tous les coins et mit en joue dans ma direction.
  
  Le fusil tonna. La chevrotine projeta des éclats de plâtre jusque dans la chambre à coucher où j’avais foncé tête baissée. Je n’avais même pas essayé de savoir s’il avait ou non un fusil à canon double. Il existe maintenant tellement de modèles d’automatiques qu’on ne peut plus s’y retrouver.
  
  Hutchings avait un fusil à canon double. Seulement, il n’avait plus de cartouches. Bien involontairement, je lui avais fait suffisamment d’effet pour qu’il vide toutes ses munitions. Et il n’eut même pas le réflexe enfantin de me laisser le deviner. Il se rua dans la chambre en faisant tournoyer son fusil au-dessus de sa tête.
  
  Je me glissai dans un coin, histoire de le laisser se fatiguer un peu. Il assenait des coups de crosse dans les murs, les fenêtres, les meubles, les tableaux, le lit. Il parvint même à faire voler un miroir en éclats. Tout y passa dans la pièce sauf moi. La tension de l’attente avait dû lui monter au cerveau et maintenant tout partait d’un seul coup et n’importe comment.
  
  — Je vais t’écrabouiller la gueule, espèce de salopard ! rugit-il en fracassant celle d’un de ses ancêtres qui trônait dans un cadre en bois. Tu crois me tirer les vers du nez, hein ? Mafioso ! Repasseur ! Valet du capitalisme ! Tu vas voir ce que c’est que le marxisme ! Je vais te le faire entrer dans le crâne à coups de crosse !
  
  Et, sans cesser de massacrer ses biens dans des moulinets enragés, il entreprit de m’inculquer la doctrine du Parti. La solide crosse de son arme commençait à voler en éclats mais il continuait à tout massacrer dans la pièce. Je commençais à redouter d’être blessé accidentellement par une projection de verre. De toute manière, j’avais catalogué mon client. C’était un fanatique fini. Même en lui rectifiant le tiers des oreilles, des mains, des pieds et de l’appendice nasal, je n’avais aucune chance de le faire parler.
  
  La balle n’était pas encore logée dans son cerveau qu’il se figea sur place en entendant le jappement sec de Wilhelmina. Il lâcha le canon de sa pétoire et ses yeux se dilatèrent de surprise.
  
  — Bien des choses à ton ami Joseph, lui dis-je au moment où il s’écroulait.
  
  Joseph Staline, bien sûr. Mais inutile de le préciser, il n’entendait déjà plus.
  
  Je lui accrochai la pancarte au cou. J’étais déjà dehors lorsque la clameur des premières sirènes se mit à trouer la nuit. Pour être sûr que les flics ne se tromperaient pas d’adresse, je repassai dans le jardin de devant et tirai quatre coups de feu bien distincts et bien espacés.
  
  Il était 2 h 30 précises lorsque je garai ma voiture de location à quelque huit cents mètres de la résidence de John Pesco. Il vivait à quelques kilomètres du parc zoologique national de Barnaby Woods au bord de la Rock Creek Gorge. Le style de sa maison, un hôtel particulier à l’architecture capricieuse, collait à son rang comme un gant de caoutchouc à la peau de la main.
  
  Sa fonction de secrétaire général de la Maison Blanche avait fait de lui l’une des personnalités les plus en vue du pays. Il avait pratiquement remplacé l’attaché de presse du Président. En un mot, c’était une célébrité populaire bien connue de tous les téléspectateurs américains. C’était un peu cette popularité excessive qui avait poussé le Président à le nommer conseiller principal de Charles Ajax. Une manière comme une autre de ramener sur lui les feux de la rampe en poussant Pesco dans l’ombre.
  
  Une ombre toute relative car cette position discrète mais stratégique permettait maintenant à Pesco de manger dans la main des Russes.
  
  La nausée que j’avais éprouvée pendant l’élimination peu ragoûtante de Pierson et de Stanton était redevenue de la fureur après la réception chez Hutchings. Cet imbécile doctrinaire m’avait rappelé que c’était la guerre. Une guerre sans merci.
  
  Ces hommes haut placés étaient la gangrène du pays. Quand une guerre est déclarée, que vos chefs vous donnent l’ordre de tirer sur le gars d’en face, vous savez à quoi vous en tenir.
  
  Et vous savez, surtout, que le gars d’en face n’est pas plus responsable que vous de ce qui arrive. Il exécute, lui aussi, les ordres de ses chefs.
  
  Avec des gens comme Pesco, c’est une tout autre musique. D’abord, ils œuvrent dans l’ombre. Ensuite, ils ont choisi de vendre leur pays pour en tirer des bénéfices personnels. Et ils sont d’autant plus responsables qu’ils trahissent la confiance que leur ont témoignée leurs concitoyens en les plaçant aux postes qu’ils occupent.
  
  J’avais hâte d’aller régler l’addition de John Pesco.
  
  C’était compter sans l’intervention d’un élément extérieur. Un élément auquel je m’étais déjà heurté auparavant et qui, par son absence, m’avait donné un sentiment de sécurité très illusoire.
  
  Je venais de passer à petite vitesse devant l’hôtel particulier de John Pesco, et je sortais de ma voiture après avoir inspecté les parages lorsque retentit la déflagration caractéristique d’une arme automatique ultra-rapide et ultra-puissante. Le coup était parti d’assez loin, mais je connaissais tellement bien ce bruit que je le reconnus immédiatement.
  
  C’était celui d’un Kalachnikov AK-47.
  
  J’étais déjà couché près de la voiture lorsque la balle à tête de cuivre siffla. Une seconde plus tard, toute une rafale troua la nuit de son crépitement furieux.
  
  La première balle pulvérisa la vitre de la portière par laquelle je venais de sortir et la volée de projectiles qui suivit poinçonna méthodiquement la voiture depuis les phares jusqu’au coffre arrière.
  
  À la prochaine rafale, je le savais, le tireur allait balayer le sol à l’endroit où j’étais.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Il ne faut en principe pas plus de trois secondes pour recharger un AK-47. Le tueur était pressé et je savais qu’il essaierait de gagner une fraction de seconde. Si le tueur était Martin Steel, il parviendrait à resquiller une seconde entière.
  
  En deux secondes pile, je roulai jusqu’au bord du petit à-pic qui longe Jones Mill Road. J’étais en train de me ramasser, quelques mètres plus bas, lorsqu’une nouvelle rafale partit.
  
  La volée de balles balaya le bord de la route en soulevant des gerbes de terre. D’après mon estimation, le tireur se trouvait à environ huit cents mètres, mais pas du côté de la maison de Pesco. Il se tenait quelque part dans la gorge, au bord de la rivière.
  
  Au lieu de fuir, j’avançai à sa rencontre. Quelque part, mon instinct me disait que cette solution risquée était la meilleure pour éliminer le danger qui me menaçait.
  
  Il y eut un nouvel entracte d’à peine plus de deux secondes. Après un roulé-boulé sur une pente herbeuse, je me relevai derrière un gros noyer et dégainai Wilhelmina. La rafale déchiqueta l’écorce de mon bouclier. Je profitai du répit suivant pour foncer dans les ténèbres de Rock Creek Park. Les arbres ne manquaient pas mais, chaque fois que je changeais d’abri, le tireur me repérait et vidait un chargeur complet dans le tronc. À ce rythme, la végétation du parc allait être transformée en cure-dents bien avant le lever du jour.
  
  Il y eut une pause un peu plus longue. J’en profitai pour foncer jusqu’au bord de la rivière. Je venais à peine de m’accroupir derrière une grosse roche plate qu’une autre série de coups de feu retentit. Une pluie de cailloux et d’éclats de roche retomba autour de moi. Je pris une solide assise sur le sol et me penchai jusqu’au bord du rocher pour risquer un rapide coup d’œil.
  
  Par-dessus la cime des arbres, je vis les flammes qui jaillissaient du canon. Il était à moins de deux cents mètres vers l’ouest. Je m’aplatis vivement. Déjà la salve rayait la nuit et percutait mon rocher en soulevant une nouvelle pluie de rocaille.
  
  L’AK-47 m’inspirait un respect quasi religieux. Ce fusil d’assaut tirait à une vitesse époustouflante des projectiles de 7,62 mm. Il avait une portée et une précision remarquables et pouvait être utilisé en semi-automatique aussi bien qu’en automatique. Bien manié, le Kalachnikov AK-47 pouvait éliminer une section de combat en un peu moins de dix secondes. Et Minya Staline disposait vraisemblablement d’une lunette à infra-rouge qui, à deux cents mètres de distance et dans l’obscurité totale, lui permettait de compter tous les points de ma barbe naissante.
  
  Je décidai de le laisser vider un autre chargeur avant de tenter une nouvelle sortie pour me rapprocher de lui. J’attendis, la main crispée sur la crosse de mon Lüger. Rien. Il avait changé de tactique et espérait m’attirer hors de mon abri.
  
  Je comptai jusqu’à cent. Staline ne se manifestait pas. Je tendis le bras jusqu’au bord du rocher et tirai huit balles coup sur coup vers la cime des arbres.
  
  Pas de riposte. Je ne pouvais pas l’avoir touché et je le savais. Alors pourquoi ne répliquait-il pas ?
  
  Je compris rapidement que, s’il n’y avait pas de riposte, c’est qu’il n’y avait plus personne à l’endroit où j’avais vu les flammes quelques instants plus tôt. Où était-il ?
  
  Cela ne chômait pas sous mon cuir chevelu. Décidément, Staline avait l’air de bien me connaître. Il savait que s’il ne me liquidait pas à la première rafale, j’allais marcher sur lui. Maintenant qu’il m’avait fait descendre dans la gorge, il essayait de refermer le piège.
  
  OK, mais quel piège ? Cherchait-il à décrire un large cercle autour de mon rocher pour me prendre par-derrière ? Possible. Avait-il des complices qui attendaient que je sorte de mon trou pour faire un carton ? Non. Connaissant Staline, je savais qu’il assumait toujours seul ce genre de job.
  
  Conclusion : il opérait un mouvement tournant pour se poster entre la route et moi. J’allais jouer son jeu.
  
  Je sortis de derrière mon rocher, scrutai l’à-pic et les bois que je venais de traverser et, ne voyant rien, fonçai comme un dératé vers le sud en direction du zoo. J’avais été affranchi sur les habitudes de Staline. Il tournait toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. J’allais donc tourner en sens inverse et nous finirions bien par nous rencontrer.
  
  J’avais deviné juste. J’avais fait trois cents mètres le long de la rivière lorsque je vis une ombre approcher et passer derrière la grosse roche qui m’avait servi de protection. L’ombre disparut rapidement et je ne la revis pas.
  
  Que préparait-il maintenant ?
  
  Il attendit que je perde patience et que je sorte de mon trou pour le chercher. J’étais sûr qu’il avait fait exprès de passer en terrain découvert pour que je le voie bien. Il avait dû réaliser sa manœuvre l’œil collé à la lunette et le doigt sur la détente, sachant que, me trouvant en contrebas par rapport à lui, je ne prendrais vraisemblablement pas le risque de tirer à cette distance. Maintenant, il était planqué et attendait. Il essayait de m’appâter comme un poisson.
  
  Je ne voulus pas lui offrir le plaisir de cette partie de pêche. Je sortis prudemment du buisson où je me cachais au bord de l’eau et, de rocher en rocher, d’arbre en arbre, avançai jusqu’au Military Road Bridge. Arrivé au pont, je rejoignis la rue et fis signe à un taxi qui passait fort à propos.
  
  Le chauffeur commit la grosse erreur de s’arrêter. Je m’étais complètement foutu dedans sur le jeu de Staline-Steel, alors que lui avait parfaitement flairé le mien.
  
  Au moment où j’ouvrais la portière, un tac-tac-tac-tac-tac explosa dans la nuit, immédiatement suivi de grêle de projectiles à tête de cuivre. Le corps déchiqueté du chauffeur bascula sur le siège de sa Dodge toute neuve qui n’était déjà plus qu’une épave sans forme.
  
  Steel devait commencer à fatiguer. Il lui fallut trois secondes pleines pour recharger. Je piquai un sprint en direction de Missouri Avenue. Puis ce fut une fuite démentielle entre les maisons. Je franchis une enfilade de jardins, sautai une série de haies, me fis courser par un chien que je calmai d’une manchette au museau, m’offris une corrida entre des cordes à linge, traversai une rue, deux rues, trois rues et perdis mes repères. Je courais. Les poumons me brûlaient, le côté aussi. Ma blessure s’était remise à saigner.
  
  Et je continuais à courir.
  
  Malgré toutes ses qualités, Wilhelmina n’était pas de taille à lutter contre un AK-47. Un AK-47, entre les mains de Martin Steel, était capable de faire mouche sur une cible que je pouvais difficilement atteindre à cinquante mètres avec mon Lüger. Je n’avais qu’une issue : courir. Tant pis pour Steel, nous nous retrouverions une autre fois. Si je m’en tirais.
  
  
  Je m’en tirai, mais de justesse. Je courus aussi vite que ma blessure me le permettait jusqu’à McMillan Réservoir, à près de six kilomètres de mon point de départ. Puis la mécanique cassa. Je trouvai une construction de béton et m’écroulai à l’intérieur. Il me restait juste assez d’énergie pour tenir Wilhelmina dans une main et Hugo dans l’autre. Les yeux rivés sur la porte ouverte du petit abri, j’attendais l’arrivée de Martin Steel et de son boum-boum magique.
  
  Il ne se montra pas. Il avait dû se lasser de ce petit jeu. Ou peut-être était-il attablé chez Pesco en train de raconter en rigolant la bonne farce qu’il m’avait faite tout en sirotant une tasse de thé. Ou une vodka. Je sombrai dans le sommeil et, lorsque j’ouvris l’œil, à l’aube, je me sentais dans un état de totale décrépitude.
  
  Il m’arrivait le coup classique de l’arroseur arrosé. En l’occurrence, du chasseur chassé. C’était vraiment ce que j’appellerais tomber sur un bec. J’arrachai un pan de ma chemise et le glissai sous mon pansement pour tenter d’arrêter le sang. Mon pantalon et mes chaussures avaient pris une vilaine couleur brun rougeâtre.
  
  L’idée me passa par la tête d’aller dénicher un bon M16 pour faire la pige à l’AK-47. Mais les arroseuses à distance n’étaient pas mon fort. Le travail de près me convenait mieux. J’avais toujours aimé voir le résultat de mes œuvres.
  
  Pourtant, avec ma quincaillerie de poche, je me faisais l’effet d’un Hongrois en 1956, montant à l’assaut des chars russes la fourche à la main. C’était de la folie d’affronter Martin Steel dans ces conditions, d’autant plus qu’il paraissait toujours informé de chacun de mes faits et gestes.
  
  Une idée me vint. Et si l’homme au fusil n’était pas Martin Steel ? Hawk avait peut-être envoyé N6, ou un autre, pour me rectifier définitivement. Non, c’était impensable.
  
  J’avais tué le sénateur Lou Barker. Puis les quatre hommes qu’il m’avait désignés comme ses associés. Et je n’avais pas eu le moindre ennui avant de m’en prendre à John Pesco.
  
  Pourquoi John Pesco était-il important au point que Martin Steel, ou un autre, assure sa protection ?
  
  Simple. Il était le bras droit de Charles Ajax, le responsable du programme d’armement en missiles. De ce fait, il était probablement le lien vital entre le réseau d’espionnage et les Soviétiques.
  
  Tous les autres – y compris le sénateur – n’étaient guère que des pions facilement remplaçables.
  
  Toute cette activité cérébrale me revigora et me conduisit à me demander si Charles Ajax savait que son principal collaborateur était à la solde des Russes et vivait dans un hôtel particulier qui avait dû coûter au bas mot deux millions de dollars. Des dollars qui avaient fait un petit crochet par Moscou avant d’aboutir entre ses mains. Ajax savait-il également que son homme de confiance avait l’appui de l’espion-exécuteur russe le plus compétent ?
  
  Et qu’avait fait Martin Steel depuis le jour où il avait essayé de me dessouder dans cet ascenseur de l’Holiday Inn ? Était-il allé dans l’Utah ou le Nevada, sur les bases de missiles ? Possible. Comptait-il y retourner pour finir ce qu’il avait commencé – et dont j’ignorais la nature – une fois qu’il aurait mis un terme à ma carrière ? Possible aussi.
  
  Comme d’habitude, les activités de ma matière grise débouchaient plus sur des questions que sur des réponses. Il était nécessaire que j’aie une bonne explication avec David Hawk. Si vraiment il avait retourné sa veste et était passé de leur côté, il pouvait me donner des indications sur ce contre quoi je luttais. Il n’est pas rare qu’on en apprenne plus en taillant la bavette avec un ennemi qu’en le faisant avec un allié.
  
  Je devais vraiment avoir bonne mine sur le trottoir de North Capitol Street, crasseux, trempé de sang, avec mon visage tuméfié et barbu. Je hélai six taxis. Naturellement, aucun ne s’arrêta. Je finis par entrer en titubant dans un drugstore, près de McKinley High School. Une bande de jeunes me regarda passer en gloussant sous cape. Est-ce qu’ils se foutaient vraiment de moi ? Ou croyaient-ils que je m’étais grimé et costumé ? Point d’interrogation. On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec les jeunes d’aujourd’hui.
  
  Hawk était encore chez lui, ce qui faisait parfaitement mon affaire. Inutile de me promener de cabine en cabine pour éviter d’être repéré par l’ordinateur.
  
  Je lui fis un rapport circonstancié des derniers événements, puis lui posai quelques questions.
  
  Hawk m’écouta sans m’interrompre autrement que par quelques interjections exaspérées et grincements de dents.
  
  — Nick, je n’ai qu’une chose à vous dire, répondit-il lorsque j’en eus terminé. Le Président en personne a ordonné que vous soyez arrêté et séquestré jusqu’à la fin des opérations de contrôle. Si vous opposez une quelconque résistance, vous serez abattu ! Lorsque tout sera terminé, il verra ce qu’il convient de faire au sujet des meurtres que vous avez…
  
  — Quoi ! Des meurtres, nom de Dieu ! explosai-je. Mais, en temps ordinaire, lorsque je descends des gens qui n’ont pas fait la moitié de ce qu’ont fait ces gibiers de potence, j’ai droit à une médaille ! Alors pourquoi est-ce que tout change brusquement ?
  
  — Écoutez, je n’ai qu’une chose à vous dire…
  
  — Je sais, merci, Sir, coupai-je.
  
  Et je raccrochai.
  
  De toute évidence, il avait le bec cloué, soit par le Président, soit par ses employeurs russes. Je préférais ne pas imaginer la seconde possibilité. L’image d’un traître ne collait pas avec celle que je me faisais de David Hawk. Et pourtant…
  
  Je mis un instant ces pensées au rancart et appelai le domicile de Jordan Alman. J’aurais préféré aller lui rendre visite, mais je n’en avais ni le temps, ni la force. Mon entrée en matière se limita à deux questions :
  
  — Où est Felicia Starr ? Pourquoi n’avez-vous pas imprimé la vérité au sujet du sénateur Barker ?
  
  — Je n’ai pas revu Felicia depuis que vous avez fait irruption dans ma chambre avec votre pistolet, me répondit-il d’un ton calme mais un tantinet indigné. J’ignore où elle est. Quant au sénateur Lou Barker, nous n’avons fait que publier la réalité telle quelle nous a été communiquée. Sachez, mon cher monsieur, que nous ne sommes pas là pour faire l’information mais pour la transmettre. Nos renseignements viennent de sources autorisées…
  
  — OK, merci pour le bla-bla, dis-je en raccrochant.
  
  Je composai ensuite le numéro personnel de Charles Ajax. Un domestique avec un fort accent me raconta que M. Ajax était absent. Je demandai Mme Ajax. Elle dormait encore.
  
  — Voulez-vous laisser un message ? demanda l’homme.
  
  Je raccrochai et allai me hisser sur un tabouret de bar histoire d’offrir quelque chose de solide à mon pauvre estomac. Lorsque j’eus avalé une assiette d’œufs au bacon et de frites, je sortis dans la rue. Un taxi était arrêté à un feu rouge. Sans rien demander, j’ouvris la porte et m’installai sur la banquette. Le chauffeur protesta en disant qu’il avait reçu un appel radio et allait prendre son client. Je montrai les dents et, vu mon aspect patibulaire, il eut tôt fait de se calmer. Je lui donnai une adresse située à huit cents mètres de mon appartement secret et me relaxai sur le siège confortable. Je me relaxai si bien que l’homme dut me secouer lorsque je fus arrivé à destination.
  
  Harassé, l’œil glauque, je partis en chancelant dans le sens opposé à mon immeuble, pour le cas où l’on poserait des questions au chauffeur. Après avoir fait le tour de l’îlot, et finalement, rejoint mon appartement, je m’effondrai instantanément dans un sommeil de mort. Je rêvai que j’étais dans une cabine téléphonique et que le téléphone sonnait et sonnait sans cesse.
  
  J’ouvris un œil vers 16 heures, avalai un rapide repas de flocons d’avoine, de lait en poudre et de pain congelé et sortis acheter un journal, après m’être lavé et changé, histoire de passer un peu plus inaperçu…
  
  Lorsque je fus de nouveau en sûreté dans ma tanière, j’ouvris le journal et le survolai de la première page aux feuilletons à épisodes. Il n’y avait plus rien sur le sénateur Barker. Et rien à la une sur Allen Pierson, Donald Stanton et Leland Hutchings. La rubrique nécrologique comportait trois encadrés, bien séparés, faisant état du décès de trois hauts fonctionnaires. Je ne fus pas véritablement étonné d’apprendre que Pierson, Stanton et Hutchings avaient succombé à des crises cardiaques pendant leur sommeil. Une mort comme tout le monde voudrait en avoir une.
  
  Un petit avis au bas de la page nécrologique m’attira l’œil sans vraiment retenir mon attention. Un cadavre non identifié et élégamment vêtu avait été repêché dans le Potomac face au Lincoln Memorial, en aval du Théodore Roosevelt Memorial Bridge. Cela ne m’étonnait pas, le pont était l’un des plongeoirs préférés de pochards, des camés et autres déséquilibrés de la capitale.
  
  Je laissai glisser, furieux de la manière dont les trois exécutions avaient été maquillées alors que je m’étais donné tant de mal pour que l’affaire éclate au grand jour. Quelqu’un de haut placé faisait tout pour balayer les traces sanglantes que je laissais sur mon passage.
  
  Fulminant de rage, je me tâtais pour aller rendre une seconde visite à Jordan Alman, l’honorable co-directeur du Washington Times, lorsque le téléphone sonna. Je faillis en tomber à la renverse.
  
  En prenant l’appartement, quelques années plus tôt, j’avais fait poser une ligne. J’avais payé un supplément pour que mon numéro ne figure pas dans l’annuaire. Jamais au grand jamais ce fichu ronfleur n’avait sonné ! Il ne m’avait servi qu’à appeler des nanas ou à me faire livrer des pizzas. Jamais je ne l’avais utilisé pour téléphoner à Hawk ou au Q G de l’AXE. Personne ne pouvait trouver ce numéro nulle part.
  
  Et pourtant, cela sonnait.
  
  Bof ! me dis-je, encore un distrait qui s’est trompé de numéro. Laissons sonner, il finira bien par se fatiguer. Mais j’étais, apparemment, tombé sur un tenace. Le bruit crispant commençait à me taper sur les nerfs. Il finit tout de même par laisser tomber. J’allai dans la chambre pour essayer de me soigner et désinfecter ma plaie qui me faisait souffrir. Ma blessure n’était pas belle. Je me fis un pansement propre et gobai deux comprimés de sulfamides. Je venais de me chausser et d’enfiler un pantalon lorsque la sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Bon Dieu ! je repensai à ce rêve de cabine publique. Après tout, je n’avais peut-être pas rêvé !
  
  Au quinzième coup, je décrochai et, sans dire un mot, collai l’écouteur à mon oreille.
  
  — Woods Hunter ?
  
  Felicia ! J’étais tout guilleret de l’entendre. Je faillis en roucouler de joie. Mais, bien vite, ma méfiance instinctive mit un frein à mes élans. « Attention, Nick ! Il y en a qui savent se déguiser et d’autres qui savent imiter les voix ! »
  
  — Woods je sais que vous êtes là. Je vous entends respirer. Enfin ! que faut-il que je fasse ? Que je vous appelle Forest Créature ?
  
  Plus de doute, c’était Felicia.
  
  — Mais où êtes-vous ? dis-je. Que se passe-t-il ? Que vous est-il arrivé ? Qui…
  
  — Hé là, doucement, monsieur Bouche Cousue ! Chaque chose en son temps. L’important est que j’aie enfin réussi à vous joindre et que nous soyons tous les deux vivants. Nous avons des tas de choses à nous dire et j’aimerais pouvoir venir chez vous ?
  
  — C’est si important ?
  
  — Oui.
  
  Je lui donnai mon adresse. Encore une imprudence ? Je le saurai vite. J’avais bien envie de revoir sa frimousse…
  
  Lorsque j’ouvris la porte, mes yeux s’emplirent de la plus ravissante image que j’eusse vue depuis des jours. Certes, après le spectacle hideux de ces corps mutilés puis abattus par les balles de Wilhelmina, il m’eût été difficile de faire le délicat. Mais, malgré ce manque évident d’objectivité, l’anatomie de Felicia était le meilleur remède visuel à mes maux.
  
  — Pas mal, pas mal, apprécia-t-elle en se glissant à l’intérieur. Beaucoup mieux que l’endroit d’où je viens.
  
  Ses cheveux auburn voletaient dans le courant d’air. Ses taches de rousseur étincelaient sur son visage. Ses yeux outremer pétillaient. Ses seins épanouis dansaient au rythme de ses pas.
  
  Elle se tourna vers mon bar portatif. Je la regardais avec les yeux écarquillés d’un gosse qui voit le Père Noël descendre dans sa cheminée. Elle m’ouvrit ses bras et toute trace de suspicion se dissipa comme fumée au vent.
  
  De tendres moments s’ensuivirent.
  
  Lorsque nous fûmes nus sur mon lit, Felicia se pencha vers ma blessure et en fit le tour en picorant mon flanc meurtri de petits baisers mutins. Lorsqu’elle eut changé mon pansement, sa bouche remonta lentement le long de mon corps jusqu’à mes lèvres enflées par une collision avec un arbre dans la Rock Creek Gorge. Puis je sentis sa petite langue qui me chatouillait l’intérieur des oreilles.
  
  Nous ronronnions comme de petits chats tandis que nos corps faisaient connaissance l’un de l’autre. Felicia était aussi experte dans les choses de l’amour que sa gironde silhouette le promettait. Je ne me lassais pas de caresser ses seins ronds et veloutés. Des lèvres et de la langue, je la parcourus depuis les taches de rousseur de son front jusqu’aux ongles laqués de ses pieds, en marquant un premier arrêt délicieux pour câliner les pointes de ses seins gonflées de plaisir, puis un second, plus long encore, lorsque je rencontrai une éminence auburn entre ses jambes longues et fines mais néanmoins robustes.
  
  Les ronronnements firent bientôt place à des paroles plus fiévreuses, à des mouvements plus délibérés, commandés par le désir qui nous brûlait. Felicia écarta ses jambes longues et fines mais néanmoins robustes et je la pénétrai avec une vigueur dont je ne me serais pas cru capable. Je sentis ses jambes souples se nouer dans mes reins en prenant bien garde à de pas toucher le pansement qui couvrait ma plaie.
  
  Nous commençâmes à onduler avec une lenteur extrême qui nous emplit de sensations exacerbées presque insupportables.
  
  — Je ne sais pas qui tu es, me susurra Felicia, mais au lit tu vaux de l’or.
  
  Ce compliment lui valut mes dernières ressources d’énergie. Lorsque nous eûmes sombré, tous les deux ensemble, dans un bain de volupté, nous nous abandonnâmes à un sommeil paisible. Nous étions exténués de plaisir.
  
  Au réveil, les indispensables discussions eurent lieu.
  
  Je ne fus pas du tout ravi lorsque Felicia m’apprit ce qui lui était arrivé depuis que je l’avais embarquée dans cette affaire. Ou, pour être plus exact, depuis qu’elle s’y était embarquée en bousculant l’homme qui s’apprêtait à m’abattre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  — Dix minutes après ton coup de fil me racontant ton expédition chez le sénateur Barker, ils sont arrivés, me disait Felicia, étendue sur mon lit. Je ne sais pas qui c’était, mais ils ressemblaient à des types des Services secrets. Tu vois le genre : bien rasés, cheveux courts, costume sans fantaisie, etc.
  
  — Non ! lançai-je sur la défensive. Ce n’étaient pas des gens des Services secrets. Ce n’est pas leur genre de kidnapper une femme.
  
  Felicia haussa un sourcil et poursuivit son récit en évitant soigneusement toute autre allusion déplaisante sur le compte des Services secrets :
  
  — Peu importe. Ils étaient six. Ils ont déménagé tout ce que j’avais dans l’appartement et l’ont chargé dans un énorme camion. Ils m’ont ensuite fait monter dedans avec mes meubles et deux hommes sont restés pour me garder. Je me suis assise sur mon divan, dans le noir, secouée comme un prunier par les ballotements de ce camion. Au bout d’une dizaine d’heures, on s’est arrêtés et l’un des hommes est sorti. J’ai vu qu’il y avait un lac et des arbres et puis la porte s’est refermée. Je ne savais pas où c’était, et je ne le sais toujours pas.
  
  — Ils ne t’ont pas parlé ? Ils ne t’ont pas dit pourquoi ils te trimbalaient comme ça avec armes et bagages ?
  
  — Muets comme des pierres tombales. Tu ne peux pas imaginer ! J’ai même essayé de faire du gringue à celui qui me tenait compagnie sur le divan. Un bloc de glace. Je leur ai demandé de me laisser appeler Jordan pour lui dire que je ne manquais pas le travail de mon propre gré. Ils n’ont pas répondu. J’ai essayé toutes les cordes sensibles possibles et imaginables. Rien n’a marché. Je te dis, des blocs de glace. Ils me regardaient sans une parole. Je te jure, on aurait cru des moines qui avaient fait vœu de silence.
  
  — Et tu es restée à l’arrière de ce camion depuis le soir où j’ai réglé son compte au sénateur ?
  
  Elle frémit.
  
  — Non, répondit-elle. Le premier jour, le camion a roulé. Quand on s’est arrêtés, les blocs de glace m’ont permis de soulager mes besoins naturels. Il faisait nuit. Ils m’ont conduite dans un bosquet et j’ai dû faire ça sous leurs yeux, comme une chienne. Je pense tout de même que nos vénérés Services secrets pourraient prévoir du papier hygiénique pour les gens qu’ils enlèvent comme ça !
  
  — Je te dis que ce n’étaient pas nos Services secrets. Écoute, je ne peux pas tout de dire, mais les Russes sont plongés jusqu’au cou là-dedans. Il y a aussi quelques membres du gouvernement. Mais on ne peut pas jeter la pierre à tout un gouvernement à cause de quelques brebis galeuses.
  
  Elle me regarda d’un air curieux.
  
  — Je te trouve bien susceptible dès que je parle des Services secrets, dit-elle. Tu travailles pour le gouvernement, n’est-ce pas ?
  
  — Quelque chose comme ça, répondis-je évasivement. Allez, continue ton histoire.
  
  — Pas grand-chose à ajouter. Le lendemain, ils m’ont emmenée dans une cabane de rondins en plein bois et le camion est reparti. C’était crasseux et plein d’araignées. J’ai même trouvé une peau de serpent vide sur la tablette de la fenêtre, dans la petite pièce où ils m’avaient mise. Je n’ai pas pu fermer l’œil de tout le temps que j’ai passé là-bas. J’étais sûre que cette saleté de serpent allait revenir. Brrr ! C’était effrayant !
  
  — Et ces hommes ne t’ont jamais dit un mot ?
  
  — À moi, non. Mais je les entendais discuter de temps en temps à travers la porte. Ils ont même prononcé des noms, mais je ne me rappelle plus à quel propos. Ils parlaient souvent d’un certain… attends que je me souvienne… Dobrynine.
  
  — Dobrynine, c’est un gros bonnet russe. Ce n’était pas plutôt Dobrinka ?
  
  — C’est ça, Natoly Dobrinka ! Et puis aussi… John Pesco. Ils ont aussi pas mal causé du sénateur Barker et d’un nommé Brooklyn.
  
  — Brookman ?
  
  — Peut-être bien.
  
  Elle fronça les sourcils puis, soudain, son visage s’éclaira.
  
  — Oh ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas tout de même pas Harold Brookman, le conseiller du secrétaire à la Défense.
  
  — En personne. Vas-y continue. Te souviens-tu d’autres noms ?
  
  — Je ne vois pas, non. Dis-donc, est-ce que tu vas enfin m’expliquer de quoi il s’agit ?
  
  — Plus tard. Raconte-moi comment tu leur as échappé.
  
  — C’était hier, juste avant le lever du soleil. Ils avaient tous bu comme des trous et je savais qu’ils ne seraient pas en pleine forme. J’ai passé des heures à essayer de forcer cette fameuse fenêtre où j’avais trouvé la peau de serpent, et j’ai fini par l’ouvrir. Je suis sortie et j’ai immédiatement foncé devant moi à travers les bois. Je n’avais pas fait plus de cent mètres que j’ai entendu des cris dans la cabane. Je me suis retournée et j’ai vu de la lumière. Mais, c’est vrai, tu as raison, ce ne pouvait pas être des agents américains ! Quand ils discutaient dans la cabane, ils parlaient un excellent anglais mais quand ils se sont lancés à ma poursuite, ils ont crié dans une autre langue. Je ne sais pas comment j’ai fait pour oublier ça, pourtant ça m’a frappée sur le coup !
  
  — C’était du russe ?
  
  — Je ne sais pas. Ça ressemblait à une bande magnétique qu’on fait revenir en arrière à une vitesse normale.
  
  — Alors c’était du russe. Allez, continue.
  
  — C’est presque fini. Tout en criant, ils se sont dispersés dans plusieurs directions. J’ai couru comme une folle.
  
  Felicia avait été détenue en Virginie, de l’autre côté de Palisades Park et du Potomac. Elle avait couru jusqu’au fleuve et avait convaincu un pêcheur de la passer côté Washington. Là, elle avait pris un taxi et s’était fait déposer au Union Hotel, à trois cents mètres de la Maison Blanche. Elle avait ensuite contacté quelques amis de confiance puis s’était mise à ma recherche. Aucun de ses amis ne connaissait le nom de Woods Hunter ou de Forest Créature. Elle avait finalement fait appel à une connaissance qu’elle avait à la compagnie du téléphone en lui transmettant tous les pseudonymes idiots que je lui avais donnés. Elle avait eu mon numéro la veille dans l’après-midi et n’avait cessé de m’appeler depuis. J’avais bel et bien entendu sonner le téléphone pendant mon sommeil. Ce n’était pas un rêve.
  
  — Je ne faisais plus confiance à personne, poursuivit-elle en se tournant vers moi et en me regardant avec des yeux de petite fille apeurée. J’ai pensé appeler Jordan au journal et puis je me suis demandée s’il n’était pas dans le coup. Quand j’ai appris que la mort du sénateur était passée sur le compte d’une crise cardiaque, je me suis mise à soupçonner tout le monde. Je savais que tu étais le seul à qui je pourrais faire confiance. Seulement je n’avais pas la moindre idée de ton fichu nom !
  
  — Je suis désolé, dis-je. Ça ne t’aidera plus beaucoup maintenant, mais c’est Nick Carter. Et tu ne t’étais pas trompée, je travaille bien pour le compte du gouvernement. Sorti de là, je ne peux rien te raconter. Sauf, bien sûr, ce que j’ai appris pendant que tu te promenais en camion avec ton mobilier.
  
  Je lui racontai les exécutions, les nouveaux noms que j’avais appris, mes soupçons à l’égard de mon propre boss et mon joyeux cross country dans Rock Creek Gorge.
  
  — Ma conclusion, ajoutai-je, c’est que tout une équipe de Russes travaille sur le secteur. Ton téléphone était sur table d’écoute et c’est pour ça qu’ils t’ont court-circuitée. Pour t’empêcher de répéter ce que je t’avais révélé sur la mort du sénateur. Manifestement, une opération d’espionnage de très grande envergure est en cours et tout ça est lié à l’arrivée prochaine de la mission de contrôle soviétique sur nos bases de missiles. Martin Steel, le type qui s’apprêtait à m’achever dans l’ascenseur quand tu lui as foncé dessus, a été envoyé comme précurseur de l’équipe de techniciens. Pour quoi faire ? Ça je n’en sais rien. C’est le grand bonze de l’espionnage russe. C’est aussi un ignoble tueur et il essaiera de t’avoir quand il ne sera plus occupé ailleurs.
  
  — Moi ? Mais pourquoi ?
  
  — Pour se venger, tout simplement. Tu l’as empêché de me descendre. Aussi innocente sois-tu, il remuera ciel et terre pour se venger.
  
  Dès qu’elle eut encaissé le choc, son visage s’adoucit. En souriant, elle posa un doigt sur ma poitrine et le laissa lentement glisser jusqu’à mes régions intimes, ce qui eut pour effet de déclencher une activité débordante dans lesdites régions.
  
  — Je ne suis pas vraiment innocente, déclara-t-elle d’une voix chaude et persuasive.
  
  Pour la seconde fois, nous primes le temps de nous fondre l’un dans l’autre. Nous fîmes l’amour de façon plus douce et détendue. Nous étions beaucoup moins pressés. Ensuite, nous sombrâmes dans un sommeil réparateur dont nous avions tant besoin. Nous ne nous éveillâmes que le lendemain matin.
  
  Après avoir avalé une bonne quantité de flocons de céréale, de toasts et de lait en poudre, nous nous installâmes sur le divan pour élaborer notre stratégie. Felicia avait dans la presse deux ou trois amis à qui elle pouvait faire confiance. J’en avais quelques-uns dans les Services secrets. Nous décidâmes de les appeler.
  
  J’avais l’intention de réunir une équipe de toute confiance. Des gens dont la loyauté était indiscutable. Je pensais chercher à percer ainsi le cœur du complot, voir jusqu’où allait la corruption. Il n’était plus question de continuer à œuvrer par le bas en s’attaquant à des pions comme Pierson, Stanton et Hutchings. Je voulais trouver la tête du complot et ensuite descendre vers la base.
  
  — C’est inutile, déclara Felicia après avoir appelé six collègues du Times et un ami qui travaillait pour un sénateur au Capitole. Quelqu’un de très haut placé doit leur flanquer la frousse. C’est tout juste s’ils n’ont pas fait semblant de ne pas me connaître.
  
  J’essayai quatre de mes copains. Même résultat. On avait fait passer le mot. Nick Carter était un traître, un meurtrier, même si les sources autorisées n’admettaient pas publiquement que des meurtres avaient été commis.
  
  Nous notâmes, Felicia et moi, un leitmotiv dans la bouche de nos soi-disant amis : explosif.
  
  Toute cette affaire était tellement explosive que le sujet était interdit même dans la discussion.
  
  — Désolé, Nick c’est comme si tu ne m’avais jamais appelé. C’est une affaire explosive. Laisse tomber avant d’avoir, etc.
  
  Je raccrochai, n’osant plus contacter un seul de mes copains. Les avis devaient être placardés sur les panneaux d’affichage dans tous les services de Washington. Ne pas discuter du programme d’armement en missiles et naturellement pas de la mission de contrôle soviétique. Et, surtout, ne pas en discuter avec Nick Carter.
  
  Finalement, Felicia appela Jordan Alman et lui demanda pourquoi il n’avait pas publié la vérité concernant la mort du sénateur, ainsi que celles de Pierson, Stanton, et Hutchings.
  
  — Je n’ai aucune explication à donner, Felicia, répondit-il, sachant très bien que j’étais à l’écouteur. Que vous est-il arrivé ?
  
  — Écoutez-moi bien, espèce de dégonflé ! explosa Felicia hors d’elle. Si on vous a conditionné au point de refuser de voir la réalité, comment pouvez-vous espérer que je vais vous raconter ce qui m’est arrivé ? Qui me dit que vous n’étiez pas dans le coup ?
  
  — Mais enfin, Felicia, vous devez comprendre qu’il s’agit d’une question particulièrement explosive et que…
  
  — Oh, la ferme, lâcha-t-elle.
  
  Et elle raccrocha. Elle comprenait vite.
  
  Je tentai encore une fois ma chance chez Charles Ajax. De par ses fonctions, cet homme était le responsable de notre programme d’armement en missiles. Il fallait qu’il connaisse la vérité au sujet de son conseiller John Pesco.
  
  — Je suis désolé, me répondit un secrétaire, mais M. Ajax n’est pas à Washington.
  
  — Est-il dans l’Utah ou dans le Nevada ?
  
  — Il n’est pas à Washington, c’est tout ce que je peux vous dire. Puis-je prendre un message ?
  
  — C’est inutile, dis-je avant de raccrocher.
  
  J’avais pris ma décision sur la conduite à suivre.
  
  Si le tueur continuait à monter la garde autour de la maison de John Pesco, qu’il y reste. J’aurais tout le temps de m’occuper de lui et de son protégé plus tard. Maintenant, il fallait absolument que j’aie un face à face avec Charles Ajax. Que je sache s’il savait ce que je savais. S’il ne savait pas, il fallait que je le mette au courant. L’équipe de Russes arrivait dans quelques jours.
  
  Malgré toutes ses protestations, je refusai d’emmener Felicia avec moi.
  
  Elle m’embrassa en me disant d’une voix douce :
  
  — Je veux que tu t’en sortes. On a encore plein de choses à faire ensemble.
  
  — Je sais, répondis-je. Mais mes chances de revenir vivant sont beaucoup plus grandes si je pars seul.
  
  — Tu as raison. Je vais rester dans l’ombre jusqu’à ton retour.
  
  — Où seras-tu ? Au Union Hotel ?
  
  Elle eut un sourire malicieux et ses taches de rousseur virèrent au brun foncé.
  
  — Je reste ici. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je garnisse tes réserves d’autres choses que de céréales, de lait en poudre et de pain congelé.
  
  — Tu es la bienvenue.
  
  En partant, j’eus l’impression de laisser une partie de moi-même dans cet appartement. Felicia n’était pas n’importe quelle fille. Elle était belle et intelligente. En plus, elle avait du cran. Il était difficile de résister à cet assemblage.
  
  J’avais le terrible pressentiment que je ne la reverrais plus.
  
  Pour une fois, j’espérais que mon instinct me faisait des farces.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Le petit avion navette de Las Vegas décrivit un cercle autour de Pilot Peak, extrémité occidentale de la chaîne de Pequop Mountain qui borde à l’ouest la frontière de l’Utah et le désert du Grand Lac Salé. Secoué par des vagues de trous d’air, l’appareil à turbopropulseur fit une seconde boucle et amorça sa descente vers la ville de Wendover, dans l’Utah. Quand je dis « ville », je suis très au-dessus de la réalité. Il s’agit, en fait, d’une minuscule tache sur cette immensité de sable et de sel blanc.
  
  Le QG des programmes d’armement en missiles se trouvait à soixante-cinq kilomètres au sud-ouest, sur le terrain d’essais de Wendover. Les souterrains où se trouvaient les missiles dépassaient les limites du terrain. Ils serpentaient sous le sol, traversaient la frontière et atteignaient presque l’US 93 qui relie la frontière du Mexique à celle du Canada en traversant l’est du Nevada.
  
  Avant d’essayer de joindre Charles Ajax au QG, je voulais visiter certains autres secteurs ou la mission de contrôle soviétique allait se rendre. Je louai une voiture au petit aéroport, passai dans le Nevada et roulai vers le sud en direction de la réserve Goshute. Les ranchers de la région s’étaient violemment élevés contre l’implantation des bases, mais les voix les plus virulentes avaient, incontestablement, été celles des Indiens.
  
  Les habitants avaient de bons arguments. Non seulement le vaste réseau de souterrains perturbait le système écologique et rendait les terres inutilisables pour le pacage du bétail, mais le mouvement perpétuel des missiles qui se promenait sous terre faisait de ce secteur une cible prioritaire en cas de guerre n’allait pas manquer d’éclater, et très prochainement.
  
  Enfin, tout cela, c’était les affaires des politiciens, des militaires et des habitants du coin. Mon affaire à moi consistait à empêcher les Russes de porter atteinte à notre programme de défense.
  
  La nuit tombait lorsque j’atteignis la base du secteur J. La clôture était haute, électrifiée et s’étirait à l’infini sur la platitude désertique. Je commençai à creuser à quelques mètres du pied de la clôture. Le sable était meuble et il ne me fallut guère plus de dix minutes pour savoir que je ne pourrais pas entrer en passant dessous. La base était encerclée par un soubassement de béton à peu près identique à ceux sur lesquels on bâtit les maisons.
  
  Je ne sus jamais à quelle profondeur il s’enfonçait dans le sol : il aurait fallu dix hommes pour m’aider à creuser. Si j’essayais de couper le courant, l’anomalie serait immédiatement repérée sur l’écran d’un ordinateur à l’intérieur de la base. Il n’existait donc aucun moyen de passer.
  
  J’aurais pu sauter par-dessus. Encore aurait-il fallu que je trouve un arbre suffisamment grand pour me servir de perche. Mais la seule végétation alentour se composait de buissons épineux, de cactus et d’arbustes rabougris.
  
  Mon regard tomba sur le petit monticule de sable que j’avais fait en creusant et ce fut l’éclair de génie.
  
  Je pris une pelle et commençai à creuser. Je construisis un gros tas de sable qui s’élevait en pente douce et le damai régulièrement en le piétinant. Vers 2 heures du matin, le haut de la butte avait atteint deux mètres environ. Je pensais que c’était suffisant.
  
  Je m’installai au volant de la voiture de location et lui fis grimper le tas en marche arrière jusqu’à ce que le pare-chocs soit presque en contact avec la clôture. En montant sur le toit, j’atteignais presque le haut du grillage électrifié. Je fis redescendre mon véhicule, ajoutai du sable et recommençai la manœuvre. Ça y était, je pouvais sauter.
  
  Le seul ennui était la chute de l’autre côté. Il y avait plus de quatre mètres, et je n’avais aucune envie de me fracturer les deux jambes. Mon seul atout était le sol sableux qui amortirait peut-être mon atterrissage.
  
  J’eus alors un second éclair de génie.
  
  Il me fallut encore vingt minutes pour mettre mon idée à exécution. Pelletée par pelletée, je me fis un sautoir en lançant du sable par-dessus la clôture. Lorsque je jugeai que l’épaisseur était adéquate, je balançai ma pelle et sautai.
  
  Le sable amortit bien ma chute. J’étais dans la place, un peu sonné mais en un seul morceau. Ma blessure me brûlait comme un fer rouge, mais je décidai de l’oublier…
  
  C’était grisant de fouler ce territoire interdit. À une distance d’un kilomètre et demi de l’enceinte, je rencontrai un serpentin de terre fraîchement remuée qui trahissait le passage d’un souterrain. Je le suivis et atteignis un groupe de bâtiments bas.
  
  C’était la base du secteur J. À une dizaine de mètres sur la gauche des constructions, je vis un pick-up délabré et une vieille Chevrolet marron. Je savais que le fonctionnement de la base de secteur était assuré par une poignée de techniciens, et que c’étaient leurs voitures. Si je jouais bien mon rôle, je n’aurais rien à craindre des techniciens.
  
  Je frappai à la porte de la plus grande construction, pensant qu’il s’agissait de la salle de contrôle par ordinateur. J’entendis du bruit à l’intérieur et la porte s’ouvrit. Un jeune homme avec des lunettes à monture de corne me regarda d’un œil surpris. Dans son dos, je voyais la lumière bleutée d’un écran de contrôle. J’ouvris vivement mon attaché-case. À l’intérieur du couvercle, se trouvait une plaque du ministère des Finances que j’avais subtilisée quelques années plus tôt. L’énorme emblème d’or à l’effigie de l’aigle américain avait un air tellement officiel que le jeune technicien se mit presque au garde-à-vous en l’apercevant.
  
  — Hunter, dis-je, du secrétariat de M. Ajax. Nous avons appris qu’un espion soviétique avait été signalé dans les parages et mon patron est sur des braises. Je viens juste voir si tout est OK par ici.
  
  — Euh… oui, ça va. Enfin, je veux dire, oui, Sir, tout est en ordre. Rien à signaler.
  
  — D’où êtes-vous, mon gars ?
  
  — Du Nebraska.
  
  — Je m’en doutais. À votre accent chantant. Comment vous appelez-vous ?
  
  Il bomba le torse. Pour rien au monde, je ne lui aurais dit que son affreux parler nasillard me faisait grincer des dents.
  
  — Roger Wheaton, répondit-il.
  
  Je vis qu’il esquissait un salut militaire mais il se ravisa et se contenta d’ajouter : « Sir ».
  
  — Très bien Wheaton, je vais vous demander de débloquer les sécurités et de me faire descendre quelques minutes. Si vous le désirez, vous pouvez réveiller un de vos collègues et m’accompagner.
  
  — Oh non, Sir, bafouilla-t-il. C’est inutile, je vous fais totalement confiance. Tout de même, un collaborateur de M. Ajax !
  
  S’il avait su.
  
  — Bien sûr, bien sûr, monsieur Wheaton mais nous savons tous les deux que personne ne doit entrer dans les souterrains – pas même M. Ajax en personne – sans être accompagné. Allons, je vous en prie, réveillez un autre technicien et confiez-lui les écrans de contrôle pendant que vous viendrez avec moi faire une petite tournée d’inspection.
  
  J’avais de bonnes raisons d’insister pour qu’il m’accompagne. Je ne savais absolument rien de ce qui se passait en bas. Il me fallait un guide. Je ne savais pas très bien ce qui me poussait à aller dans ces souterrains. Sans doute voulais-je savoir à quel point les derniers-nés de nos missiles étaient vulnérables aux mauvais coups d’un Martin Steel.
  
  Un quart d’heure plus tard, Roger Wheaton, laissait l’ordinateur à un autre jeune technicien aux yeux lourds de sommeil, et sans lunettes de corne. Accompagné de mon guide, je m’enfonçai bientôt sous le sol du désert dans un monte-charge bringuebalant et ferraillant. J’étais étonné de la profondeur des souterrains. Je l’estimai à cent mètres, peut-être plus, car il était impossible d’évaluer la vitesse du monte-charge.
  
  Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Le monte-charge s’arrêta bientôt avec un à-coup qui me fit presque perdre l’équilibre. Nous étions dans une immense caverne artificielle à côté de laquelle Holland Tunnel ressemblait à l’intérieur d’un macaroni. Six voies ferrées traversaient le gigantesque tunnel. De chaque côté, les alignements d’ampoules électriques s’éloignaient à l’infini. On entendait un grondement sourd semblable à celui d’un train traversant une lointaine prairie.
  
  Je pris grand soin de ne pas montrer mon étonnement et jetai un coup d’œil à ma montre.
  
  — À quelle heure passe le prochain omnibus ? demandai-je.
  
  — Mais, enfin, Sir, fit Wheaton, l’air estomaqué. Personne ne le sait. Je croyais que vous étiez au courant.
  
  — Évidemment que je suis au courant, dis-je avec un clin d’œil. La quincaillerie se promène au hasard selon les caprices de l’ordinateur. Je voulais simplement vérifier que vous connaissiez le fonctionnement du système.
  
  Il poussa un soupir de soulagement en comprenant qu’il avait satisfait au test. Je poussai un soupir de soulagement en comprenant que je venais d’en passer un, moi aussi. J’avais deviné que les missiles évoluaient au hasard, selon un mouvement réglé par l’ordinateur et sa réponse venait de confirmer mon intuition. Je décidai de me méfier à l’avenir des tests surprise de ce genre, ils risquaient de me mettre dans des situations embarrassantes.
  
  Pour moi, une chose sautait aux yeux : un intrus malveillant pouvait littéralement s’en donner à cœur joie dans ces souterrains et faire des dégâts considérables. Par exemple, une bombe déposée sur une voie et déclenchée par le passage d’un missile risquait de provoquer un joli feu d’artifice. Et, apparemment, un régiment entier d’espions pouvait se promener dans les souterrains sans être repérés. Incroyable. À moins que…
  
  Je décidai de faire un autre test.
  
  — Est-ce que vos écrans vous ont permis de déceler récemment des signes d’activités insolites à l’intérieur ou à l’extérieur de ces souterrains ?
  
  — Non, Sir, rien du tout. Et croyez-moi, même un bouquin du désert ne pourrait pas passer de cette base de secteur à une autre sans se faire repérer.
  
  Je soufflai. Pour deux raisons. D’abord, j’avais passé un autre test. Ensuite, il était peu probable qu’un espion russe puisse se promener tranquillement dans ces tunnels. Et pourtant, quelque chose me chiffonnait. Martin Steel était là – ou était venu là – pour préparer le terrain à la mission de contrôle. Pourquoi ? Quelle idée avait-il derrière sa tête de dégénéré ? Quelle idée les techniciens soviétiques avaient-ils derrière la tête ?
  
  J’étais sur le point de demander jusqu’à quel point le système de détection des anomalies était indétraquable, lorsque le grondement lointain se transforma en un véritable tremblement de terre. Par chance, Roger Wheaton tourna la tête vers le bout de la voie et ne vit pas mon expression étonnée. Je regardais dans la même direction que lui. Et je vis.
  
  C’était énorme ! Tellement grand que le sommet de métal brillant touchait presque la voûte du souterrain. En largeur, la plate-forme porteuse occupait trois des six voies qui couraient dans le souterrain.
  
  Le nez conique avait à peu près la taille de la proue d’un navire, puis il s’évasait pour devenir une grande carcasse oblongue qui ressemblait, par l’aspect et les dimensions, aux vingt derniers étages de l’Empire State Building.
  
  Je savais que ces joujoux étaient des monstres, mais d’en voir arriver un sous mes yeux dans ce vacarme d’enfer me clouait sur place. J’en étais comme deux ronds de flan, muet, la bouche pendante d’hébétude. Roger Wheaton se recula vers le monte-charge. Je pensais qu’il reculait pour éviter d’être aspiré par les remous de ce phénomène apocalyptique. Mais non. C’était un geste de politesse, de déférence. Il reculait au passage du missile comme il aurait reculé en voyant la beauté du patelin passer en ondulant du châssis. Je l’imitai.
  
  Le monstre roulant avançait sans se presser. À un signal donné, il pouvait s’arrêter, traverser le sommet du tunnel en soulevant plusieurs tonnes de désert et filer vers sa destination, à l’autre bout du monde.
  
  Et plus personne ne pourrait le retenir.
  
  Sauf peut-être monsieur Staline-Steel.
  
  Lorsque l’engin fut passé, je remontai avec Roger Wheaton, le remerciai pour la visite et lui demandai de me laisser franchir la barrière de sortie. Il me parut troublé, voire légèrement inquiet.
  
  — Justement, Sir, je voulais vous demander… Comment avez-vous pu entrer sans être signalé sur mon écran ?
  
  Aïe, question piège. En l’espace d’une fraction de seconde, j’échafaudai une kyrielle d’explications fantaisistes. Trop fantaisistes à mon goût. Jamais il n’en avalerait aucune. Mes vieux réflexes de l’AXE me sauvèrent la mise. Je lui fis le coup de top secret.
  
  Je posai l’index sur mes lèvres avec un air de conspirateur et lui dis :
  
  — Monsieur Wheaton, il ne faudrait pas que des oreilles indiscrètes entendent ce que je vais vous révéler. Sachez que nous possédons un système qui nous permet d’entrer sans être détectés. Mais n’ayez crainte, la sécurité est sauve, j’ai laissé mon chauffeur dehors. Maintenant, j’aimerais autant ne pas avoir à me servir de mon dispositif pour ressortir. Vous comprenez !
  
  Naturellement, il ne comprenait pas. Mais, n’en laissant rien paraître, il se contenta de répondre avec un clin d’œil complice :
  
  — Tout à fait, Sir. Très heureux d’avoir pu vous être utile. Revenez me voir, vous serez toujours le bienvenu.
  
  Puis il s’installa au tableau de contrôle, déclencha le système d’ouverture et je filai à grands pas dans la nuit. Le seul ennui était que je ne savais pas trop dans quelle direction trouver la sortie. Par chance, il y avait des traces de pneus dans le sable et je les suivis en me disant que, logiquement, elles devaient me conduire à la barrière. Effectivement j’atteignis la barrière et elle s’ouvrit docilement sous ma poussée.
  
  Après un bon cinq mille mètres au pas de course le long de la clôture, je m’assis au volant et soufflai un moment. Puis je repérai la direction approximative de Wendover et démarrai.
  
  Je passais la frontière de l’Utah lorsque mon flair me mit sur le qui-vive. La route traverse un défilé dans les derniers contreforts de Pequop Mountain. D’instinct, je fis le tour des buttes désolées qui bordent chaque côté de la route. Je vis l’ombre, mais trop tard.
  
  Il m’avait déjà cadré dans son viseur.
  
  Si je n’avais pas aperçu son ombre, la première rafale de son AK-47 m’aurait proprement décapité. Mais, au moment où Martin Steel pressa la détente, j’étais déjà allongé sur le siège.
  
  Je braquai le volant à fond, et la volée de balles prit la voiture par le côté gauche juste avant que la calandre ne s’enfonce dans le bas-côté. J’ouvris la portière du passager et plongeai dans l’ornière caillouteuse.
  
  Le tueur était beaucoup plus près que lors de la nuit sanglante de Rock Creek Gorge. Les claquements de son arme me cognaient sur les tympans comme si j’avais eu la tête prise en sandwich entre deux grosses caisses.
  
  Persuadé que j’étais toujours à l’intérieur, Martin Steel s’employait méthodiquement à pulvériser ma voiture de location. Des fragments de verre, d’acier, de cuivre, de plomb, et que sais-je encore, me pleuvaient sur la tête tandis que j’escaladais le flanc de la butte rocheuse. Une fois de plus, au lieu de fuir, je marchais sur mon agresseur. Mais, cette fois, j’étais sûr qu’il ne s’y attendait pas. La paroi du défilé ressemblait à celle d’une maison de granit.
  
  La peur et l’adrénaline me stimulèrent et je trouvai quelques prises. Il y en avait peu. Je retrouvai les forces que j’avais perdues pendant mon cinq mille mètres le long de la clôture. Et un courage que seuls connaissent les têtes brûlées et les cinglés de mon espèce.
  
  Au moment où mes doigts s’accrochaient aux rochers du sommet, l’AK-47 se tut. Je supposais que maintenant, Martin Steel allait descendre pour examiner le morceau de viande déchiqueté qu’il imaginait trouver dans la voiture. J’attendis. Des pas crissèrent dans les cailloux. Je patientai encore quelques secondes, cramponné par le bout des doigts, puis me hissai d’un rétablissement.
  
  Au moment où ma tête passa le sommet de la butte, je le vis, en bas, de l’autre côté. Il portait une tenue de brousse et tenait son AK-47 à la hanche. Pointé dans ma direction.
  
  Je me laissai tomber en arrière, espérant que la loi de la pesanteur aurait des réactions plus rapides que le doigt de Steel sur la détente.
  
  Hélas non.
  
  Le coup partit au moment où ma tête allait disparaître. Une giclée de poussière et de cailloux pointus me gifla le visage. J’eus l’impression qu’un lion monstrueux m’abattait sa patte sur le crâne et m’enserrait les tempes dans l’étau de ses griffes.
  
  Fini, mon vieux Nick, pensai-je tandis que mon corps descendait en chute libre vers la carcasse de ma voiture. Cette fois, ton compte est bon !
  
  Je me rappelle vaguement l’atterrissage brutal dans les cailloux de l’ornière après la dégringolade de plus de cinq mètres. Il me sembla entendre des bruits de pas qui contournaient la butte puis foulaient la chaussée et approchaient. Je crus également sentir le canon de l’AK-47 qui retournait mon corps inerte, pendant que le regard aiguisé de Martin Steel m’observait en quête du moindre signe de vie.
  
  Par chance la violence de la chute avait expulsé tout l’air de mes poumons et bloqué ma respiration. J’étais si près du coma que je n’éprouvais plus rien, ni souffrance, ni peur. Je ne me sentais pas concerné par ce que le tueur allait faire maintenant.
  
  Ce qu’il fit ensuite, je ne le sus pas. Je sombrai dans l’inconscience et, lorsque j’ouvris l’œil, les premiers rayons de l’aube s’infiltraient dans le défilé. Martin Steel n’avait pas jugé bon de me vider un chargeur dans le corps. Une chose était certaine : ce n’était pas par considération. Persuadé que d’une seule balle à la tête, il m’avait refroidi pour de bon, il avait par orgueil commis l’erreur de ne pas m’administrer le coup de grâce.
  
  Pour dire la vérité, j’étais presque mort. Certes la balle n’avait pas pénétré dans mon crâne, mais la fracture me comprimait le cerveau et me rendait à moitié fou.
  
  Je ne savais plus où j’étais ni ce que je devais faire. Je me levai péniblement et me mis à marcher droit devant moi, comme le font tous les animaux blessés.
  
  J’avançais vers l’ouest, fuyant l’ardeur du soleil levant. Wendover se trouvait au nord-est. À l’ouest, il n’y avait rien. Rien que des kilomètres de désert et de plaines salées, uniquement peuplés de petits lapins des sables et d’arbres squelettiques aux formes tourmentées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Il s’appelait Rain Allison, c’était un Apache de pure race. Il vivait dans une hutte de briques séchées au soleil, qu’il s’était bâtie dans la portion la plus nue de ce désert. Il roulait dans un pick-up qu’il avait dû marchander avec Mathusalem, sentait la chèvre et était infesté par les puces que lui repassaient de bon cœur ses treize chiens et ses sept chèvres.
  
  Mais, à mes yeux, il était un archange rédempteur, un père protecteur, un bon Samaritain, un preux chevalier à l’armure étincelante. Il avait un large sourire et des dents éclatantes de blancheur. Lorsqu’il les montrait, le soleil mettait les bouchées doubles pour ne pas paraître ridicule. Même les jours où le ciel était couvert.
  
  J’ouvris les yeux, éveillé par les trépidations du pick-up brinquebalant et la première chose que je vis fut ce sourire radieux.
  
  — Eh bien on revient de loin, dit la bouche qui souriait. Bien le bonjour, camarade ! Content de voir que je ne t’ai pas ramassé pour rien.
  
  — Qui êtes-vous ? demandai-je.
  
  J’avais déjà entendu cela quelque part, mais je n’avais pas trouvé mieux à dire.
  
  Rain Allison n’eut pas l’air de s’en émouvoir et me raconta qu’il avait vingt-huit ans, qu’à treize ans, il s’était retrouvé orphelin dans l’Idaho et était venu squattériser un petit bout de cet immense désert.
  
  — Je fais pousser du maïs et je distille un peu de whisky que je vends à Wendover. Avec les sous, j’achète à manger pour les chiens errants que je recueille. Je m’occupe uniquement de mes affaires et je prends la vie comme elle vient. Quatre fois par an, à chaque nouvelle saison, je m’offre un bain. Et, quand je n’ai pas les moyens de me payer une bonne revue cochonne au drugstore de Wendover, je lis Platon.
  
  Il continua à me raconter sa vie en me soulevant comme une poupée de chiffon de la couchette du pick-up pour me transporter dans sa hutte sombre et embaumée d’odeurs les plus diverses. Il continua de bavarder en appliquant une chose gluante et incroyablement odorante sur la blessure de ma tête. Je m’endormis bercé par son bavardage sous l’effet de la drogue qu’il me fit boire dans une calebasse.
  
  Je m’éveillai à l’aube d’un jour nouveau. Rain Allison était dehors, en train de nourrir ses chiens tout en se grattant les puces.
  
  — Bien le bonjour, camarade ! lança-t-il en rentrant et en voyant que j’avais ouvert les yeux. Tu devrais te sentir mieux, non ? Cet emplâtre que je t’ai mis sur la tête est à base de plantes sauvages écrasées dans la pisse de chèvres et incorporées à une bouillie de crottes de chien. C’est souverain, ça te dirait de manger un morceau ?
  
  Je le regardai bêtement avec son grand sourire éblouissant et ne trouvai rien d’autre à dire que :
  
  — Comment faites-vous pour garder les dents aussi blanches ?
  
  Il éclata de rire en se claquant la cuisse. Je remarquai que son blue-jean était essentiellement composé de reprises et de pièces provenant d’autres jeans ou de peaux de bête. Il portait également une chemise de jeans qui devait être de la même année que son pick-up mais avait beaucoup moins bien résisté à l’usure du temps. Sa longue chevelure dorée était aussi propre et brillante que ses dents. C’était le contraste incarné.
  
  — Je mange du cactus, m’expliqua-t-il. Ça les rend belles, propres et parfumées comme une poitrine de femme. Tu veux en goûter ? Sans épines, bien entendu.
  
  — Je mangerais n’importe quoi, répondis-je, en me rappelant que, depuis quelque temps mon régime alimentaire se composait presque exclusivement de céréales en flocons, de lait en poudre et de pain congelé.
  
  — Assieds-toi, dit Allison. Tu vas voir, tu es assez fort. Ta tête ne va pas tomber. L’emplâtre a extirpé les humeurs fétides de ta plaie. Les os de ton crâne sont revenus à leur place et n’appuient plus sur ton cerveau. Même si tu ne te sens pas encore frais comme une rose, te voilà remis à neuf.
  
  Je m’assis sur ma couche. Effectivement, ma tête resta en place. Je ne sentais plus la patte de lion sur mon crâne. L’Indien avait réalisé un miracle, ou bien la blessure n’était pas aussi grave que je l’avais cru.
  
  — Maintenant, reprit Allison tandis que je mangeais une délicieuse pâte grise qu’il m’avait servie dans une calebasse, raconte-moi ce qui s’est passé.
  
  Je lui mentis, et il savait que je lui mentais. Je lui racontai que je travaillais comme technicien sur une base de missiles, qu’un soldat avait dû me prendre pour un intrus alors que je faisais une ronde de surveillance et qu’il m’avait tiré dessus.
  
  — Oublie ma question, coupa l’Indien en souriant pour me montrer qu’il ne s’offensait pas de mes racontars. Mange et récupère.
  
  Il se leva et sortit. Chiens et chèvres lui emboîtèrent le pas, qui jappant, qui bêlant, qui montrant des dents en grognant pour être le plus près du bon maître. Il était trop intelligent pour avoir avalé ma salade. Mais, même si je lui avais dit la vérité, il ne m’aurait pas cru. De toute façon c’était impossible. Quelle importance, d’ailleurs, de mentir ou non à cet Indien crasseux et en haillons ? Pourtant, je me sentais un peu morveux alors que, physiquement, tout allait beaucoup mieux. Je me levai et fus tout étonné de voir que la tête ne me tournait même pas, ne me faisait même pas souffrir. Et mon cerveau fonctionnait plus efficacement que jamais. Je fis un petit tour dans la hutte et, effectivement, y trouvai les œuvres complètes de Platon : La République, l’Apologie de Socrate, Les Lettres. Et, également, Les Dialogues : Charmide, Criton, Hippias Mineur, Ion, Lâchés, etc. Rien ne manquait.
  
  Juste à côté de Platon, il y avait une pile de revues. Je parcourus les titres et n’en reconnus aucun. Je les feuilletai et compris immédiatement de quoi il s’agissait. Des sexes de femmes pris en gros plan emplissaient des pages entières. Il y avait très peu de légendes. À la vérité, les photos n’en avaient pas besoin.
  
  Étrange personnage, ce Rain Allison.
  
  Je sortis. Mes jambes me paraissaient un peu cotonneuses, mais je me sentais très bien. Suivi de ses chiens et de ses chèvres, Rain était dans un champ et arrosait amoureusement des pousses vert tendre qui sortaient du sol. Je fis un tour d’horizon et vis la source, avec sa margelle de pierres ramassées dans le désert et soigneusement disposées autour du point d’eau pour empêcher le sable meuble de l’envahir.
  
  — Alors, on ne se sent pas bien au soleil ? lança Rain en sortant du champ suivi de sa horde d’animaux.
  
  Il s’assit sur une pierre et d’un geste m’invita à prendre place sur une autre pierre, près de lui. Chiens et chèvres s’installèrent aux pieds de Rain, comme de fidèles sujets.
  
  — Tu sais, commença-t-il, le regard fixé à l’horizon sur la chaîne des Pequop Mountains, Platon a dit que l’homme était plus heureux lorsqu’il se laissait gouverner par les éléments supérieurs qui existent en lui. J’ai le sentiment, monsieur Nick Carter, que tu n’es pas un homme heureux. Et cela n’a rien à voir avec ce qui t’est arrivé là-bas, dans ce défilé.
  
  Ainsi il avait vu la voiture percée de balles. Il savait que j’avais été attaqué par quelqu’un qui me connaissait et était totalement déterminé à me tuer. Je me sentais encore plus lourdaud de lui avoir servi cette histoire de soldat qui m’avait tiré dessus par erreur.
  
  Pire encore, j’étais piqué au vif par cette allusion aux éléments supérieurs de Platon. Était-ce une tare de me laisser gouverner par des éléments banals, voire corrompus ? Ne possédais-je donc en moi aucun de ces éléments supérieurs ? Peut-être. En tout cas, je n’aimais pas me regarder sous cette optique.
  
  — Il y a de nombreuses années, poursuivit Rain, que je m’efforce de mener ma vie conformément à la sagesse platonicienne. Tu penseras peut-être que je suis dérangé pour vivre de façon aussi archaïque, pour me tenir ainsi à l’écart des autres, pour ignorer certaines règles de la civilisation et même pour choisir de ne pas observer certaines normes d’hygiène. Je suis sûr que tu as vu les livres à l’intérieur et que tu me prends pour un être pervers. Platon n’avait pas grand-chose à dire sur le corps de la femme. Larry Flynt, lui, dit que le corps féminin paraît encore plus doux à l’homme lorsqu’il est sous l’emprise de la passion. En allant un tout petit peu plus loin, on peut dire que la passion fait partie des éléments supérieurs et, finalement, la philosophie de M. Flynt n’est pas si éloignée de celle de Platon. Bien entendu, si l’on parle de sagesse ou d’intelligence, c’est tout autre chose.
  
  Il se tut un instant et me regarda droit dans les yeux. Je vis que les siens avaient des reflets ocre, profonds et éclatants, comme ceux d’un lever de soleil sur le désert.
  
  — L’histoire que tu m’as racontée est un affront à mon intelligence, reprit-il. Je ne te demanderai plus rien sur toi. Tu vis et tu te remets rapidement, c’est ce qui importe. J’espère sincèrement que, quand tu auras regagné la civilisation, tu méditeras les paroles de Platon. Maintenant, il y a une autre chose dont je veux discuter avec toi.
  
  Il se trémoussa sur sa pierre, l’air mal à l’aise. Il venait de frapper des points sensibles et j’avais l’impression qu’il s’apprêtait à aborder – oserai-je le dire ? – des questions plus explosives encore.
  
  — Tu as parlé des missiles, dit-il de sa voix veloutée, je ne vais pas monter en chaire pour faire une homélie mais sache que j’ai mené contre le programme un combat qui a été et restera certainement le plus acharné de ma vie. J’ai perdu, tu le sais. Mais ne crois pas que je cesse d’y penser. Si je trouve un moyen, ou si une occasion se présente, je n’hésiterai pas. Je balaierai par la destruction cette atteinte à la terre, à notre planète, aux éléments supérieurs que l’homme porte en lui.
  
  — Pourquoi y êtes-vous si férocement opposé ? demandai-je. Les bases sont à des kilomètres de votre petit coin au soleil.
  
  — Peut-être mais quand les missiles et les bombes russes arriveront, mon petit coin au soleil, comme tu dis, ne sera plus qu’une vilaine tache noire à la surface du globe. La radioactivité sera telle que plus rien ne pourra vivre ici pendant dix mille ans. Même pas les cactus doux. Même pas les puces qui nous tiennent compagnie jour et nuit à mes bêtes et à moi.
  
  — Vous avez probablement raison, lui accordai-je. Je ne prétends pas détenir la solution. Je sais seulement que la Russie a construit des installations semblables. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas de savoir si l’Amérique a l’intention d’utiliser ses armes nucléaires. En la matière, je suis beaucoup plus préoccupé par les projets de l’Union soviétique.
  
  — Tu as l’art d’éluder les problèmes en faisant porter la responsabilité aux autres. J’ai l’impression d’entendre parler Charles Ajax.
  
  — Que connaissez-vous de Charles Ajax ?
  
  — Beaucoup de choses. Voici des années qu’il passe régulièrement dans la région pour faire de la réclame concernant sa saleté de programme. Il est justement venu il y a quelques jours. Il a prononcé un discours et sa photo a été publiée dans le journal. Ce que je trouve le plus dangereux chez lui, c’est qu’il est convaincu d’avoir raison. Il est beaucoup plus facile à un homme convaincu de convaincre les autres et de les entraîner dans un sentiment de sécurité complètement illusoire. Tu veux vraiment savoir ce que je pense, camarade ? C’est un salaud fini. Je le hais du plus profond de moi-même. D’ailleurs, depuis quelque temps, il se montre enfin sous son vrai jour. Dans son dernier discours, il a tenu des propos dignes du dictateur qu’il est, ou qu’il voudrait être. Tu le connais ?
  
  — Pas personnellement. Mais je suis justement à sa recherche. Je possède des informations que je voudrais lui communiquer.
  
  L’Indien se leva et entra dans sa hutte de briques crues. Il en ressortit un instant plus tard un journal à la main, le Wendover Bugle, qu’il déplia, et me montra la photo de Charles Ajax en train de prononcer son allocution face à une assemblée d’habitants de la région.
  
  Quelque chose me heurta dans cette photo d’Ajax. J’en avais déjà vu un certain nombre dans d’autres journaux. C’était bien Ajax, aucun doute, mais il avait quelque chose de changé. Les yeux. Ils me transperçaient de part en part. Et j’étais sûr de les avoir déjà vus quelque part, mais je ne parvenais pas à me rappeler où. Un frisson me parcourut tout le corps.
  
  — Il est atteint du syndrome de Dieu, décréta Allison. Ces hommes-là me font peur. Et toi, monsieur Carter, j’ai l’impression que tu présentes quelquefois ce syndrome de Dieu.
  
  Il avait de nouveau fait mouche sur un point sensible. Bien sûr, je jouais parfois à Dieu, lorsque je pressais la détente de Wilhelmina, lorsque je plongeais Hugo dans une gorge vulnérable, lorsque je lançais Pierre chargé d’une cartouche mortelle dans un groupe d’agresseurs. Mais je faisais cela pour me protéger. C’était, en quelque sorte, de l’autodéfense.
  
  — Oui, acquiesçai-je, je joue parfois à Dieu. Est-ce que je suis commandé par des élément supérieurs ? Je n’en sais rien. Je dois avouer que je n’ai pas du tout la puissance philosophique d’un Platon. Je fais ce que j’ai appris à faire, tout simplement. Et je le fais bien.
  
  — Pas toujours si bien que ça. Dans le défilé, un autre singe dressé s’en est beaucoup mieux tiré que toi. Il n’a commis qu’une erreur : oublier de t’achever.
  
  Bon Dieu ! mais il avait un don de double vue. J’eus l’impression que ce qui s’était passé dans le défilé se déroulait devant ses yeux, séquence par séquence, comme un film.
  
  — Platon, conclut Rain, a également dit que, tant que les philosophes ne seraient pas des rois, tant que le pouvoir politique et la sagesse n’iraient pas de pair, jamais les Cités ne seraient délivrées de leurs maux. Et la race humaine non plus.
  
  Je le regardai en souriant.
  
  — Pas de morale signée Larry Flint ? demandai-je.
  
  — Non, mais une signée de moi. À chaque nouvelle saison, prends un bain et mets une femme dans ta couche. Tu verras combien tes qualités s’en trouveront améliorées. Même tes qualités de tueur.
  
  — Merci du conseil, répondis-je.
  
  L’heure des adieux avait sonné. Je me levai. Je n’avais pas le cœur de lui dire que j’appliquais ce précepte depuis pas mal d’années. À une variante près : mes saisons étaient beaucoup plus courtes que les siennes.
  
  Il me déposa au petit aéroport. Je le vis longtemps, debout, agitant la main, tandis que l’avion décrivait une large boucle pour mettre le cap au sud-ouest vers Las Vegas. Avec un léger spleen dans l’âme, je me dis que, si un jour la profession que j’avais choisie venait à péricliter, j’irais peut-être me construire une cahute en plein désert à côté de celle de Rain Allison.
  
  Je l’enviais sincèrement. Puces comprises.
  
  
  Felicia m’attendait à l’appartement. Comme elle l’avait promis, elle avait remarquablement amélioré l’ordinaire de la maison. Elle prépara un repas sublime : filet de bœuf grillé et pommes dauphine à la crème aigre-douce, salade exquise et tarte sablée aux fraises. Nous avions fait l’amour avant de passer à table et nous recommençâmes après le dessert. Ce fut merveilleux, car nous étions, elle comme moi, sous l’emprise de la passion.
  
  Felicia fit la grimace sur la blessure de ma tête. Mais il n’était pas question de la laisser enlever l’emplâtre embaumé que Rain Allison y avait appliqué. Je ne souffrais toujours pas et je me sentais l’esprit vif et clair.
  
  — Mais, gémit-elle, en se pinçant le nez, cette horrible cochonnerie qu’il a mis dedans va te communiquer l’infection au cerveau !
  
  — Ce genre d’infection-là, je suis capable de le supporter. Mais il y a un foyer d’infection plus grave que je voudrais nettoyer au plus vite. Est-ce que tu as pensé à d’autres amis à toi qui pourraient nous aider ? Il nous reste très peu de temps avant l’arrivée des Russes.
  
  — Très peu de temps ? Erreur. Il ne nous reste plus de temps. Les Russes sont arrivés hier soir. Ils sont hébergés en Virginie, à Fort Belvoir, jusqu’au début des travaux d’inspection. C’est-à-dire dans deux jours. J’ai lu tout ça dans le journal de ce matin.
  
  — La vache ! Il est encore plus urgent que je contacte Charles Ajax. Je ne pense pas qu’il se trouvait au QG quand je suis allé dans l’Utah. Mais je ne peux pas en jurer. Il faut absolument que je le trouve.
  
  J’appelai son domicile. Le domestique à l’accent me servit le boniment habituel. M. Ajax était absent et Mme Ajax était couchée. À 9 heures du soir. Monsieur devait travailler tard et Madame aller au lit de bonne heure… J’appelai le bureau d’Ajax. Un secrétaire me répondit qu’il n’était pas là. Cette fois, je me dis qu’il était préférable de laisser un message.
  
  — Dites-lui que Nick Carter voudrait le rencontrer pour une affaire importante. Au cas où il l’ignorerait, Nick Carter est l’homme qui a tué le sénateur Barker ainsi que messieurs Allen Pierson, Donald Stanton et Leland Hutchings. Il n’est pas sans savoir, je suppose, que ces hommes ne sont pas décédés des suites d’une crise cardiaque. Je rappelle dans trois minutes.
  
  J’attendis quatre minutes pour composer le numéro du bureau. Ajax décrocha lui-même et me demanda de tout lui raconter en détail.
  
  — Pas au téléphone, répondis-je. Je tiens à vous rencontrer.
  
  Et j’y tenais vraiment. Je voulais voir ses yeux pour pouvoir confirmer ou rejeter cette pensée folle que j’avais eue en regardant sa photo dans le Wendover Bugle.
  
  — Très bien. Passez à mon bureau dans vingt minutes.
  
  — Vous savez bien que c’est impossible. Je suis recherché. Vous allez sortir de votre bureau et prendre Pennsylvania Avenue. Vous passerez devant le Capitole et vous vous arrêterez à l’angle de Pennsylvania et de D Street. Il y a une cabine téléphonique. Quand elle sonnera, vous décrocherez. Et soyez seul.
  
  Je raccrochai et tournai mon regard vers Felicia. Un bras sur l’accoudoir du divan, ses longues jambes repliées sous elle, elle sirotait un brandy. Elle avait aussi acheté du brandy. Effectivement, je n’avais rien d’autre à offrir que du scotch dans cet appartement.
  
  — Il ne viendra pas seul, tu sais.
  
  — Je sais.
  
  Après avoir essayé plusieurs fois de suite le système de détente automatique de Hugo, je fis subir une inspection méthodique à Wilhelmina et sortis de ma réserve deux petits Pierre, l’un chargé d’une cartouche mortelle, l’autre d’une cartouche de gaz soporifique. Dans la salle de bains, j’installai l’œuf mortel dans son sac à malices, bien au chaud près de mes parties nobles, et glissai l’autre dans une poche de ma veste. Si Ajax s’amenait accompagné des fameux Russes « aux costumes sans fantaisie », je sortirais le plus méchant des deux. Si son escorte se composait de gens du FBI, ou d’autres services américains, je les enverrais simplement faire un petit somme.
  
  Si, toutefois, ils m’en laissaient le temps.
  
  — Il faut que je passe d’abord par cette cabine pour noter le numéro, dis-je à Felicia. Ensuite, je vais lui organiser un rallye de toute beauté à travers la capitale et je l’amènerai jusqu’au…
  
  — Chut ! coupa-t-elle en écartant vivement le verre à liqueur de ses lèvres. Je ne veux pas que tu me soupçonnes au cas où il t’arriverait quelque chose.
  
  — Tu as raison. Bon, à tout à l’heure.
  
  — Oui, à tout à l’heure, j’espère…
  
  — Comment ça, j’espère ?
  
  L’œil embué, elle posa son petit verre sur l’accoudoir et vint se serrer contre moi. Elle m’embrassa les lèvres, les joues, le front, et l’emplâtre puant n’avait plus du tout l’air de l’incommoder.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Je descendis Pennsylvania Avenue et me garai à cinquante mètres de D Street. Je courus jusqu’à la cabine, notai le numéro, rejoignis ma voiture et continuai à rouler jusqu’à l’intersection de Kentucky Avenue, près du John Philip Sousa Memorial Bridge.
  
  Là aussi, je pris le numéro d’une cabine. Je fis ensuite demi-tour et remontai vers Kentucky Avenue que j’empruntai en direction de Lincoln Park. Il y avait une douzaine de cabines. J’en choisis une puis repartis dans East Capitol Street jusqu’à l’embranchement de la Dix-neuvième Rue.
  
  Au loin, le DC Stadium, patrie des Peaux-Rouges, se profilait comme un monstre endormi. Derrière, c’était l’Anacostia River et l’East Capitol Bridge. Deux grands parkings s’étendaient de part et d’autre du stade. Je choisis celui de droite, coupai les phares et allai ranger ma voiture contre la façade sous un encorbellement. Je descendis et marchai jusqu’à un alignement de cabines bordant la clôture métallique qui empêchait les passants d’aller se promener dans le stade désert.
  
  Le claquement de mes semelles se répercutait dans le stade comme dans une chambre d’écho géante. Sa résonnance vibrait dans les lourdes grilles d’acier, tel le pas surnaturel d’un athlète antique revenu de la nuit des temps pour fouler le sol du terrain avant de se dissiper dans l’obscurité à l’extrémité du parking.
  
  J’étais fin prêt à lancer Charles Ajax dans une traversée rapide de la ville avant de l’attirer sur le parking discret du DC Stadium.
  
  C’était le lieu de rencontre que j’avais choisi. Mais je ne me leurrais pas. Je savais qu’il ferait protéger ses arrières. J’étais curieux de savoir si la protection en question serait assurée par des agents du FBI ou par les vedettes du cirque de Moscou qui avaient si joliment laissé filer Felicia Starr.
  
  Avant de décrocher et de glisser ma monnaie dans la fente, je palpai mes deux petits Pierre. Lequel allais-je mettre à contribution ce soir ? Le gentil ou le méchant ?
  
  Certes, il était encore possible que, conscient de son importance, Charles Ajax décide qu’il n’avait personne à craindre et vienne seul. C’était ce que j’espérais, contre toute probabilité. Je voulais le voir tranquillement entre quatre z’yeux et tout lui dire sur le sénateur, Pierson, Stanton et Hutchings. Et, surtout, je tenais à lui parler de son bras droit, John Pesco et de l’espion-exécuteur russe connu sous le nom de Martin Steel.
  
  Ensuite, pour l’achever, je lui balancerais des noms comme Natoly Dobrinka, le contact des espions à l’ambassade soviétique et Harold Brookman, le plus gros des crustacés que j’avais jusqu’à présent découvert dans ce panier de crabes. Harold Brookman, principal adjoint du secrétaire à la Défense et, de ce fait, patron direct de Charles Ajax. Je voulais regarder les yeux étranges du chef du programme d’armement en missiles, lorsque je lui raconterais que Brookman, son supérieur, était à la tête d’un gang de traîtres.
  
  Je composai le numéro de la cabine située à l’angle de Pennsylvania Avenue et de D Street. Il décrocha à la première sonnerie. J’attendis cinq secondes avant de parler, pour entendre le petit clic caractéristique qui me dirait qu’il avait amené un technicien pour enregistrer la conversation. Il n’y eut pas de clic.
  
  — Rendez-vous au carrefour de Pennsylvania et de Kentucky Avenue, dis-je. Il y a six cabines sur la place en bas de la bretelle du Sousa Bridge. La troisième à partir de la gauche sonnera dans exactement quatre minutes.
  
  — Dans quatre minutes ? Mais c’est imposs…
  
  Je raccrochai en souhaitant furieusement qu’il y serait. Il y était. Le téléphone sonna deux fois et un Charles Ajax hors d’haleine répondit.
  
  — Maintenant, vous prenez la direction du nord-ouest. Remontez Kentucky Avenue jusqu’à Lincoln Park. Il y a douze cabines à l’extrémité sud. Celle de droite sonnera dans trois minutes.
  
  — Mais enfin, gémit-il, vous savez bien que je ne pourrai jamais y être.
  
  Ce n’était pas impossible, simplement difficile. J’espérais toujours aussi furieusement qu’il décrocherait à la troisième sonnerie.
  
  Perdu. Le satané ronfleur sonna six fois avant que j’entende la voix épuisée de Charles Ajax.
  
  — Accordez-moi une pause, Carter, grogna-t-il. Je ne suis plus de toute première jeunesse, vous savez.
  
  — Voyons, fis-je d’un ton très irrévérencieux. Je ne vous ai pas demandé de pousser votre voiture. Montez dedans.
  
  — Très amusant. Bien, où va-t-on, maintenant ?
  
  — Prenez East Capitol, vers la périphérie. Au croisement de la Dix-neuvième Rue, vous trouverez une cabine isolée. La sonnerie tintera dans deux minutes.
  
  — Combien ?
  
  Je raccrochai. Pour mettre moins de cinq minutes, il fallait qu’il fonce comme un dingue et grille tous les rouges. C’est apparemment ce qu’il fit car, à la quatrième sonnerie, il décrocha. Il était tellement essoufflé à sauter hors de sa voiture pour courir à une cabine, puis à recourir à sa voiture pour foncer vers une autre cabine qu’il pouvait à peine articuler.
  
  — Et… et… maintenant ?
  
  J’eus envie de lui faire rebrousser chemin vers le centre de Washington, peut-être même jusqu’au Lincoln Memorial, mais je n’avais plus de numéros de cabines publiques sur mon calepin. J’étais bien obligé de mettre fin à sa cavalcade. S’il avait des hommes avec lui et s’ils avaient réussi à ne pas le perdre, je n’allais pas tarder à le savoir.
  
  — Roulez jusqu’au DC Stadium, dis-je et garez-vous dans le parking de droite, bien au milieu. Descendez de voiture et entrez dans la deuxième cabine à gauche de la porte C.
  
  Et c’est là que je commis mon erreur. J’oubliai de lui dire dans combien de temps il devait décrocher. Maintenant, il savait que le stade était l’aboutissement de son périple. Sa voix gazouillait presque lorsqu’il me demanda :
  
  — Dans combien de temps dois-je y être ?
  
  J’essayai de retrouver une contenance.
  
  — Eh bien, répondis-je, c’est à deux pas de l’endroit où vous êtes. Je vous donne une bonne minute.
  
  Je savais qu’il avait compris que je l’attendais sur ce parking, probablement dans une autre cabine. Il commencerait par chercher ma voiture. Vite, je sortis et allai la garer hors de vue, à l’abri du mur ovale qui entourait le stade. Je revins en trombe jusqu’à la cabine, dévissai l’ampoule électrique et fermai la porte.
  
  Il était temps. Une seconde plus tard, une voiture entrait lentement dans le parking en balayant de ses phares l’esplanade vide. Elle stoppa à une quinzaine de mètres. Ajax ne sortait pas. Je savais qu’il regardait la cabine à la porte fermée. Il savait que j’étais dedans.
  
  Les minutes passaient et personne ne descendait de la voiture. Je commençais à avoir une furieuse envie de faire quelque chose, mais je savais que sortir serait une erreur. Naturellement, le téléphone que j’avais indiqué ne sonnait pas. Ajax m’avait fait la pige en utilisant ma propre erreur.
  
  Il fallait que je trouve une issue. Trop tard, des voitures firent irruption dans le parking qui fut brusquement illuminé par le faisceau des phares et des projecteurs. Je me recroquevillai au fond de la cabine mais les lumières ne tardèrent pas à me trouver et à se braquer sur moi.
  
  Des hommes jaillirent des six voitures et s’agenouillèrent, le pistolet pointé dans ma direction. Je me relevai comme un acteur sous les feux de la rampe.
  
  — FBI ! hurla un homme dans un porte-voix. Avancez de dix pas vers nous, monsieur Carter. Sinon, nous ouvrons le feu.
  
  Les canons d’une vingtaine de 38 Special réglementaires me regardaient de leur œil menaçant. Malgré ma position, j’eus un soupir de soulagement. Au moins, Charles Ajax n’avait pas amené des Russes avec lui. Cela ne prouvait rien, pourtant je me sentais mieux.
  
  Mais j’avais envie de me donner des claques pour avoir tout flanqué par terre aussi bêtement.
  
  Si je n’avais pas fait comprendre à Ajax qu’il était arrivé au terme du parcours, le FBI ne se serait jamais rendu aussi vite sur les lieux. J’aurais eu au moins une minute ou deux pour lui parler, pour le voir, pour m’assurer qu’il n’était pas un traître.
  
  Maintenant je ne pouvais que m’exécuter et faire les dix pas en avant. Cela m’amènerait à trois ou quatre mètres de sa voiture et, avec un peu de chance, je pourrais peut-être l’examiner rapidement.
  
  Il ne m’en laissa pas le temps. J’avais fait quatre pas lorsque sa voiture démarra dans un hurlement de pneus et une gerbe de graviers. Je la vis foncer vers la sortie du parking et s’engouffrer dans les rues de Washington.
  
  Les hommes du FBI se concentraient autour de moi. L’un d’eux sortit une paire de menottes mais un de ses collègues secoua la tête. Inutile de me passer les menottes avec une escorte pareille.
  
  — Suivez-nous, Monsieur, m’ordonna un jeune agent musculeux et rasé de près. Pas d’incartade et tout ira bien pour vous. Allez jusqu’à la voiture qui est ici, devant vous. Marchez doucement.
  
  Je marchai doucement. Dès que je fus sorti du cercle des projecteurs et que je sentis que toute la troupe était agglutinée autour de moi, je glissai la main dans la poche de ma veste et dégoupillai le Pierre soporifique. Fais une prière pour ne pas avoir encore commis une erreur en interchangeant les deux œufs, Nick, me dis-je intérieurement. Si tu t’es trompé, cette fois, ce n’est plus un citoyen recherché par la police que tu seras mais l’ennemi public N® 1.
  
  Même pour un tueur d’élite de l’AXE, il serait difficile de justifier la mort d’une vingtaine d’agents du FBI.
  
  Je pris bien profondément ma respiration, sachant qu’il faudrait que je la retienne pendant au moins deux minutes avant que le gaz ne se soit dissipé dans l’air immobile de la nuit. En arrivant au niveau de la voiture, je laissai tomber la petite bombe à terre, montai à bord et claquai la portière.
  
  Je continuais à retenir mon souffle car un peu de gaz pouvait peut-être s’infiltrer dans le véhicule. Fasciné, je regardai les hommes s’effondrer par grappes de deux ou trois, comme des quilles fauchées par une boule.
  
  En trente secondes, tout fut terminé, mais je m’abstenais toujours de respirer. Je démarrai, fis un rapide slalom entre les corps endormis, sortis du parking et pris la direction d’East Capitol Street. Je roulais lentement, plus rien ne me pressait. Naturellement, il était inutile de rappeler Charles Ajax. Il était tout aussi inutile de traîner dans la rue. Dans une heure, les agents du FBI allaient s’éveiller, fous comme des chiens enragés.
  
  Dès qu’ils auraient fait leur rapport, j’allais avoir tous les flics de la ville, secrets ou non, à mes trousses.
  
  Sur le chemin de mon appartement, je fis une halte à Lincoln Park. J’entrai dans la cabine que Charles Ajax avait utilisé, humai l’air, croyant reconnaître une odeur familière, et composai le numéro personnel de Hawk.
  
  — Vous vous enfoncez de plus en plus, Nick, répondit-il lorsque je lui eus fait part de mes derniers exploits. Les Russes sont arrivés et notre équipe de techniciens atterrira à Moscou dans moins d’une heure. Vous ne voyez donc pas que vos folies mettent de l’huile sur le feu dans une situation qui est déjà extrêmement délicate, explosive, dirais-je même. Que faut-il que je fasse pour que vous compreniez ?
  
  — Que vous me disiez la vérité, Sir.
  
  — Écoutez-moi, Nick. Nous sommes au courant de la présence de Martin Steel sur notre territoire. Nous savons que cette présence a quelque chose à voir avec la mission de contrôle et nous avons pris toutes les dispositions de sécurité nécessaires.
  
  — Pourquoi n’a-t-on pas parlé des traîtres que j’ai exécutés ?
  
  — Est-ce que vous imaginez ce qui se passerait si la population apprenait que des espions tournent autour du programme d’armement ? Est-ce que vous vous rappelez les difficultés que le Congrès a rencontrées pour pouvoir adopter ce programme ? Est-ce que vous vous souvenez de la violente opposition de l’opinion publique et de certains groupes de pression ? Si les événements actuels sont rendus publics, vous pouvez être certain qu’il y aura des émeutes terribles dans la population ! Résultat : non seulement des millions de dollars auront été jetés par les fenêtres, mais notre capacité de riposte sera totalement dépassée par celle des Soviétiques. Voilà pourquoi vous menez un jeu explosif. Jusqu’à présent, grâce à Charles Ajax, la presse n’a eu vent de rien. Mais Ajax n’est pas Dieu le Père. Un jour ou l’autre…
  
  — Un jour ou l’autre, il faudra dire la vérité ! interrompis-je. Vous qui prétendez avoir la situation en main, savez-vous qu’il y a quelques jours, un imposteur est entré dans la base du secteur J à Wendover, qu’il est descendu dans les souterrains et qu’il a pu assister au passage d’un missile sur une voie ferrée ?
  
  — Qui vous en a informé ?
  
  — Personne. L’imposteur, c’était moi.
  
  — Mais, ma parole, Nick, vous avez perdu la tête ! Il faut que vous cessiez immédiatement de jouer ce jeu. Vous devez vous livrer comme l’a ordonné le Président. Il faut…
  
  — Ne vous fatiguez pas, Sir, coupai-je, je suis un peu dur d’oreille, ces derniers temps. Mais je suis sûr que cela ira beaucoup mieux lorsque vous m’aurez expliqué pourquoi vous avez menti au sujet de cette visite dans ma chambre d’hôtel le soir où Martin Steel m’a tiré dessus.
  
  — Je ne vous ai pas menti, assura Hawk d’une voix vibrante de sincérité. Je ne suis jamais venu vous voir dans cet hôpital ! Je ne savais rien de cet événement avant que vous ne m’en parliez vous-même. C’est la vérité toute nue, Nick !
  
  Je commençais à le croire. Quelque chose me disait qu’il ne mentait pas. Mais alors qui était venu dans cette chambre me regarder en secouant la tête à la manière de Hawk ? Qui avait eu le courage héroïque de se ficher entre les lèvres un de ces cigares dégueulasses qui font les délices du boss ? Qui ?
  
  J’eus brusquement une idée. Peut-être pas lumineuse mais, en tout cas, c’était une idée. Il fallait que j’aille vérifier quelque chose.
  
  — Au revoir, Sir, dis-je.
  
  — Nick, je vous en conjure, allez vous constituer prisonnier au QG du FBI. Ou bien venez me voir. Je vous…
  
  Je raccrochai. Il y avait urgence.
  
  Je fonçai comme un fou jusqu’à Blair House, garai la voiture du FBI devant sans y déposer ma carte de la CIA. Que la fourrière l’embarque. Que les flics et le FBI se creusent la tête pour savoir ce qui lui était arrivé. Je grimpai en vitesse à mon appartement qui était tout proche.
  
  Felicia écouta mon récit en hochant la tête d’un air entendu, comme si elle n’en attendait pas moins. Avait-elle perdu confiance en moi simplement parce que je n’étais pas rentré, une fois de plus, avec un trou dans le corps ?
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? demanda-t-elle.
  
  — Tu veux vraiment le savoir ?
  
  — Non. Est-ce que ce sera dangereux ?
  
  — Peu probable. Les morts sont rarement dangereux.
  
  Je la laissai se débrouiller avec cette énigme et redescendis vivement jusqu’à la voiture du FBI. Elle était toujours là. Puisque son conducteur légitime était encore en train de ronfler comme un sonneur dans le parking du stade, je décidai de continuer à m’en servir. Je fis un demi-tour sur les chapeaux de roues et filai vers la morgue municipale qui était nichée entre le Congressional Cemetary et le DC General Hospital.
  
  Cette idée de construire la morgue en sandwich entre un hôpital et un cimetière m’avait toujours paru un arrangement aussi commode que macabre. Je supposais que cela s’était fait uniquement pour des raisons pratiques. Il y avait d’ailleurs, plusieurs entreprises de pompes funèbres dans le même quartier.
  
  Je sortis ma plaque du Trésor public pour obtenir la coopération du gardien, un vieux gazier à l’œil morne et à la mine renfrognée qui devait avoir eu cet emploi par héritage. Une chose, en tout cas, sautait aux yeux, il ne l’avait pas conquis par son zèle et son dévouement à l’égard de l’administration.
  
  — Un homme a été repêché il y a cinq jours dans le Potomac, lui dis-je. Nous ne l’avons pas encore identifié et je voudrais revoir le corps.
  
  Je connaissais le système. Les corps non identifiés étaient, en principe, inhumés aux frais de la collectivité trois ou quatre jours après leur découverte. Ceux qui portaient les signes d’un certain statut social (dents en or, ongles propres, corps soigné) étaient conservés pendant un délai qui pouvait aller jusqu’à un mois. J’avais l’intuition que ce corps-là répondait à toutes les exigences requises pour faire un long séjour dans la glacière.
  
  Sans décoller le postérieur du confortable siège qu’il occupait dans une loge dallée de marbre, le gardien me répondit :
  
  — Vous voyez cette porte, vous prenez l’escalier jusqu’au premier étage. Ensuite, il y a une porte vitrée, vous la poussez. Le corps se trouve dans la troisième travée sur la gauche. Tiroir du bas.
  
  — Merci. Et excusez-moi pour le dérangement.
  
  Imperméable à la facétie, il replongea instantanément dans son hébétude administrative. Je suivis ses indications à la lettre.
  
  S’il existe une chose moins appétissante qu’un cadavre étalé sur un trottoir dans une mare de sang, c’est, indiscutablement, un cadavre dans une morgue. La peau transparente et cyanosée suffit à elle seule à vous donner la chair de poule. Les traits du visage, inertes et gonflés donnent l’impression de n’avoir jamais été ceux d’un être vivant. Dieu sait si j’avais déjà vu des cadavres dans des morgues, pourtant ils me donnaient toujours le frisson.
  
  J’ouvris lentement le caisson qui glissa sur ses roues bien huilées. Les pieds m’apparurent en premier. Une fiche était attachée au gros orteil droit. J’y lus un numéro, 37622, et une indication de lieu : 360 m S.E. Th. Roosevelt Bridge, rive ouest Potomac, État de Virginie.
  
  J’ouvris un peu plus. Une plaie béante à la poitrine indiquait que l’homme avait été tué de plusieurs balles tirées à bout portant, probablement par une arme automatique. Un AK-47 ? À l’évidence, il avait été précipité du haut du Théodore Roosevelt Bridge et avait dérivé jusqu’à la rive côté Virginie face au Lincoln Memorial.
  
  Je n’avais aucune idée de ce que signifiait le N® 37622. Il indiquait peut-être le nombre de cadavres qui avaient été repêchés dans le fleuve depuis la fondation de Washington. J’étais certain d’une chose : ce corps était celui dont on avait parlé dans la rubrique nécrologique du journal lorsque j’avais cherché des nouvelles de mes assassinats.
  
  Lorsque j’en arrivai au visage, la secousse électrique qui me traversa le corps donna à ma propre peau la pâleur cyanosée de celle d’un mort.
  
  Je reconnaissais ce visage, aussi boursouflé fût-il. Je l’avais souvent vu en photo dans les journaux. Je l’avais encore vu récemment près de la hutte d’un Indien nommé Rain Allison.
  
  Mais cette fois, ce ne pouvait pas être le même homme. Impossible.
  
  Ma mémoire et mon instinct ne m’avaient pas trompé. Ce corps était bel et bien celui de Charles Ajax.
  
  Seulement Charles Ajax était tout à fait vivant. Il avait prononcé un discours, quelques jours plus tôt dans l’Utah, dans la petite ville de Wendover. Je lui avais parlé au téléphone plusieurs fois dans la soirée.
  
  Si ce cadavre était réellement celui que je pensais comment se faisait-il qu’il n’ait pas été identifié ?
  
  La plupart des habitants de Washington l’auraient reconnu sur-le-champ. Ce que je voyais ne me plaisait pas du tout. Je voyais une paire d’yeux. Celle des huit photos que m’avait montrées David Hawk au QG de l’AXE. Et celle de la photo que m’avait montrée Rain Allison.
  
  Un schéma d’explication était en train de s’esquisser dans mon crâne. Un schéma qui corroborait mon intuition. Il fallait que je découvre la vérité.
  
  Et au plus vite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  La maison de Charles Ajax se trouvait dans le quartier de Queens Chapel Manor, sur l’autre rive de l’Anacostia, dans le Maryland. Comparée à la demeure de John Pesco, son conseiller principal, c’était une habitation modeste. Bizarre.
  
  Je ne perdis pas de temps. Je me garai à cent mètres de la maison et marchai dans la rue sombre jusqu’à la porte d’entrée. Je sonnai et cherchai dans ma poche mon portefeuille avec ma plaque bidon du Trésor public.
  
  Une énorme brute attifée en majordome se présenta à la porte. Je n’eus même pas besoin d’entendre la voix du géant pour savoir qu’il parlait avec un accent et que c’était lui qui m’avait répondu au téléphone.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
  
  Un accent des pays de l’Est, aucun doute possible. Peut-être russe. Mais je me méfiais des conclusions hâtives.
  
  — Je voudrais voir Mme Ajax, répondis-je en ouvrant mon portefeuille.
  
  Il ne regarda même pas la plaque.
  
  — Pas là, éructa-t-il.
  
  — Où est-elle ? J’ai des nouvelles très préoccupantes à lui communiquer concernant son mari. Il faut absolument que je la voie et que je puisse lui parler.
  
  — En France, grogna le majordome. Elle est partie pour Paris ce matin de bonne heure. Elle ne reviendra probablement pas avant deux ou trois mois.
  
  Évidemment, j’aurais pu estourbir cette espèce d’orang-outan et fouiller la maison moi-même mais je n’étais pas assez sûr de mes soupçons. Le corps que j’avais vu à la morgue était peut-être celui d’un homme qui ressemblait à Charles Ajax. J’étais tellement obnubilé par mon idée que mes yeux avaient pu me jouer des tours.
  
  — Pouvez-vous me donner le nom de son hôtel à Paris ?
  
  — Elle va chez des amis, fit l’autre sans sourciller.
  
  Soit il avait soigneusement préparé ses réponses à l’avance, soit il disait la vérité.
  
  — Oui, bien sûr, commentai-je. Pouvez-vous me dire quel vol elle a pris ?
  
  — Je n’ai rien à dire, répliqua-t-il. Mme Ajax ne veut pas être dérangée.
  
  Lorsque la porte me claqua au nez, j’eus presque envie de la défoncer et d’aller découper ce majordome russe en fines lamelles.
  
  Si seulement j’avais eu une certitude.
  
  Je m’assis dans ma voiture et réfléchis un moment. J’avais un ami au Département d’État et je savais pouvoir lui faire confiance, au moins pour se charger de quelques menues recherches.
  
  J’entrai dans un drugstore et appelai mon ami Henry Riddle.
  
  — Salut Hank ! Je voudrais que tu me fasses quelques vérifications concernant Mme Charles Ajax, prénom Henriette, qui est censée avoir pris l’avion pour Paris ce matin de bonne heure. Il me faudrait son numéro de passeport.
  
  Je lui donnai le numéro du drugstore pour me rappeler et passai un coup de fil à un ami qui travaillait à la TWA.
  
  — Ça boume, Bill ? Dis-moi, j’ai besoin d’un petit service. Tu vas me passer en revue tous les vols pour Paris depuis hier soir minuit. Je veux savoir si une certaine Mme Charles Ajax ou Henriette Ajax, a pris l’un de ces vols. Ne me pose pas de questions, vieux. Rappelle-moi simplement au 555 12 12 dès que tu auras le renseignement.
  
  Je raccrochai sans lui laisser le temps de me dire que je lui demandais la lune. Bill ignorait peut-être même que j’étais recherché mais Henry Riddle avait obligatoirement dû l’apprendre au Département d’État. Au courant ou pas, je savais que les deux hommes répondraient à ma demande. Ils me devaient des services sans commune mesure avec celui que je leur demandais.
  
  Les résultats ne se firent guère attendre. J’en étais à mon second café et m’apprêtais à appeler Felicia simplement pour le plaisir d’entendre sa voix lorsque le téléphone sonna. Je fis un clin d’œil au caissier et décrochai moi-même. C’était Bill.
  
  — Si elle est allée à Paris, ta donzelle s’est embarquée sous un autre nom, m’apprit-il. Tu ne veux pas que je te cherche quelqu’un d’autre, tant que tu y es ?
  
  — Le Père Noël, si ça t’amuse. Mais je crois qu’il se déplace par ses propres moyens. Allez, ciao et merci. Mais ne te crois pas quitte pour autant.
  
  Il grommela quelque chose d’inintelligible et je raccrochai. Une minute plus tard, le téléphone sonnait à nouveau. C’était Henry Riddle.
  
  — Je ne peux pas te donner le numéro de passeport de Mme Charles Ajax, me dit-il. Pour une bonne raison : elle n’en a pas. D’après mes renseignements, elle a une trouille bleue de l’avion et du bateau. D’ailleurs, elle déteste aller à l’étranger. Il paraît qu’elle mène une vraie vie de recluse et ne sort jamais de chez elle. Elle a la phobie du monde extérieur.
  
  OK. Cette fois, c’était décidé, j’allais entrer chez les Ajax. J’attendrais que toutes les lumières soient éteintes et essaierais de passer sans me faire remarquer par le gorille soviétique. J’avais dans l’idée que Mme Ajax était séquestrée quelque part dans une chambre.
  
  Il fallait coûte que coûte que je la fasse sortir. Qu’elle m’accompagne à la morgue pour me dire si le corps que j’y avais vu était celui de son mari ou celui d’un autre.
  
  Je n’eus pas longtemps à attendre. Les lumières n’étaient pas éteintes mais un événement inattendu vint faire capoter mes projets.
  
  J’étais avachi sur mon siège, en train de tripoter l’emplâtre odorifère de Rain Allison lorsqu’une chose dure et froide se colla à ma tempe gauche.
  
  — Ne bougez pas, ne vous retournez pas, ne criez pas, m’ordonna une voix calme et sans timbre. Vous êtes surveillé des deux côtés.
  
  Du coin de l’œil, je vis l’homme à ma gauche. À droite, deux autres hommes passèrent la tête par la vitre baissée. Je maudis la température estivale. Si nous avions été en hiver, j’aurais à coup sûr remonté les vitres et peut-être laissé tourner le moteur, ce qui m’aurait donné une chance de leur griller la politesse.
  
  Dans le cas présent, je m’abstins de me retourner, de bouger et de crier. Je restai bien sage tandis qu’une douzaine d’agents du FBI m’extirpaient de ma voiture, me menottaient les mains dans le dos et me jetaient sur le siège arrière d’une autre voiture.
  
  — Écoutez-moi, dis-je au moment où la voiture démarrait en trombe dans la rue endormie. Il faut que vous sachiez que Charles Ajax est mort. Je l’ai vu à…
  
  — Taisez-vous ! lança l’homme qui se tenait à ma droite. Nous ne voulons rien entendre.
  
  Celui qui se tenait à ma gauche approuva en silence.
  
  — Mais, bon Dieu ! il faut que vous m’écoutiez.
  
  — Nos ordres sont très clairs, monsieur Carter. Vous pouvez nous raconter que vous êtes Dieu le Père et même faire un ou deux miracles sous nos yeux, nous exécuterons les ordres. Vous le savez.
  
  Pour le savoir, je le savais. Pourtant j’aurais bien aimé avoir quelques miracles à sortir de mon chapeau. Non que je veuille prouver quoi que ce soit à ces automates bornés, mais si j’avais pu les faire disparaître en fumée avec leurs saletés de menottes qui commençaient à me transformer les poignets en biftecks saignants…
  
  Il y avait deux voitures devant et une derrière. Pas de miracle possible, d’autant plus qu’ils m’avaient délesté de Hugo et Wilhelmina. Il me restait bien Pierre mais pas question de l’utiliser dans cette voiture. Même vitres baissées, je serais mort avec eux.
  
  La première lueur d’espoir se profila à l’horizon lorsque je vis que nous prenions la direction de Fort Belvoir. Hawk m’avait dit que, si l’on me prenait, on m’emmènerait là-bas et qu’on m’y mettrait à l’isolement total sous la garde de la police militaire en attendant la fin des missions de contrôle.
  
  Par quel caprice du destin fallait-il que je me retrouve au même endroit que les Russes ?
  
  À la vérité, le destin n’avait rien à voir là-dedans. Maintenant, mes chances d’en apprendre plus sur Charles Ajax et sur la mission de contrôle soviétique étaient pratiquement inexistantes.
  
  J’essayai une nouvelle fois d’expliquer aux hommes du FBI que j’étais persuadé que Charles Ajax avait été éliminé et que quelqu’un avait pris sa place. J’avais une petite idée de l’identité de ce quelqu’un, mais pas la moindre preuve.
  
  — Suffit ! trancha l’homme de droite. Je vous ai déjà dit que…
  
  — Je sais, même si j’étais Dieu le Père et que je vous faisais deux ou trois miracles sous le nez vous continueriez à suivre vos instructions. Enfin, j’arriverai peut-être à convaincre quelqu’un à Fort Bel-voir.
  
  L’agent de droite et l’agent de gauche se tournèrent vers moi avec des yeux ronds, stupéfaits de voir que j’avais deviné ma destination. Je n’avais rien deviné. Hawk me l’avait dit.
  
  Laissons ces foutus automates croire que j’ai accompli mon premier miracle, me dis-je intérieurement.
  
  La fouille au poste de garde de Fort Belvoir fut on ne peut plus minutieuse. Le FBI me confia à la garde d’un peloton de Marines baraqués et dont la tendresse ne devait pas être la qualité première. Ces honorables responsables du maintien de l’ordre me conduisirent dans une pièce entièrement vide, me déshabillèrent, trouvèrent Pierre dans son petit nid chaud et me le subtilisèrent. Ils ne s’estimèrent satisfaits que lorsque toutes les parties apparentes de mon individu et une portion congrue de mes intérieurs eurent été méticuleusement examinées.
  
  Ensuite, un médecin me passa un fluoroscope pour s’assurer que je n’avais pas avalé un lance-roquettes pour le régurgiter ultérieurement et m’en servir contre mes gardes. Apparemment, les Marines ne laissaient rien au hasard. Leur principe de base était que tout était possible.
  
  Après un check-up complet, on me remit une tenue de prisonnier. Les lettres POW étaient imprimées au pochoir sur la veste, le pantalon et même les souliers et les chaussettes.
  
  Ces lettres, naturellement, signifient Prisonner of War[5]. J’en conclus que les oripeaux dataient du Viêt-nam, voire peut-être de la Seconde Guerre mondiale. Peu importait, ils étaient chauds et relativement confortables. On me fit passer dans une petite cellule sans fenêtre dont les seules commodités étaient une couchette de ferraille couverte d’un matelas épais comme une feuille de papier à cigarette et une ampoule électrique, encastrée dans le plafond et protégée par un solide grillage. Dans un coin du réduit, je vis également une caméra de télévision en circuit fermé. Naturellement, elle était placée suffisamment haut pour être hors d’atteinte.
  
  On me laissa un répit de quinze minutes pour prendre possession de mon domaine puis trois Marines accompagnés d’un capitaine entrèrent dans la cellule. Le capitaine, petit et épais, avait à peu de choses près les proportions d’un coffre-fort. Les muscles saillaient de partout sous ses vêtements et même sur son visage lorsqu’il se mit à parler pour me faire le laïus réglementaire :
  
  — Monsieur Carter Nicholas, par ordre du Président, vous êtes temporairement déchu de tous vos droits civiques et constitutionnels. Jusqu’à nouvel ordre du Président, vous serez détenu en ces lieux et soumis à une surveillance constante. Votre vie ne sera pas menacée et vous ne subirez aucune forme de mauvais traitement. Toutefois, je dois vous avertir que la moindre tentative d’évasion donnera lieu à une intervention implacable et que tous les moyens nécessaires seront mis en œuvre pour s’y opposer. Si vous essayez d’attenter à votre vie…
  
  Je coupai le son à ce moment-là. Je dénombrai exactement trois moyens possibles d’attenter à ma vie à l’intérieur de cette cellule : 1) Me cogner la tête contre la couchette métallique suffisamment fort et suffisamment longtemps pour me fracasser le crâne. 2) Cesser de respirer jusqu’à ce que ma peau ait acquis la couleur translucide et cyanosée de celle de Charles Ajax. 3) Me dévêtir, avaler mes fripes avec leurs lettres POW et crever d’une indigestion. En dehors de cela, à moins d’avoir une crise cardiaque comme celle du sénateur, j’étais condamné à rester en vie.
  
  Le capitaine repartit avec deux des Marines. Le troisième se planta devant la porte verrouillée. Il était équipé d’un M-16 qu’il tenait en position de tir et d’un gros automatique de calibre 45, qu’il portait à la ceinture. J’avais l’impression d’avoir déjà croisé ce paroissien-là quelque part. Je me trompais sans doute. Je décidai d’ignorer sa présence et de m’allonger sur ma couchette. Impossible de me détendre. Je reportai mon attention sur le garde. Bon sang, mais c’était sûr, je connaissais ce type !
  
  — Je suppose que je me suis trompé et que je suis monté dans un compartiment non-fumeurs, commençai-je d’un ton sarcastique.
  
  — Vous avez droit à une cigarette toutes les heures, monsieur Carter, répondit le jeune homme en se tournant vers moi. Vous voulez que j’appelle quelqu’un pour vous en apporter une ?
  
  — S’il vous plaît. Mais pas n’importe quoi. J’ai un paquet de NC, ma marque personnelle, dans la poche de la veste que vous m’avez prise. Vous croyez que vous pourriez me le récupérer ?
  
  Il esquissa quelque chose qui ressemblait à un début de sourire mais n’alla pas jusqu’au bout.
  
  — Désolé, Monsieur, mais vos cigarettes sont parties au labo pour subir un contrôle et une analyse.
  
  Je soupirai.
  
  — Vous avez eu raison, dis-je. Autant vous l’avouer tout de suite : il y a un M-16 en pièces détachées dans le double fond du paquet.
  
  — Ça ne sert à rien de vous moquer, monsieur Carter. Alors, est-ce que vous voulez une cigarette, oui ou non ?
  
  — Si je ne peux pas avoir les miennes, ce sera inutile, répondis-je.
  
  Je le regardai de nouveau dans les yeux. Il me sourit.
  
  — Eh oui, Sir, vous me connaissez, fit-il, lisant la perplexité sur mon visage. Enfin, nous nous sommes déjà rencontrés.
  
  — Je m’en doutais, dis-je avec une recrudescence d’intérêt pour mon entourage. Attendez. Laissez-moi me rappeler.
  
  Je fouillai dans mes souvenirs. Oui, c’était cela. Il y avait longtemps. Après avoir éliminé une bande de terroristes, je m’étais fait récupérer en Méditerranée par un porte-avions. Hank était à bord. J’étais blessé et l’on m’avait conduit à l’infirmerie.
  
  Il y avait aussi une fille. Je lui avais fait confiance et lui avais sauvé la vie. Elle m’avait aussi sauvé plus tôt, au cours de ma mission. Mais là, sur ce porte-avions, elle m’avait dit qu’elle devait prendre la fuite et tuer ceux qui avaient abattu son père. C’était une fille splendide. Elle avait la peau dorée et une voix mélodieuse.
  
  Seulement elle partait sous escorte vers une prison américaine. Lors de la fouille, un pistolet automatique avait échappé à la vigilance des gardes. J’étais étendu sur une couchette de l’infirmerie et elle s’apprêtait à me tuer.
  
  Je l’avais eue par surprise en lui lançant un plateau. Mais elle m’avait touché au second coup de feu et m’aurait fait la peau si deux énormes Marines n’avait fait irruption dans la pièce pour la désarmer et la traîner hurlante et gesticulante hors de l’infirmerie. Ils m’avaient sauvé la vie.
  
  Et cet énorme Marine qui se tenait devant ma porte, le PM au poing était l’un de ceux qui l’avaient maîtrisée.
  
  — Bon Dieu ! m’exclamai-je en me levant et en m’approchant du garde la main tendue. Ça me fait plaisir de vous revoir !
  
  Sans réfléchir, il me serra la main. J’aurais pu en profiter pour lui démancher le bras et le neutraliser.
  
  Seulement il y avait cette satanée caméra. Mieux valait essayer de le rallier en douceur.
  
  — Moi aussi, je suis content de vous revoir, monsieur Carter. Et je suis bien ennuyé de ce qui vous arrive. Franchement, je ne comprends pas pourquoi on vous enferme comme ça. Mais j’ai des ordres, vous comprenez.
  
  — Je comprends.
  
  Je lui relâchai la main. Réalisant qu’il venait de commettre une ânerie, il la ramena vivement sur le pontet de son arme.
  
  — Dites-moi, poursuivis-je, on ne m’avait pas donné votre nom à l’époque quand vous m’avez évité de me faire trouer la peau par cette pépée.
  
  — Je m’appelle David Anderson, Sir.
  
  — Ah ! Et d’où êtes-vous ?
  
  — De Duluth, dans le Minnesota.
  
  — Je m’en doutais en vous entendant parler. J’adore votre accent du Minnesota.
  
  — Il y a beaucoup de descendants d’immigrés suédois par chez nous.
  
  — Ah oui ? Tiens, dans le fond, si ça ne vous ennuie pas, je vais accepter cette cigarette, maintenant. N’importe quelle marque fera l’affaire.
  
  Il ne prit même pas le soin d’appeler un autre garde. Cette fois, il posa carrément son arme pour farfouiller dans ses poches et en tira un paquet de Doral. Il alluma la cigarette lui-même et me la tendit. Confiant, quand même !
  
  J’aspirai une bouffée et savourai l’arôme léger du tabac, non sans regretter la saveur exquise de mes NC, et soufflait la fumée en m’asseyant sur la couchette inconfortable.
  
  — Vous savez, mon vieux David, quelqu’un a commis une grave erreur en donnant l’ordre de me faire séquestrer ici. Je ne parle pas de vous, ni de votre capitaine. Vous exécutez les instructions reçues, naturellement. La vérité, c’est qu’un espion russe a pris la place d’un haut fonctionnaire de notre pays. De toute évidence, il sème la zizanie à la Maison Blanche en communiquant des informations malveillantes à mon égard. Je ne vous demande pas de m’aider, simplement de m’écouter. Quand j’aurai terminé, vous pourrez faire ce que bon vous semblera. Soit vous oubliez ce que je vais vous dire, soit vous faites circuler l’information. Êtes-vous d’accord pour me laisser parler ?
  
  Il me fit un sourire d’une oreille à l’autre et je tombai subitement amoureux de tous les Suédois du Minnesota.
  
  — Ce sera avec plaisir, Sir. Mais je ne sais pas très bien ce que je peux faire pour vous…
  
  — Écoutez-moi. C’est tout ce que je vous demande.
  
  Et je lui racontai tout. Apparemment, c’était un gars éveillé, nettement au-dessus du niveau de l’automate moyen. Est-ce que cela allait marcher ?
  
  Lorsque je lui dis que j’avais vu à la morgue un cadavre qui, d’après mes déductions, était celui de Charles Ajax, ses yeux s’écarquillèrent et il ouvrit une bouche stupéfaite. Je sus que j’avais fait mouche quelque part. Mon histoire terminée, je lui demandai pourquoi il avait réagi de la sorte quand je lui avais expliqué que, selon moi, Charles Ajax était mort et qu’un imposteur avait pris sa place.
  
  — Eh bien voilà, Sir, répondit-il en approchant et en relâchant son étreinte sur son arme. Vous l’ignorez sans doute, mais la délégation soviétique au grand complet est logée au quartier des officiers de Fort Belvoir.
  
  — Non ? m’exclamai-je avec l’air le plus étonné du monde. Est-ce que vous les avez vus ?
  
  — Oui, Sir, de loin, quand ils sont arrivés. Ils ne sont pas sortis depuis, mais…
  
  Il s’arrêta net comme s’il craignait de commettre une infraction au règlement en m’en révélant plus.
  
  — Allons, David, continuez. Vous avez peut-être remarqué quelque chose de très important.
  
  Il me regarda d’un air gêné. Manifestement, il craignait de commettre une trahison quelconque. Finalement, il respira profondément et se lança :
  
  — Voilà, Sir. J’ai entendu des gars qui parlaient des nombreuses visites de M. Ajax à la délégation russe. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de mal à ça mais, d’habitude, quand il y a des missions de contrôle, les grosses huiles ne s’en occupent pas. En général, on met à leur disposition de petits fonctionnaires du Département d’État ou des techniciens qui répondent à leurs questions. Jamais de hauts fonctionnaires.
  
  — Et vous me dites qu’Ajax passe le plus clair de son temps avec eux ?
  
  — Non, pas vraiment. Mais, quand il n’est pas à Belvoir, il est presque toujours ici. Quand il va dans l’Utah, il a toujours un avion spécial pour le ramener le plus vite possible. Et, quand il est à Washington, il garde une escorte à disposition pour faire la navette entre son bureau et Fort Belvoir. Des copains m’ont dit qu’ils trouvaient ça bizarre.
  
  — Et vous, qu’en pensez-vous ?
  
  — Je ne sais pas ce que je dois penser. Avant que vous ne me parliez de vos soupçons, je trouvais ça inhabituel, c’est tout. Maintenant, je ne sais plus.
  
  — Ne pensez-vous pas qu’il y a de fortes chances pour que j’aie raison ? Répondez-moi franchement.
  
  — Oui, Sir, je le pense, répondit-il après un silence interminable.
  
  — Alors qu’allons-nous faire ?
  
  — Je vous écoute, Sir.
  
  — Voilà, David. Vous m’avez déjà sauvé il y a quelques années à bord d’un porte-avions. Aujourd’hui, je vous propose de sauver quelque chose de beaucoup plus important. Il est évident que le Charles Ajax que vous avez vu ici n’est autre qu’un espion soviétique du nom de Mynia Staline. Il est évident qu’il tuyaute les Russes sur ce qu’ils vont trouver sur les bases. Il est également évident que les Russes préparent un coup. Je le sais depuis un moment et, maintenant, vous le savez aussi. Je suis sûr que nous ne parviendrons à convaincre personne mais nous pouvons certainement faire quelque chose pour leur mettre des bâtons dans les roues et les empêcher d’exécuter leurs plans.
  
  — Non, Sir, déclara Anderson en consultant sa montre. Nous ne pouvons plus rien faire. La mission de contrôle soviétique part dans deux heures et j’ai entendu dire que M. Ajax l’accompagnait.
  
  — Alors, appelez votre capitaine, il faut absolument que je lui explique…
  
  — Ce n’est pas la solution, Sir, coupa Anderson en secouant la tête d’un air sombre. Avant de m’envoyer ici, il m’a expliqué que vous étiez un espion et un traître de la pire espèce. Il m’a dit que vous essaieriez tout pour me faire relâcher ma surveillance. Il m’a ordonné de vous abattre au moindre geste suspect. Et je connais le capitaine, Sir. Il serait ravi que vous fassiez un geste suspect et que je vous abatte. Il me pistonnerait personnellement pour une promotion. Je ne veux pas dire du mal de lui, comprenez-moi, mais il a une mentalité bizarre. Une fois que son esprit s’est refermé sur quelque chose, il n’y a plus aucun moyen de lui en faire démordre.
  
  Je sautillais sur ma couchette, l’esprit en ébullition. Rien à faire. La partie était perdue. Dans deux heures, la délégation embarquerait à bord d’un avion de l’US Air Force, avec comme accompagnateur, Charles Ajax-Staline-Steel. Avec à leur tête, le responsable du programme, les Russes pourraient entrer dans les bases de secteurs et dans les souterrains sans être accompagnés par d’autres représentants américains. Le faux Charles Ajax allait leur ouvrir toutes les portes.
  
  Les Russes pourraient faire en toute quiétude, tout ce qui leur plairait.
  
  Et la grande question était celle-ci : Que voulaient faire les Russes ?
  
  La réponse était à peu près évidente pour moi. Ils avaient l’intention de saboter le programme d’une manière ou d’une autre. Restait à trouver comment ils comptaient accomplir ce sabotage et à les en empêcher.
  
  Mais par quel moyen ?
  
  C’était bien cela qui m’obsédait. Il n’y avait pas de moyen. Même si je mettais ce brave Marine hors d’état de nuire, l’œil de la caméra capterait chacun de mes gestes.
  
  Je ne courrais pas dix mètres dans le couloir avant de me faire abattre.
  
  Le super-espion russe avait gagné.
  
  J’étais là, assis sur ma couchette à savourer le goût amer de la défaite. Mon esprit s’évada vers une petite tache sombre au cœur du désert et je vis Rain Allison, assis près de sa hutte, devant son feu de camp.
  
  J’enviais réellement cet Indien solitaire. J’aurais troqué ma place contre la sienne sans hésiter un seul instant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Ce qui m’a toujours étonné dans la vie, c’est que le soleil semble toujours plus lumineux, même les jours de mauvais temps, lorsque tout va bien.
  
  Pour moi rien n’allait bien. J’étais là, assis sur cette petite couchette de ferraille, les yeux rivés sur la caméra qui surveillait chacun de mes mouvements.
  
  L’espionnage allait continuer. Les John Pesco et les Harold Brookman allaient continuer à vendre leur pays aux Minya Staline et aux Natoly Dobrinka.
  
  Notre programme d’armement en missiles allait être saboté, anéanti, dévasté.
  
  J’allais être inculpé pour meurtre. Le Président, sous la vive pression du Charles Ajax bidon, allait demander le maximum. Le Président obtenait presque toujours ce qu’il demandait. Et la peine maximale pour le meurtre de grands patriotes comme Allen Pierson, Donald Stanton, Leland Hutchings et Lou Barker serait, naturellement, la mort.
  
  Minya Staline trouverait bien un moyen d’éliminer la femme légitime du véritable Charles Ajax. Le corps que j’avais vu à la morgue finirait dans une fosse commune anonyme. Et le faux Ajax continuerait en toute impunité à mettre le pays à sac.
  
  Et Hawk, ce brave citoyen irréprochable, n’aurait que ses yeux pour pleurer la folie de N3, son meilleur agent, devenu brusquement à la fois traître et assassin. Plus jamais de sa vie, il ne pourrait accorder sa confiance à un autre agent de l’AXE.
  
  Les répercussions de mon échec étaient trop nombreuses, trop effarantes, pour que j’ose les regarder en face.
  
  Et pourtant, je m’enfonçais dans l’échec comme dans des sables mouvants, lentement, implacablement.
  
  C’est alors que ma bonne étoile m’envoya un clin d’œil et une idée lumineuse.
  
  Lumineuse comme le soleil qui se remettait soudain à briller dans mon esprit nuageux. Je me levai et m’approchai du marine Anderson.
  
  — Je sais que nous sommes filmés, lui dis-je en pointant un pouce vers la caméra, mais est-ce qu’on nous entend ?
  
  — Non, Sir, il n’y a pas de micro.
  
  — Est-ce que cette cellule est dotée d’une isolation acoustique ? Par exemple, si vous tiriez un coup de feu ici, est-ce qu’on l’entendrait de l’extérieur ?
  
  — C’est totalement isolé. Vous pouvez faire sauter une bombe, personne n’entendra rien.
  
  — Mais vous avez bien un moyen de communiquer avec quelqu’un, votre capitaine, par exemple ?
  
  Il tira de sa poche revolver un minuscule talkie-walkie à quartz.
  
  — Avec ça, je peux entrer en contact avec la salle de contrôle télévisé. Et, si je veux parler au capitaine, les surveillants l’appellent.
  
  Je n’avais pas besoin d’en savoir plus. Maintenant, il me fallait simplement me montrer très très rapide et, pour un instant seulement, très très ingrat envers ce brave David Anderson.
  
  — Dites-moi, mon gars, commençai-je en m’avançant vers le milieu de la pièce et en lui faisait signe d’approcher. Je ne vais pas vous demander de faire quoi que ce soit contre votre serment de fidélité au corps des Marines ni contre vos principes patriotiques. Même si vous partagez mes convictions sur les dangers que court le programme de missiles, je n’ai aucune preuve et vous ne pouvez enfreindre les ordres que vous avez reçus. En revanche, il est tout à fait possible que vous vous fassiez avoir par surprise.
  
  Il approcha lentement, d’abord parce que je lui avais fait signe, ensuite parce que je parlais d’une voix quasi inaudible. Il fallait qu’il approche pour entendre ce que je lui disais. Il faisait maintenant écran entre la caméra et moi.
  
  C’est alors que je lançai mon attaque. Il le fallait.
  
  En un éclair, je le cueillis au bas-ventre d’un coup de genou. De la main droite, j’avais saisi mon M-16 et tirai une demi-douzaine de balles dans la lumière du plafond. L’ampoule éclata. Dans le noir, mon poing trouva le menton du jeune Marine et je l’étendis pour le compte. Avant même qu’il n’ait atteint le sol, j’avais dans la main son petit talkie-walkie. Je pressai le bouton.
  
  — J’appelle la salle de contrôle, dis-je en imitant le doux accent chantant d’Anderson. L’ampoule vient de claquer. Pas de problème. J’ai passé les menottes au prisonnier et je l’ai enchaîné à sa couchette. Je vais aller ouvrir la porte pour avoir de la lumière. Envoyez-moi l’entretien pour le remplacement de l’ampoule.
  
  Je relâchai le bouton et une voix grésillante répondit :
  
  — Roger ! On te dépanne dans cinq minutes.
  
  Je n’en demandais pas tant.
  
  En cinq sec, j’avais l’uniforme d’Anderson sur le dos, son pistolet dans la poche et son M-16 à la main. J’ouvris la porte et fonçai dans le couloir en direction d’une porte marquée SORTIE.
  
  Par miracle, la porte était ouverte. Si elle avait été verrouillée, je crois que rien n’aurait pu m’empêcher de la franchir, même s’il avait fallu pour cela que je la réduise en miettes avec l’arme du Marine. C’était tout de même un coup de chance car cela me donnait quelques secondes supplémentaires avant que l’on constate mon évasion.
  
  J’utilisai ce précieux temps pour traverser la prison en rasant les murs et pour me rapprocher de la barrière. J’avais mis le fusil à la bretelle pour ne pas éveiller l’attention mais je gardais prudemment la main dans la poche, serrée sur la crosse du 45. Dans le poste de garde, un Marine leva les yeux de son livre de poche pour me regarder. J’avais rabattu sur mes yeux la visière de la casquette d’Anderson. Je fis un vague salut de la tête et m’engageai dans le tourniquet comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Le garde posa son livre et se leva.
  
  — Salut ! dit-il. T’es de la compagnie du capitaine Ordwell ?
  
  J’allais répondre que oui lorsque je réalisai que ce pouvait être dangereux. Si ce garde faisait lui-même partie de la compagnie du capitaine Ordwell, il devait connaître tous ses autres hommes.
  
  — Moi ? Tu rigoles ? lançai-je joyeusement. J’ai le plus chouette commandant d’unité de tout le fort.
  
  L’homme éclata de rire et je sus que j’avais vu juste. De toute évidence, le capitaine Ordwell était la peau de vache de la garnison et ce garde faisait partie de sa compagnie.
  
  Arrivé à cinquante pas du tourniquet, je regardai à droite et à gauche. Jusqu’à présent, j’avais délibérément marché droit devant moi comme si je savais parfaitement où j’allais. En fait, j’ignorais totalement à quel endroit du fort je me trouvais et à quel endroit se trouvait également la barrière de sortie. Je repérai une allée qui longeait un bâtiment orné d’une croix rouge. Ce devait être l’hôpital de la garnison. Je décidai d’aller par là.
  
  Arrivé à une intersection, je vis un bus kaki à deux ou trois cents mètres. Il avançait vers moi. Je balançai le M-16 derrière une haie et attendis. Le bus s’arrêta à mon niveau. Le chauffeur était seul à l’intérieur. Je montai.
  
  — J’espère que tu as un quartier-libre de nuit, annonça le chauffeur. C’est le dernier bus de la soirée pour Alexandria.
  
  — T’inquiète pas, répondis-je.
  
  Il hocha la tête et accéléra. Nous ramassâmes deux autres Marines au carrefour suivant, puis le véhicule vira sur la droite et je vis que nous roulions vers l’entrée principale. Nous franchissions le poste de garde au moment où le hurlement des sirènes déchira l’air tiède de la nuit.
  
  Je me raidis. Le chauffeur pencha la tête et les deux autres passagers se retournèrent. Je jugeai prudent de faire comme tout le monde, et regardai aussi. Il n’y avait rien à voir. Mais beaucoup à entendre. Des haut-parleurs se mirent à aboyer dans tout le fort. Le chauffeur haussa les épaules et appuya sur le champignon. Nous nous engageâmes sur la 395 et filâmes vers le nord.
  
  À Alexandria, j’en avais soupé des transports en commun. Le simple fait de penser que j’en serais tributaire pour rejoindre Felicia et mon appartement me faisait grincer des dents. Mais je n’avais pas le choix, j’étais bien obligé de passer par ce moyen de locomotion particulièrement lent.
  
  Tout à coup, avisant une grosse voiture, j’eus l’idée de la voler. Ce fut fait en un tournemain. Sur l’US 1, je fis l’une des plus belles démonstrations d’excès de vitesse de ma carrière. Malgré tout, lorsque j’atteignis le centre de Washington, une précieuse heure s’était écoulée depuis mon évasion de Fort Belvoir.
  
  Felicia dormait mais elle s’éveilla rapidement. Je la mis au courant des événements tandis qu’elle enfilait des vêtements de voyage et que je troquais mon uniforme de Marine contre un costume sombre sans fantaisie. Je la battis de vitesse et appelai les compagnies aériennes pour prendre des billets à destination de Las Vegas ou de Denver.
  
  Il n’y avait aucun vol vers l’ouest avant 6 heures du matin. J’eus l’idée d’aller à Boston, mais les premiers avions vers l’ouest décollaient encore plus tard.
  
  — Qu’est-ce qu’on va faire, Nick ? me demanda Felicia. On a tout essayé et, maintenant que tu t’es échappé du fort, tu vas avoir un tas de monde aux trousses.
  
  — Je pourrais tenter le coup du côté de Hawk, dis-je. Mais j’en ai ras-le-bol de parler à un mur. Il a des ordres du Président et le Président agit sur des informations transmises par un imposteur. Tu penses bien que je n’ai aucune chance ! On ne peut compter que sur nous-mêmes.
  
  — Je le sais. Je l’ai compris dès le début. C’est peut-être pour ça que j’ai marché avec toi, tu sais. D’abord, je te crois. Ensuite, j’ai toujours eu tendance à me mettre du côté de ceux qui perdent. Et tu vas perdre, tu le sais.
  
  Je caressai du regard son adorable minois avec ses lèvres pleines et son petit front couvert de taches de rousseur.
  
  — Ça veut dire que tu vas perdre aussi, répondis-je. Tu veux ramasser tes billes pendant qu’il en est encore temps ?
  
  — Pas question. Et, cette fois, tu ne me laisseras pas en arrière. Je reste avec toi tout le temps, quel que soit le danger.
  
  — Tu es bien consciente de ce que ça implique ?
  
  — Je crois.
  
  — J’en doute, mademoiselle Felicia Starr. Je ne suis pas un simple quidam payé par le gouvernement pour faire un boulot. Je suis un tueur parfaitement entraîné et éminemment compétent. Une fois que je suis branché sur une mission à accomplir, je n’ai pratiquement plus aucun scrupule. Je déblaie tous les obstacles qui se dressent devant moi.
  
  — J’avais deviné.
  
  — Il faut que j’arrête Charles Ajax et je l’arrêterai. Pour ça, je suis prêt à tout. Si par hasard, il m’apparaît que j’augmenterai mes chances de réussite en te laissant mourir quelque part en chemin ou en te sacrifiant d’une manière ou d’une autre, je n’hésiterai pas une seconde.
  
  — Je le sais, dit Felicia.
  
  Elle se blottit dans mes bras. Nous étions là, debout dans cet appartement, savourant le contact de nos deux corps, brûlant de désir mais trop pressés par le temps pour pouvoir consommer notre passion. Je la repoussai délicatement. Une idée venait de germer dans mon esprit.
  
  — Allons-y, dis-je.
  
  — Où ?
  
  — Chercher notre moyen de transport. Nous ne pourrons sans doute pas arriver là-bas avant le Charles Ajax bidon et ses acolytes. Mais il n’est pas question de se laisser complètement semer.
  
  J’étais déjà dehors. Felicia se lança à ma poursuite.
  
  — Mais il n’y a plus de vols ! cria-t-elle derrière moi dans l’escalier.
  
  — Ne t’occupe pas. Dépêche-toi.
  
  Dans la voiture volée, Felicia reprit son feu roulant de questions. Je finis par lui répondre.
  
  — C’est toi qui m’as donné l’idée. Quand tu m’as parlé du cottage de Lance Huntington, tu te souviens, tu m’as dit qu’il avait aussi deux Learjets, un à Londres et un dans un hangar du National Airport de Washington ?
  
  — Oh non ! non ! non ! Tu ne vas pas le lui voler !
  
  — Qui te parle de le voler ? Je vais simplement utiliser mon Learjet. À partir de maintenant, je suis Lance Huntington.
  
  — Tu sais piloter un Learjet, Nick ?
  
  — J’espère.
  
  — Tu veux dire que tu ne sais pas si tu pourras.
  
  — Je sais piloter un Cessna 172, dis-je en descendant D Street où je savais qu’il y avait un magasin de mode de grand luxe. Et je me suis trouvé plus d’une fois dans le cockpit d’un avion à réaction. Fais-moi confiance.
  
  Elle grommela un flot de paroles inintelligibles parmi lesquelles je crus distinguer une phrase du genre : « Lance Huntington va me tuer. Le cottage en miettes et maintenant, tu lui empruntes son Learjet. »
  
  — Ne t’inquiète pas pour Lance, fis-je en m’arrêtant à une cinquantaine de mètres du magasin. Tu ne vivras peut-être pas assez longtemps pour le revoir ton coco plein aux as. En tout cas, je compte sérieusement sur toi pour me raconter plus en détail l’idylle de Lance Huntington et de Felicia Starr. Il t’a souvent emmenée en voyage, non ?
  
  — Avec ou sans avion ? s’enquit-elle d’une petite voix malicieuse.
  
  — Pour le moment, répondis-je peu enclin à goûter son humour, ce qui m’intéresse, c’est le joujou qui nous attend au National Airport. J’aimerais aussi que tu me parles un peu de ses manières et de ses tics. Mais attends-moi. Je reviens dans un instant.
  
  Je descendis de voiture, ramassai un pavé qui traînait dans une allée et le lançai dans la vitrine du magasin de vêtements.
  
  Dix minutes plus tard, je regagnais la voiture au milieu des sifflements du signal d’alarme et démarrai en trombe en direction du National Airport.
  
  Je portais un costume Pierre Cardin et des chaussures Gucci.
  
  Et je travaillais mon accent snob à l’intention des mécaniciens du hangar où séjournait le Learjet de Lance Huntington.
  
  Je ne savais pas comment allait s’achever cette dangereuse mascarade. Je savais simplement que j’étais décidé à mettre tous les atouts de mon côté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Le jour était presque levé lorsque nous passâmes devant le Jefferson Memorial avant de franchir le Rochambeau Memorial Bridge. Je repérai plusieurs voitures de police et patrouilles militaires. Je savais que tout ce petit monde me recherchait mais j’avais plus d’un tour dans mon sac.
  
  Ils avaient le signalement d’un homme seul, roulant dans une Pontiac de l’année, volée à Alexandria, en Virginie. J’avais abandonné la Pontiac à cinq cents mètres de mon appartement pour l’échanger contre une Chrysler d’un modèle un peu moins récent et immatriculée à Washington. J’espérais simplement que les avions de M. Lear étaient aussi facile à piloter que les voitures sortant des usines de Detroit étaient faciles à emprunter.
  
  Grâce au concours de Felicia, la comédie ne passa pas trop mal. Nous faisions tous les deux semblant d’avoir légèrement abusé de champagne lorsqu’elle frappa à la porte du quartier où se tenaient les mécaniciens affectés à l’entretien du Learjet. Je lui laissai le soin de régler les détails en faisant mine d’être passionné par le lever du soleil.
  
  Excellent, le coup du lever de soleil. Je jouais mon rôle de play-boy éméché en sautillant sur l’aire de décollage et en feignant de prendre des photos. Le fait que je n’aie pas d’appareil rendait mon petit cinéma encore plus vraisemblable.
  
  — Dites-leur de me le sortir râpidement chérrrie, je vous prrie, lançai-je négligemment à Felicia. Je tiens âbsolument à être dans l’Indiânâ avant que ce merrrveilleux soleil ne se lève là-bas.
  
  Les mécaniciens connaissaient bien Felicia qui avait fait de nombreux vols de nuit avec Huntington. Ils pensaient probablement qu’elle allait piloter pendant que son gigolo cuverait. J’essayai de ne pas me cabrer et de ne montrer aucun signe de panique lorsque j’entendis l’un des mécaniciens déclarer :
  
  — Je ne sais pas, miss Starr. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux éveiller un pilote pour vous emmener ?
  
  Je fis volte-face, prenant soin de rester en contre-jour entre le soleil couchant et les mécaniciens.
  
  — Dites-donc, mon âmi, lançai-je du ton méchant de fils de famille qui vient de surprendre la bonne en train de cancaner dans son dos. Je ne suis pas aussi éméché que vous le croyez. Laissez donc Chet et Randy dormir en paix. Je suis pârfaitement en étât de prendrre les commandes. Sortez-moi, Beastie et laissez-moi m’arranger âvec. C’est tout ce que je vous demande.
  
  Felicia m’avait fait un briefing complet sur les noms pendant le trajet. Les mécaniciens firent une courbette et ouvrirent les portes du hangar. L’appareil au long fuselage blanc étincela dans les premières lueurs de l’aube. Mon cœur rata au moins deux battements lorsque je vis les dimensions et la splendeur de ce monstre rutilant. Dire que je ne savais même pas comment le faire démarrer.
  
  Mais Felicia avait fréquemment accompagné Lance Huntington dans ses petites virées surprise et je comptais sérieusement sur son aide. Un peu trop, peut-être…
  
  L’œil encore lourd de sommeil, les mécaniciens nous regardaient de la porte du hangar. Je continuai donc à jouer les éméchés en gesticulant dans le cockpit tout en prêtant une oreille très attentive aux instructions de Felicia.
  
  — Tu abaisses et tu relèves ce bouton jaune trois fois de suite, me dit-elle. Si une lumière verte s’allume sur l’écran du dessous, c’est que le système hydraulique est OK. Si ça ne marche pas, on laisse tomber et on appelle les mécaniciens.
  
  Elle m’avait déjà dit que Lance Huntington faisait toujours partir son appareil seul, même quand il était plein comme une outre et qu’il laissait ensuite les commandes à un pilote. Si je m’en remettais aux mécaniciens, c’était l’échec assuré. Je ne pouvais pas me permettre de les laisser m’approcher d’aussi près.
  
  La lumière verte s’alluma. Le système hydraulique fonctionnait. Aidé de Felicia, je vérifiai tous les dispositifs et les voyants de contrôle. Tout était en ordre. Je crois que quelque part, j’espérais un peu qu’il y aurait une anomalie. Maintenant que j’étais devant le fait accompli, j’avais des frissons le long de la colonne vertébrale et mon cœur cognait comme un fou dans ma poitrine à l’idée que j’allais piloter cet engin irréel.
  
  — OK, commenta finalement Felicia. Les boutons rouges, à droite des tachymètres, font partir le moteur. Tu sais ce que c’est qu’un tachymètre, au moins ?
  
  — Évidemment, j’en avais un dans ma TR7 avant que les flics de Washington ne viennent me l’enlever. Je fis partir le moteur de droite. Il toussa et crachota mais, très rapidement, revint à un ronronnement régulier. J’appuyai sur le bouton de gauche.
  
  — Les freins ! lança Felicia d’une voix claquante. Sinon on saute directement au-dessus du hangar.
  
  Je desserrai les freins et l’engin partit avec un léger à-coup. Nous roulions bientôt en direction de la piste principale. Pour le moment, tout allait bien. Je connaissais la manœuvre. J’allumai la radio, appelai la tour de contrôle et obtins l’autorisation de décoller. J’alignai l’appareil en bout de piste.
  
  Mon cœur cogna de plus belle lorsque je mis les gaz. Ensuite, il me sembla qu’il s’arrêtait. Une pression irrésistible me colla à mon siège. Mon univers s’emplit d’un long ruban de macadam qui me défilait sous le nez à une allure vertigineuse et d’un rugissement d’enfer qui me rappela les monstres des cauchemars de mon enfance.
  
  Et tous ces manomètres, ces compteurs, ces cadrans… Cette vitesse hallucinante. Cette puissance titanesque.
  
  Je fermai les yeux et poussai le manche à balai sans cesser de prier ma bonne fée protectrice.
  
  Lorsque le train quitta le sol, je tirai le manche à balai en surveillant l’altimètre et le variomètre statoscopique. Arrivé à six cents pieds, je fis un virage sur l’aile de dix degrés à gauche, comme me l’avait indiqué la tour de contrôle, puis grimpai à trois mille pieds. À cette altitude, je virai de trente trois degrés à droite, montai jusqu’à huit mille pieds et rectifiai doucement de vingt-huit degrés sur la gauche.
  
  Je réglai le navigraphe et nous continuâmes à nous élever sous le contrôle radio de la tour jusqu’à une altitude de vingt-huit mille pieds. D’après le compas, nous avions le cap directement sur Seattle dans l’État de Washington, mais la courbure de la terre allait rectifier notre trajectoire et nous amener en un peu plus de six heures à une centaine de kilomètres de Wendover, dans l’Utah.
  
  En allure de croisière normale, un Learjet vole à une vitesse relative de cinq cents km/h. Je bloquai la manette des gaz à fond et atteignis presque le maximum, soit une vitesse relative de sept cent vingt km/h.
  
  — Gagné ! dis-je avec un grand sourire. L’avion de l’armée de l’air qui transporte Charles Ajax et les Russes arrivera avant nous, mais pas de beaucoup. Et nous avons un gros avantage sur eux.
  
  — Ah ? Lequel ? demanda Felicia, encore complètement crispée dans le siège du co-pilote.
  
  Le petit jeu devant les mécaniciens suivi d’un décollage avec un novice aux commandes l’avaient amenée au bord de la crise de nerfs.
  
  — Ils sont obligés d’atterrir sur la base aérienne au sud de Wendover, expliquai-je. Ensuite, il faudra qu’ils trimbalent leur barda sur plus de quatre-vingts kilomètres avant d’atteindre la zone d’inspection. Nous, on peut se poser directement à domicile.
  
  Elle se tourna vers moi. Ses grands yeux bleus s’étaient transformés en petites fentes. Ses taches de rousseur avaient viré au brun foncé.
  
  — Quoi ! Tu veux dire que tu as l’intention de poser cet appareil délicat en plein désert ?
  
  — Tout juste.
  
  Elle devint blême. Ses taches de rousseur tranchaient si violemment sur la peau livide de son visage qu’elles me donnèrent un instant l’illusion d’y être sculptées en relief.
  
  — Excuse-moi, Nick, mais tu ne vas quand même pas faire cette connerie. Cet avion doit atterrir à une vitesse relative minimale de deux cent quatre-vingt-dix km/h. Même si nous avons la chance de ne pas nous fracasser sur un rocher, tu vas réduire en bouillie un appareil de cinq millions de dollars ! Quand je dis réduire en bouillie, c’est une image. Les pièces vont se pulvériser tellement vite que quand on s’arrêtera, il ne nous restera même plus un siège sous les fesses.
  
  — Je me suis pas mal promené dans ce désert, dis-je pour la calmer. Je saurai repérer un point d’atterrissage correct.
  
  — Non, Nick, je t’en supplie ! Il y a un petit aérodrome à Wendover. Pose-toi là. Ensuite on louera une voiture.
  
  — Impossible, répondis-je. Il n’y a qu’une seule agence de location dans toute la région. Et je t’ai raconté dans quel état j’ai laissé la dernière voiture que j’ai louée là-bas. En plus, j’ai filé sans régler la note.
  
  — Alors vole une voiture, me demanda-t-elle d’une voix implorante.
  
  Malgré mon estomac contracté à l’idée de percuter un rocher ou de pulvériser l’appareil sur le sol rocailleux du désert, j’essayai de plaisanter.
  
  — Je trouve que Madame devient un peu trop rouspéteuse depuis quelque temps. Allons, ne te fais pas tant de bile, je m’en tirerai.
  
  Ce n’étaient que des paroles et elle le savait. Elle lâcha un énorme soupir. Sa poitrine arrondie se gonfla puis s’abaissa lorsqu’elle expira.
  
  — Felicia, écoute-moi, repris-je après un long silence tourmenté. Je sais que je prends un risque énorme et je te demande de le prendre avec moi. Je ne vois aucun autre moyen. Si nous ne coiffons pas cette soi-disant mission de contrôle sur le poteau avant qu’elle ait fini sa tournée d’inspection, je ne trouverai peut-être jamais ce que Martin Steel et ses complices ont derrière la tête. Je suis descendu dans les souterrains. Aucun étranger ne pourrait s’y aventurer et y faire des dégâts. Seulement cette équipe sera accompagnée par un homme que tout le monde prend pour le responsable du programme. Personne ne leur posera de question. Personne n’aura idée de les surveiller. Ils pourront faire tout ce qu’ils voudront là-dedans, et je sais aussi que personne ne voudra m’entendre avant qu’il ne soit trop tard. Maintenant, si tu as une autre suggestion, je suis prêt à t’écouter.
  
  Elle tourna les yeux vers moi. Son habituel sourire avait disparu. Ses grandes prunelles de saphir avaient un éclat lugubre. Je la vis avaler sa salive et compris qu’elle essayait de se dénouer la gorge avant de parler.
  
  — Bon, je te fais confiance, parvint-elle à articuler. Et puis, même si on bousille cet engin, qu’est-ce que ça fait ? Il a assez de fric pour s’en payer un autre. Toute une escadrille, si ça lui fait plaisir.
  
  — Plus une vingtaine de cottages au bord d’une vingtaine de rivières, ajoutai-je.
  
  — Exactement.
  
  Affaire conclue. J’allais poser ce monstre mécanique sur le sol du désert. Et, si je ratais mon coup, le trou que nous allions creuser permettrait aux autorités d’ajouter une aile supplémentaire au réseau de souterrains sans avoir à faire les frais d’une excavatrice.
  
  — Comment met-on ce coucou sur pilotage automatique ? demandai-je.
  
  Elle leva une main vers le toit de l’habitacle et abaissa deux leviers. Puis elle reposa cette main sur la mienne et planta son regard dans le mien.
  
  — Je me suis déjà allongée souvent sur le grand lit moelleux qu’il y a dans la carlingue, me confia-t-elle.
  
  Mais je crois que ça va être la première fois que je le ferai avec autant de plaisir.
  
  — Rappelle-moi d’envoyer un mot de remerciement à ton richissime ami, répondis-je.
  
  Nous nous dirigeâmes vers le grand lit moelleux et je devais effectivement constater qu’il était très moelleux. Felicia me précéda en commençant à déboutonner son corsage. Soudain, l’avion traversa une colonne ascendante et eut une légère secousse. Felicia, déséquilibrée, tomba à la renverse entre mes bras. Je la rattrapai par où je pus et, comme par hasard, ce furent ses seins que mes mains rencontrèrent. Je la collai contre moi. Mes mains se trouvaient très bien où elles étaient et entreprirent un mouvement de massage méthodique. À travers le tissu vaporeux du soutien-gorge blanc, je sentis les bourgeons pointus se gonfler de plaisir. Son derrière arrondi se frottait voluptueusement contre le bas de mon ventre. La tension latente de nos corps explosa bientôt dans un déferlement de sensualité.
  
  L’emplâtre puant avait achevé sa carrière dans une poubelle et avait été remplacé par un pansement. La blessure de mon côté était presque cicatrisée. En un mot comme en cent, je n’avais jamais été dans de meilleures conditions pour honorer la séduisante Felicia.
  
  — Tu te sens d’attaque ? me demanda-t-elle en se retournant dans mes bras et en pressant ses deux globes épanouis contre ma poitrine.
  
  Je répondis en la serrant tout contre moi, et à vingt-huit mille pieds, à bord de cet avion qui filait comme une flèche dans le ciel noir du Nebraska, je m’introduisis entre ses deux longues jambes constellées de petites taches rousses. Nous parvînmes à tout oublier et à nous abandonner totalement l’un à l’autre.
  
  Après un ouragan de plaisir absolu et simultané, nous restâmes allongés, inertes et comblés, jusqu’à ce que l’avion ait atteint la frontière est du Colorado. Nous nous offrîmes du champagne aux frais de Lance Huntington et, au moment de réintégrer le cockpit pour préparer notre descente nocturne vers le désert inhospitalier, nous étions épuisés mais envahi par une plénitude totale.
  
  — Il est temps de revenir sur terre, déclara Felicia en relevant les manettes du pilotage automatique. Je coupe l’émetteur radio pour qu’on ne puisse pas nous repérer à la gonio et, si tu veux échapper aux radars, tu as intérêt à descendre rapidement au-dessous de cinq cents pieds.
  
  Décidément, elle m’impressionnait. Elle n’avait pas perdu son temps avec Huntington !
  
  J’avais déjà commencé la descente. J’entendis un « pop », puis mes oreilles bourdonnèrent et commencèrent à me faire mal. Je savais exactement ce que je devais faire. Ce que je ne savais pas exactement, c’était comment le faire. Je remerciai la providence de m’avoir envoyé Felicia. À plus d’un titre, d’ailleurs.
  
  Lorsque nous arrivâmes en vue de la région de Sait Lake City, l’aube nous avait rattrapés depuis longtemps. Très loin, vers le nord, nous apercevions la ville au-dessus de laquelle planait un voile de brume dû aux échappements des automobiles. Je virai à gauche pour éviter la chaîne de Wendover. Cela me fit perdre un quart d’heure mais j’avais contourné la chaîne et je revins par le sud, franchis les Pequop Mountains, et mis le cap à l’est.
  
  Il était trop tard pour intercepter Minya Staline et ses copains au grand QG. Aussi décidai-je de retourner en terrain de connaissance. Je pris la direction du secteur J, celui que j’avais visité grâce à ma plaque du Trésor public après avoir sauté la clôture. Je me demandais si le jeune technicien que j’avais rencontré à la base de secteur était de service aujourd’hui. Je me creusai la mémoire et réussis à retrouver son nom. Roger Wheaton.
  
  Nous volions à une vitesse relative de quatre cents km/h. Au-dessous, le sol du désert défilait comme un grand tapis roulant transportant des grappes de buissons épineux, de cactus et de rochers sableux. Soudain, la base de secteur se profila à l’horizon et je virai à droite pour suivre la ligne de la clôture électrique.
  
  — On fait un premier passage pour repérer le terrain et, au retour, on atterrit, annonçai-je à Felicia.
  
  Elle tourna un pouce vers le sol et, telle une aviatrice chevronnée, me dit :
  
  — Mouvements signalés à 6 heures.
  
  J’inclinai l’assiette de l’appareil et jetai un rapide coup d’œil dans la direction indiquée. Une colonne de véhicules avançait sur la route de la base. Je comptai quatre camionnettes et deux limousines.
  
  — L’équipe d’inspection, dis-je. Ils ont déjà visité le grand QG et vont maintenant jeter un coup d’œil dans les bases de secteurs. Notre bon copain se trouve probablement dans la limousine de tête.
  
  — Tu crois qu’il nous a vus ?
  
  — Sûrement. Mais il est tranquille. Il sait qu’il n’y a pas de piste à moins de cinquante bornes. Il doit me prendre pour un genre de Lance Huntington qui s’offre une petite virée histoire de cuver son champagne.
  
  — Cesse donc de t’amuser à jouer les Lance Huntington, me dit Felicia en posant sa main sur la mienne. Ça ne te va pas du tout et je te préfère de beaucoup dans la peau de Nick Carter.
  
  Je lui fis un clin d’œil, tirai sur le manche pour gagner de l’altitude et décrivis une demi-boucle au-dessus d’une petite tache dans le désert. Rain Allison devait être en train de se gratter les puces et de parler à ses chiens et à ses chèvres en attendant la nouvelle saison.
  
  Le Learjet répondait remarquablement. C’était fichtrement plus facile à piloter qu’un Cessna 172. Les commandes réagissaient de façon immédiate et spectaculaire. Évidemment, la puissance était incomparable.
  
  J’avais choisi mon point d’atterrissage, le long de la clôture nord, tout près du secteur que j’étais venu inspecter.
  
  Je fis descendre l’appareil à deux cents pieds pour la manœuvre d’approche. Je réduisis les gaz et poussai le manche à balai. Felicia suivait chacun de mes mouvements en tâchant de se rappeler ceux de Lance Huntington lorsqu’il atterrissait.
  
  — Descends encore de cinquante pieds. On est un poil trop haut.
  
  Brusquement, le Learjet devint beaucoup moins facile à piloter que le Cessna. Il y avait un tel étalage de boutons de voyants et de manettes sur la planche de bord que je ne savais plus où donner de la tête. Une idée m’effleura : étouffer les tuyères de post-combustion et atterrir moteur coupé. Puis je me rappelai avoir entendu dire que les jets avaient la sale manie de piquer du nez quand on atterrissait sans moteur.
  
  Nous étions descendus à deux cent quatre-vingt-dix km/h. Cela paraissait rapide mais, en fait, c’était nettement insuffisant pour atterrir sur la lancée.
  
  Lorsque la surface du désert ne fut plus qu’à quelques pieds, Felicia déverrouilla le train d’atterrissage, je baissai encore un peu les gaz et poussai le manche vers l’avant. À ce moment, je savais que l’appareil devait commencer à flotter dans l’air, comme une plume ou comme un aigle qui se pose sur une arête rocheuse.
  
  L’avion ne flottait pas, il piquait vers l’avant, le nez pointé vers ce désert qui, tout à coup, paraissait beaucoup moins plat et régulier.
  
  — Baisse encore la puissance de vingt pour cent, me dit Felicia en s’efforçant de garder une voix calme.
  
  Je commençais à en avoir ma claque de ces histoires de gaz à baisser à augmenter, de cet appareil fragile, etc. Si cela continuait, nous allions nous poser à vingt kilomètres de l’objectif et il faudrait faire le trajet en sens inverse, à pied dans le désert. Pas question. J’avais décidé de garer ce taxi à une centaine de mètres, tout au plus, du monticule de sable que j’avais construit près de la clôture. Je coupai tous les gaz.
  
  Le nez piquait rapidement. Je repoussai le manche à fond et attendis de sentir le flottement.
  
  Le Learjet commençait tout juste à flotter lorsque le train entra en contact avec le sol.
  
  Bon Dieu ! Nous étions encore en pleine chute, nous allions trop vite.
  
  Il y eut un barouf d’enfer. Du sable et des cailloux volèrent devant les vitres, comme aspirés par une tornade. À l’intérieur, Felicia et moi étions ballottés comme des cubes de glace dans un shaker. Heureusement, nos ceintures de sécurité nous évitèrent de nous fracasser le crâne contre les parois de l’habitacle.
  
  Les trépidations, les raclements et les gémissements de la ferraille torturée se mêlèrent dans une symphonie tonitruante. Les instruments de bord arrachés traversaient l’intérieur de l’appareil. Verre et plexiglas volaient en éclats. Des cognements sinistres faisaient vibrer le fuselage sur toute sa longueur.
  
  Le train d’atterrissage s’écrasa, le ventre de l’avion percuta le sol et l’appareil ricocha à une hauteur impressionnante avant de retomber comme une pierre.
  
  La violence du choc me projeta la tête en avant. Je me serais assommé en me heurtant le front sur les genoux, si le manche à balai ne m’avait cueilli à mi-course entre les deux yeux. Mes vertèbres cervicales n’y résistèrent que par miracle. Il me sembla ensuite entendre un long crissement, accompagné de chocs sourds, de martèlements, de craquements et d’éclatements. Felicia poussa un petit cri étouffé et sombra dans le silence.
  
  Moi aussi. Tout n’était plus que silence.
  
  On n’entendait que le chuintement d’une valve par laquelle s’échappait du carburant sous pression.
  
  J’étais inanimé. Felicia était inanimée.
  
  Et le carburant s’écoulait sur le sol du désert, risquant de s’enflammer à tout instant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Lorsque je m’éveillai, un silence lugubre, hallucinant, planait dans le cockpit. Il n’y avait plus de sifflement, plus de fuite de carburant, pas d’incendie.
  
  Je débloquai ma ceinture et me retournai pour regarder la carlingue. Il n’en restait pratiquement rien. La carcasse, comme ajourée par une énorme vrille, n’était plus qu’une longue suite de trous et de déchirures à travers lesquels je voyais le tracé rectiligne des débris de ferraille et de matériaux divers que l’appareil avait laissé tomber dans son sillage.
  
  Les longs cheveux auburn de Felicia étaient éparpillés pêle-mêle sur les manettes de la planche de bord. Derrière sa tête, bizarrement inclinée sur le côté, un orifice béant me permettait de voir les croisillons de la clôture puis un océan de sable et de sel.
  
  Persuadé qu’elle était morte la nuque brisée, je la secouai sans espoir de réponse.
  
  — Felicia, debout ! Il faut partir. Ce n’est pas le moment de dormir. S’ils ont entendu ce fracas, ils vont envoyer quelqu’un en reconnaissance.
  
  Je lui parlai à voix basse, essayant à toute force de me convaincre qu’elle vivait encore. Je lui soulevai la tête pour examiner son petit visage pâlot sous ses taches de rousseur. Aucun signe de vie. J’eus l’impression de recevoir un coup de poing au creux du ventre et mon cœur se mit à taper dans mes tempes.
  
  Je lui tirai les paupières vers le haut. Ses pupilles dilatées me firent comprendre qu’elle n’était pas morte. Mais il s’en fallait de peu. Sa poitrine secouée de spasmes indiquait qu’elle faisait de violents efforts pour retrouver sa respiration. Le choc de l’atterrissage avait dû lui enfoncer la cage thoracique et provoquer un collapsus pulmonaire.
  
  Il n’y avait pas une seconde à perdre. Je défis sa ceinture, la traînai dans ce qui restait de carlingue, et m’agenouillai près d’elle. Je lui ouvris la bouche de force et y appliquai mes lèvres pour tenter de la ranimer.
  
  Au bout de trois tentatives, Felicia battit des paupières, tressaillit et se remit à respirer seule. Elle avait frôlé la mort mais son sens de l’humour n’en avait pas souffert.
  
  — Dites donc, monsieur l’homme des bois, croyez-vous que ce soit le moment de me bécoter et de me faire des papouilles ? Je croyais que nous étions venus pour stopper un dangereux espion.
  
  Je réalisai que, pendant tout le bouche-à-bouche, ma main était machinalement restée posée sur sa poitrine.
  
  — Espèce de fumiste ! dis-je. Tu m’as fait une trouille bleue avec ta comédie.
  
  Elle sourit et tressaillit une seconde fois.
  
  — Tu parles d’une comédie ! J’ai vraiment cru que j’étais sonnée pour de bon et que je ne me réveillerais plus.
  
  — J’ai comme dans l’idée que tu t’es réveillée pour le plus mauvais épisode du scénario, dis-je en regardant l’avion délabré et en songeant à la mission pratiquement impossible qui nous attendait.
  
  En sortant de la carcasse, Felicia tremblait sur ses jambes encore faibles. Elle était simplement un peu plus secouée que moi mais aucun de nous n’était grièvement atteint. J’avais une bosse près de la blessure laissée par la balle de Staline mais j’avais déjà presque repris mes esprits. Felicia avait eu le souffle totalement coupé mais elle respirait maintenant régulièrement et s’oxygénait à vue d’œil.
  
  — Je me demande ce que je vais raconter à Lance, dit-elle en regardant l’épave fracassée et la traînée de débris qui s’étendait à perte de vue parallèlement à la clôture.
  
  Ma construction de sable était toujours là. Felicia et moi ramassâmes les plus gros morceaux de tôle et en fîmes un tas au sommet du monticule.
  
  Nous sautâmes facilement de l’autre côté. J’avais plus de difficulté à m’orienter que lors de mon intrusion nocturne mais le vent n’avait pas soufflé depuis ma visite précédente et je retrouvai bientôt les traces de mes pas dans le sable mou.
  
  Dix minutes plus tard, nous arrivions en vue des constructions basses du secteur J. Je reconnus le grand bâtiment de béton qui abritait l’ordinateur. Il y avait également deux réserves, une pour le ravitaillement, la seconde pour le matériel, et un édicule prévu à d’autres fins. La porte était percée d’un croissant de lune. Incroyable. Ces tinettes, au milieu d’une base nucléaire ultra moderne, faisaient figure de monument historique.
  
  Les quatre camionnettes et les deux limousines étaient garées à quelque distance du pick-up bosselé et de la vieille Chevrolet qui me paraissaient appartenir aux techniciens de service. La mission de contrôle était apparemment sous terre. Je n’avais visité qu’un souterrain mais il y en avait six qui partaient de la base en se ramifiant comme les branches d’une étoile de mer. L’équipe d’inspection n’était pas arrivée depuis longtemps et nous pouvions largement aller fouiller les camionnettes avant son retour en surface.
  
  — Pourquoi fouiller les camionnettes ? me demanda Felicia. Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux prendre le commandement de la base et les boucler là-dedans le temps de demander du renfort par radio.
  
  — Ça ne marcherait pas. À moins que je puisse prouver que mes soupçons sont exacts. Imagine qu’on investisse l’endroit par la force et que Charles Ajax soit vraiment Charles Ajax, que les hommes qui l’accompagnent soient de vrais savants soviétiques bien innocents. Je vois le tableau d’ici. Ils ne trouveront jamais assez de tomates pourries à nous balancer à la figure pour satisfaire leur rage. Non, il me faut des preuves.
  
  — Et pourquoi les camionnettes ?
  
  — Mon petit doigt me dit qu’il faut aller y jeter un coup d’œil. Mais, avant tout, il faut que j’aille m’assurer qu’on a le temps. Pas question de se faire pincer la main dans le sac. Les Russes pourraient nous tirer comme des pigeons. Car, si je ne me trompe pas, il n’y a pas un seul militaire ici pour nous protéger, juste quelques techniciens qui s’occupent de l’ordinateur.
  
  — Comment comptes-tu faire ?
  
  Je souris et lui montrai mon impressionnante plaque du Trésor public.
  
  — J’ai des amis qui occupent des postes peut-être peu élevés hiérarchiquement, mais d’une importance stratégique considérable, lui expliquai-je. Toi tu vas te cacher derrière ces chiottes et tu m’attendras. Si je ne reviens pas, saute dans un de ces véhicules et défonce la barrière de sortie. Quelqu’un a sûrement laissé une clef sur le tableau de bord.
  
  Je n’attendis pas ses protestations. Je la plaquai derrière les latrines et partis vers le bâtiment où j’espérais que Roger Wheaton était de service. La plaque serait sensément aussi efficace avec n’importe lequel de ses collègues mais je commençais à bien aimer ce brave blondinet du Nebraska à la voix nasillarde.
  
  — Monsieur Hunter ! s’exclama-t-il. Je ne m’attendais sûrement pas à vous voir aujourd’hui !
  
  C’était lui. Je rangeai mon portefeuille dans ma poche.
  
  — C’est toujours un plaisir pour moi de vous rendre une petite visite, monsieur Wheaton, répondis-je. Oui, je sais que M. Ajax et les autres sont ici. Je suis justement là pour vérifier qu’aucune personne non autorisée ne se trouve en leur compagnie. Combien de temps pensez-vous qu’ils vont encore rester en bas ?
  
  Il leva les yeux vers son horloge de contrôle puis consulta sa montre-bracelet. Même Wheaton ne faisait pas entièrement confiance aux équipements électroniques !
  
  — Ils sont descendus depuis une vingtaine de minutes, dit-il. Je pense qu’il leur faudra dix minutes à un quart d’heure pour visiter tous les souterrains.
  
  — Parfait, je serai déjà reparti. Je ne tiens pas à ce que le boss sache que je fais des vérifications dans son dos. À propos, est-ce que les autres gros pontes américains sont aussi avec la délégation russe ?
  
  — Tenez, voici le registre des visiteurs. Si vous voulez le voir.
  
  Il me tendit une planchette munie de deux pince-feuilles. Je lus la liste qu’il avait dressée à la main d’une belle écriture arrondie. Au-dessous du nom de Charles Ajax, trois noms me firent bondir. Non seulement ils m’étaient très familiers, mais ils venaient renforcer mes convictions.
  
  Outre Ajax, les Soviétiques étaient accompagnés par Harold Brookman, conseiller principal du secrétaire à la Défense, John Pesco, bras droit d’Ajax, et Natoly Dobrinka, contact des espions à l’ambassade soviétique.
  
  Je posai une main paternelle sur l’épaule de Roger Wheaton.
  
  — Écoutez, mon gars, j’aurais besoin que vous me rendiez deux services.
  
  — Certainement, monsieur Hunter, répondit-il en se mettant presque au garde-à-vous. Dites-moi, et je verrai ce que je peux faire.
  
  — D’abord, ne dites pas à mon chef que vous m’avez vu. Je lui rendrai compte lorsque toutes les bases auront été visitée. Je pense qu’ils vont au secteur H en repartant d’ici…
  
  — Oui, monsieur Hunter. Ensuite au secteur I, au nord de Wendover. Soyez tranquille, je ne lui dirai pas que vous êtes venu. Et le second service ?
  
  — Eh bien voilà. Ma voiture chauffe de façon anormale et j’ai peur de continuer à rouler comme ça. Pourriez-vous me prêter la vôtre. Je vous paie d’avance au cas où il arriverait quelque chose.
  
  Je déposai sur la table une liasse de billets que j’avais pris soin de prélever dans les réserves de liquide que j’ai à mon appartement secret.
  
  Il recula devant l’argent.
  
  — Oh non, je ne peux pas accepter, protesta-t-il.
  
  Ma voiture, c’est la Chevrolet marron que vous avez dû voir. De l’extérieur, elle n’est pas sensationnelle mais elle marche très bien. Prenez-la, ça me fait plaisir. Je suis de service pendant deux jours. Je n’en aurai pas besoin. Pendant ce temps j’irai voir avec un copain ce qui arrive à votre voiture. On va essayer de vous arranger ça.
  
  Je pris les clefs qu’il me tendait et laissai cinq cents dollars sur la table. J’avais bien peur que Roger Wheaton ne revoie plus sa bonne vieille Chevrolet.
  
  — N’oubliez pas, dis-je en posant un doigt sur mes lèvres. Pas un mot à M. Ajax. J’aime autant qu’il ne sache pas que le Président m’a demandé d’avoir l’équipe d’inspection à l’œil.
  
  — Le Président ! fit Wheaton.
  
  La crainte et le respect se lisaient sur son visage basané comme dans un livre.
  
  — Oubliez ce détail, lui demandai-je avec un clin d’œil. Vous comprenez ?
  
  — Oui, monsieur Hunter. Bien entendu.
  
  J’allai récupérer Felicia derrière les lieux d’aisance et nous fonçâmes jusqu’aux camionnettes. J’ouvris la porte de la première.
  
  J’eus toutes les peines du monde à en croire mes yeux.
  
  Le véhicule était bourré de cassettes de bois clairement étiquetées EXPLOSIFS. L’une d’elles était ouverte et je reconnus immédiatement le papier brun huilé qui servait à envelopper les pains de plastic. D’autres caisses contenaient du câble, des amorces et des dispositifs de mise à feu. Dans des boîtes plus allongées, je découvris des fusils automatiques, des dizaines de grenades et trois bazookas. Cette partie de l’arsenal était apparemment destinée à riposter au cas où quelqu’un découvrirait le véritable objectif de la mission de contrôle.
  
  Je l’avais découvert. Les Russes emportaient des pains de plastic dans les souterrains et les disposaient à des emplacements stratégiques. Mais comment comptaient-ils les faire sauter sans sauter avec eux ? Et quand comptaient-ils les faire sauter ?
  
  Rien n’avait encore explosé ni au QG ni dans les autres bases de secteurs. Conclusion, ils avaient des détonateurs à retardement. Je cherchai les minuteries mais en vain.
  
  Je fouillai la deuxième camionnette puis la suivante. Chacune d’elles était chargée d’explosifs, d’AK-47, de bazookas, de câbles, de grenades et de dispositifs de mise à feu. Ce n’est que dans la quatrième que je trouvai ce que je cherchais.
  
  Elle contenait quatre boîtes de minuteries extrêmement perfectionnées. Chaque appareil avait à peu près la taille d’une montre-bracelet sans bracelet. Ils étaient équipés de petits aimants qui leur permettrait de rester solidement collés aux détonateurs. Mais ils comportaient une énigme.
  
  Ils possédaient un cadran à aiguille sur lequel figurait quatre-vingt-seize chiffres. Les chiffres ne correspondaient pas à des secondes, c’était évident. Mais, même s’ils avaient correspondu à des minutes, le quartier général aurait dû être pulvérisé depuis au moins une heure.
  
  — Nom de Dieu ! murmurai-je lorsque la réalité m’apparut.
  
  Les quatre-vingt-seize chiffres étaient des heures. Quatre-vingt-seize heures faisaient très exactement quatre jours.
  
  Et, dans quatre jours, au moment où leur avion atterrirait quelque part du côté de Moscou, les faux techniciens pourraient avoir une pensée émue pour le grand désert américain qui serait en train de disparaître dans le ciel sous la forme d’un champignon géant.
  
  Quelque chose me disait qu’ils ne s’en étaient probablement pas tenu là. Grâce à son apparence de Charles Ajax – vraisemblablement due à des prouesses de chirurgie esthétique –, Minya Staline avait certainement trouvé un moyen de faire exploser les têtes nucléaires qui équipaient les missiles voyageurs.
  
  Dans ce cas, ce ne serait pas simplement le désert qui serait rayé des cartes. Toute la moitié est des États-Unis serait littéralement projetée dans l’espace pour retomber sous la forme d’une pluie mortelle sur la moitié ouest.
  
  J’étais vilainement secoué après avoir découvert ce projet machiavélique. Je fus encore plus ébranlé en réalisant que ce plan n’aurait jamais pu voir le jour si quelques salopards de hauts fonctionnaires américains ne s’étaient abouchés avec les Russes pour leur permettre de l’échafauder.
  
  Non seulement je me sentais beaucoup moins mal à l’aise d’avoir éliminé Barker, Pierson, Stanton et Huntington mais je me serais collé des claques pour ne pas avoir fouillé plus avant dans le panier de crabes et n’avoir pas mis un terme à la carrière terrestre de messieurs Pesco, Brookman et Dobrinka.
  
  Mes soupçons à l’égard de Hawk s’effaçaient du même coup. Le Président, lui, et sans doute pas mal d’autres, s’étaient laissé avoir par le Charles Ajax bidon et ses acolytes.
  
  Dans un éclair de clairvoyance, je compris qu’ils n’avaient vraiment pas tort de qualifier cette affaire d’opération explosive.
  
  À l’évidence, la mission de contrôle soviétique n’était autre qu’un commando de démolition composé d’hommes du KGB particulièrement bien entraînés et envoyés ici pour anéantir tout notre nouvel armement en missiles.
  
  En revanche, la mission américaine se composait de braves physiciens nucléaires et de techniciens dont la vie ne vaudrait pas cher s’il arrivait malheur à l’équipe de nervis envoyée par Moscou.
  
  Mais la grande question était la suivante : jusqu’à quel point Hawk et le Président soupçonnaient-ils les Russes ? Avaient-ils une idée de l’ampleur de leur projet ? Ou se contentaient-ils de suivre les opérations de loin en espérant que les Russes seraient réguliers ?
  
  La réponse était évidente. Apparemment, Hawk et le Président ne faisaient pas confiance aux Russes. Mais, tant qu’un homme de l’envergure de Charles Ajax ne les décollait pas d’un pouce, ils pensaient pouvoir dormir sur leurs deux oreilles. Et il y avait aussi Harold Brookman et John Pesco.
  
  Hawk et le Président ne pouvaient pas savoir que Brookman et Pesco étaient des traîtres et que le chef du programme d’armement en missiles, l’homme le plus digne de confiance, gisait dans un compartiment réfrigéré de la morgue du District of Columbia. Ils ne savaient pas que cet homme avait été remplacé à son poste par le meilleur espion d’URSS.
  
  Moi je savais.
  
  Il n’allait pas être facile d’empêcher Minya Staline ainsi que ses acolytes russes et américains de mener à bien leur mission de destruction. Même si, avec l’aide de Felicia, j’y parvenais, comment éviter de mettre en danger la vie de notre équipe de techniciens et de savants qui se trouvaient en ce moment même en plein cœur de la Russie ?
  
  Que se passerait-il lorsque les responsables du Kremlin apprendraient que les membres de leur « mission de contrôle » avaient été tués ou appréhendés ?
  
  Réponse tout aussi évidente.
  
  Les Russes feraient un battage de tous les diables dans la presse mondiale, organiseraient des simulacres de procès et exécuteraient toute notre équipe de braves savants.
  
  Et quelle serait notre réaction ?
  
  J’osais à peine y penser. Ce qui sautait aux yeux, c’était qu’il fallait que je frappe très fort mais sans faire d’éclat. Pour cela, il fallait non seulement que j’arrête l’équipe de démolition, mais que je garde Minya Staline en vie.
  
  — Que vas-tu faire ? me demanda Felicia.
  
  — Les envoyer dans un monde meilleur avec leur propre matériel.
  
  — Ici ? Mais tu vas faire sauter toute la base ! Et sûrement une grande partie des souterrains ! Sans oublier que tu risques de tuer en même temps de braves techniciens américains qui ne sont responsables de rien…
  
  — Qui te parle de faire ça ici ? Quand ils auront terminé, ils iront au secteur H. Ensuite, ils feront demi-tour et mettront le cap sur le nord de Wendover pour aller visiter le secteur I. Ils devront traverser un étroit défilé et je suis bien placé pour savoir que ce défilé est l’endroit idéal pour organiser une embuscade.
  
  — Comment le sais-tu ?
  
  — C’est là que j’ai attrapé ce bobo, répondis-je en posant le doigt sur le pansement de mon front.
  
  Nous nous servîmes dans les camionnettes en faisant attention de répartir nos prélèvements de manière à ce qu’ils passent inaperçus. Deux AK-47, deux bazookas, avec des munitions, amorces, câbles et explosifs s’entassèrent dans la Chevrolet marron de Roger Wheaton. Je pensais bricoler quelque chose avec les piles d’une torche que j’avais trouvée dans la boîte à gant de la voiture. Soudain, une petite idée germa dans ma tête et je retournai dans la dernière camionnette prendre une minuterie. Juste une.
  
  Pendant que nous faisons le transfert, nous étions hors de vue de la salle de contrôle mais, lorsque nous quittâmes le parking à bord de sa voiture, Roger Wheaton nous vit et déclencha l’ouverture électrique de la porte. Lorsque nous fûmes sortis, je ne tardai pas à remarquer un claquement bizarre dans le carter de boîte mais je n’avais pas le temps de dorloter la mécanique. J’avais une petite réception à organiser. Mais tout dépendait de Roger Wheaton. Il fallait qu’il tienne sa parole et ne parle pas de mon passage. Les Russes ne devaient se douter de rien.
  
  La vieille Chevrolet en bava mais, en moins d’une demi-heure, nous avions atteint le défilé. J’espérais sincèrement que les cinq cents dollars suffiraient à indemniser Roger Wheaton. Sa pauvre voiture ne valait franchement plus ça après le train d’enfer que je lui avais fait mener dans le désert. Je crois qu’un roulement surchauffé n’était pas loin de rendre l’âme au moment où, après avoir franchi le défilé, j’allai dissimuler la voiture de l’autre côté de la butte.
  
  — OK, dis-je à Felicia. Au boulot !
  
  À l’aide des pains de plastic, nous fabriquâmes de petites bombes très meurtrières que nous disposâmes à intervalles réguliers sur la route conduisant au défilé. J’espérais que le faux Charles Ajax et les deux Américains se trouveraient, en tant que guides officiels, dans la limousine de tête. Ensuite, d’après ce que nous avions vu de l’avion, viendraient les quatre camionnettes puis la limousine transportant la délégation soviétique. Je postai Felicia dans la partie étroite du défilé, à l’endroit précis où mon ami Staline-Steeel m’avait attendu la fois précédente pour me faire l’hommage d’un pruneau dans le crâne.
  
  — Tu laisseras la première limousine arriver jusque-là et tu me feras un signe avec le pouce tourné vers le ciel, lui expliquai-je. Dès que la première camionnette sera au niveau de la dernière bombe du chapelet, tu me fais un signe avec le pouce vers le bas. Je mettrai le contact en espérant qu’il y aura assez de jus pour tout faire péter. Tu restes ici avec le bazooka et le fusil automatique et tu te charges de la limousine qui transporte les grosses huiles soviétiques.
  
  — Dis donc, mon chou, j’ai l’impression que tu me laisses le plus gros du boulot. Qu’est-ce que tu vas faire, toi, pendant ce temps-là ?
  
  — Je vais mettre la première limousine hors d’état de rouler. Ensuite je descendrai tous ceux qui accompagnent Minya et j’essaierai de le prendre vivant. Simple comme bonjour.
  
  — Excellent programme, apprécia Felicia. Et pourquoi prends-tu le risque de ne pas le dégommer avec les autres ?
  
  Elle avait vraiment quelque chose dans le ventre, la petite Felicia Starr. Pas un poil de trac.
  
  — Parce que sans Minya Staline, il n’y a plus aucune chance de faire revenir notre mission de contrôle d’Union Soviétique.
  
  — Je ne te suis pas très bien.
  
  — Pas le temps d’entrer dans les détails. Fais-moi confiance.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  Je fis demi-tour vers l’autre bout du défilé.
  
  — Nick ?
  
  Je tournai la tête. Felicia me regardait, la bouche crispée. Comme dans l’avion, ses taches de rousseur se découpaient sur sa peau blême et semblaient y former un mouchetis en relief.
  
  — Oui ?
  
  — J’ai peur, m’avoua-t-elle. Imagine que ça ne marche pas comme prévu. Que les bombes ne sautent pas. Et si…
  
  — Ça marchera, affirmai-je. Fais exactement ce que je t’ai dit et ça marchera.
  
  Je refis demi-tour.
  
  — Nick ?
  
  Je tournai la tête.
  
  — On les aura !
  
  — Bien sûr, répondis-je d’une voix blanche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Allongé au sommet de l’arête rocheuse, je repérai sur la route le point où je voulais que la première limousine s’arrête.
  
  Impossible d’utiliser le bazooka, même en visant le radiateur. Les roquettes étaient beaucoup trop fantaisistes. L’explosion risquait de mettre la voiture en miettes et son chargement d’espions avec.
  
  L’AK-47 ne me paraissait guère plus fiable pour tirer sur une cible aussi proche. Je pouvais facilement arroser le radiateur puis, d’une rafale, abattre Brookman et Pesco. Mais je risquais par la même occasion de toucher l’homme que je voulais épargner.
  
  Il fallait absolument que j’aie un tête-à-tête avec Minya Staline. J’avais déjà une petite idée des mots que j’allais employer pour faire mouche. Il était un élément vital du plan que j’avais conçu pour faire sortir nos techniciens d’Union Soviétique. Je ne pourrais pas considérer ma mission comme achevée tant que ces hommes ne seraient pas rentrés sains et saufs aux États-Unis.
  
  Mais, d’abord, il fallait que l’embuscade fonctionne comme je l’avais prévu. Ensuite, ce serait la conférence au sommet entre messieurs Nick Carter et Minya Staline, espions de leur état.
  
  Car j’étais bien convaincu qu’aucun effort de diplomatie au monde ne pourrait redresser la situation une fois que j’aurais abattu les membres d’une mission de contrôle soviétique envoyée dans notre pays sous les auspices des Nations unies.
  
  À peine la nouvelle aurait-elle atteint le Kremlin que la machine propagandiste soviétique se mettrait en branle. Quelle que puisse être la puissance de nos arguments, le monde entier serait convaincu qu’une brave équipe de scientifiques sans défense avait été abattue par un agent secret américain pris de folie sanguinaire. Personne ne croirait que cette équipe avait été envoyée par Moscou pour faire sauter nos bases de lancement de missiles.
  
  Il me fallait Minya Staline, et personne d’autre. Il me faudrait trouver les mots chocs, les mots qui le convaincraient. Faute de quoi cette vilaine partie de traîtrise se terminerait dans un bain de sang, non seulement ici, mais en URSS.
  
  Je fis glisser le bazooka et l’AK-47 à côté de moi et assujettis fermement Wilhelmina au creux de ma paume. J’avais récupéré mes armes que j’avais retrouvées soigneusement rangées sur une tablette en sortant de ma cellule à Fort Belvoir. Une fois de plus, je m’en remettais à la précision de mon Lüger pour accomplir une tâche que je refusais de confier à des armes plus lourdes.
  
  J’entendis au loin le vrombissement de plusieurs moteurs et tournai la tête pour regarder le ruban d’asphalte qui se déroulait à l’infini sur l’immensité désertique. Us arrivaient. Une limousine noire puis quatre camionnettes, suivies par une seconde limousine noire.
  
  C’est alors que les doutes s’insinuèrent en moi. Et si Charles Ajax se trouvait à bord de la seconde limousine ? Il mourrait dans l’explosion des bombes ou sous le feu de Felicia. Et si Felicia oubliait les instructions que je lui avais données sur le maniement du bazooka et de l’AK-47… Et si elle se paniquait ? Qu’elle tirait trop tôt ? Et si l’AK-47 s’enrayait ? Qu’elle était incapable de débloquer la culasse ?
  
  Et si, pire encore, les piles que j’avais trouvées dans la voiture de Wheaton n’étaient pas assez puissantes pour envoyer le jus dans les bombes que nous avions fabriquées ? J’avais essayé la torche et elle s’était allumée mais rien ne prouvait que je n’avais pas achevé les piles en faisant mon test.
  
  Je commençai à transpirer. La crosse de Wilhelmina devint glissante dans ma paume poisseuse. Mes doigts moites risquaient de provoquer un court-circuit dans les fils que je tenais de l’autre main. Je reposai les câbles et le Lüger, essuyai mes mains sur ma veste et regardai Felicia de l’autre côté du passage.
  
  Elle était raide, le bazooka sur l’épaule, le doigt prêt à presser la détente. Elle devait transpirer elle aussi. Après tout, c’était elle la plus exposée. Si notre feu d’artifice ratait, elle serait la première cible offerte aux armes des Russes.
  
  Il ne fallait pas que cela rate.
  
  Le vrombissement augmenta et fut bientôt accompagné du bruit des pneus sur l’asphalte. Le convoi approchait du défilé. Je pointai mon Lüger par-dessus le rocher et pris les câbles dans ma main sèche. Mes doigts tremblaient et j’eus peur de mettre les fils en contact et de tout faire partir trop tôt. Il fallait que j’attende le signal de Felicia.
  
  Le premier signal arriva. Pouce en l’air. La limousine de tête s’était engagée entre les parois rocheuses. Dans quelques secondes, elle arriverait dans ma ligne de mire. Felicia m’envoya le second signal. Pouce vers le sol. Les camionnettes et l’autre limousine étaient au niveau des bombes que nous avions disposées le long de la route.
  
  Je mis les fils en contact juste au moment où la première limousine entrait dans mon champ de vision. Je n’attendis pas le boum ou l’absence de boum, je visais déjà le radiateur de la grosse automobile.
  
  Un roulement de tonnerre déferla dans l’étroit passage. Le rocher eut un véritable soubresaut. Je fus soulevé à l’horizontale et retombai rudement sur l’estomac. Un grondement semblable à celui d’un ouragan suivit la première série d’explosions. Les quatre camionnettes bourrées de plastic et de munitions venaient de se volatiliser.
  
  Je tirai quatre projectiles dans le radiateur de la limousine. L’aboiement de Wilhelmina fut totalement couvert par les déflagrations des charges de plastic, les détonations des roquettes de bazooka et les hurlements des hommes.
  
  Les quatre balles tirées coup sur coup traversèrent la calandre et percèrent un gros trou dans le radiateur.
  
  Le capot était déjà noyé dans un nuage de vapeur lorsque j’ajustai mon tir pour crever les deux pneus avant.
  
  La grosse voiture s’arrêta et deux hommes sortirent par les portières avant. Le garde du corps et le chauffeur. Cette fois, le jappement de Wilhelmina retentit avec sa sonorité habituelle entre les parois du défilé. Les deux hommes s’effondrèrent, tués net d’une balle en plein front.
  
  La chance me souriait. Deux autres hommes sortirent par l’arrière, je les reconnus immédiatement. Harold Brookman et John Pesco.
  
  Je visai soigneusement chacun des traîtres et les abattis l’un l’après l’autre alors qu’ils n’avaient pas couru plus de trois mètres pour fuir la limousine immobilisée.
  
  À ce moment, j’entendis les crépitements d’un AK-47. Je tournai la tête et vis Felicia sérieusement secouée par le puissant recul du fusil automatique. Elle était apparemment en train de liquider les fuyards. Je priai le ciel pour qu’elle n’en rate pas un seul.
  
  Au moment où je tournais les yeux, quelque chose bougea près de la porte arrière de la limousine. Vivement, je braquai Wilhelmina vers la voiture et vis une forme traverser la route tête baissée pour se coller contre la paroi du défilé, à l’abri du surplomb rocheux sur lequel j’étais allongé.
  
  — Nom de Dieu ! Minya Staline ! jurai-je malgré moi.
  
  C’était bien lui. L’espion n’avait pas dû me quitter une seconde des yeux depuis l’instant où j’avais crevé le radiateur de sa voiture. Il m’avait vu abattre son garde du corps et son chauffeur, puis Brookman et Pesco. Ensuite, il m’avait vu tourner un instant mes regards en direction de Felicia.
  
  Cette fois encore, il avait su tirer parti d’une de mes erreurs. Il était maintenant juste au-dessous de moi et je ne pouvais l’atteindre.
  
  J’avançais prudemment vers le bord du surplomb lorsqu’un pistolet automatique claqua sèchement. Le puissant impact du plomb sur le roc me secoua au niveau de la poitrine. Cet aboiement – qui était manifestement celui d’un Beretta Brigadier – résonna sinistrement dans le défilé comme l’écho de ma stupide erreur.
  
  J’attrapai l’AK-47, le fis passer par-dessus le rocher et vidai un chargeur complet. Mais je savais qu’en bas, mes projectiles se perdaient dans l’asphalte et la rocaille.
  
  Aussitôt après avoir tiré, le Russe avait changé d’endroit.
  
  Je jetai un coup d’œil au nord, vers l’extrémité du défilé, et le vis qui s’enfuyait par-là. Il courut quelques pas avec cette raideur et cet air guindé que je lui connaissais bien puis se retourna et tira. Je m’aplatis comme une crêpe et sa volée de balles, d’une remarquable précision, siffla autour de moi. Si j’avais bougé d’un centimètre, je prenais un autre de ses projectiles dans le corps. Mais je n’avais plus beaucoup d’endroits présentables à lui proposer comme cibles.
  
  Felicia continuait à mitrailler avec l’AK-47 que je lui avais laissé. La bataille avait l’air de faire rage et j’étais torturé à l’idée de la laisser seule. Malheureusement, mon objectif principal était en train de me fausser compagnie.
  
  Je me rappelai ce que je lui avais dit à Washington : « S’il m’apparaît que je peux augmenter mes chances en te laissant mourir ou en te sacrifiant quelque part en chemin, je n’hésiterai pas. »
  
  Je n’hésitai pas. Mon cœur était resté avec elle sur cette butte mais mon corps avait automatiquement foncé dans le défilé sur les traces de la silhouette au complet noir qui filait vers le nord en direction de Wendover.
  
  Après plusieurs chutes dont une sur le crâne qui faillit me sonner pour le compte, je m’élançai en plein sprint dans la foulée de Minya Staline. Pour un individu de sa corpulence, il était d’une rapidité remarquable et je commençais à souffrir. Je balayai toutes les doléances de mon corps et parvins à mobiliser des réserves d’énergie que je ne croyais pas posséder.
  
  Le Russe dut m’entendre ou sentir que je le rattrapais. Il se retourna et tira une rafale. J’étais déjà à plat ventre. Les balles du Beretta me frôlèrent de si près que j’entendis le gémissement de leur giration. Je les entendis aussi frapper le rocher dans mon dos.
  
  En une fraction de seconde, je m’étais relevé et j’avais repris ma poursuite. Je vis le Russe mettre un autre chargeur en place sans s’arrêter. J’allais le stopper d’une ou deux balles de Wilhelmina lorsque je me ravisai, redoutant de commettre une seconde erreur fatale pour lui et pour moi. Impossible de le viser à coup sûr à une jambe ou une épaule. Et je ne pouvais pas prendre le risque de le toucher à la tête ou au cœur. Je n’avais aucune pitié pour ce salaud.
  
  Seulement il fallait que je lui parle.
  
  Je plongeai une fois de plus au sol. Minya Staline se retournait et faisait très exactement ce que j’aurais aimé faire dans l’autre sens. Les deux bras tendus, il visa et pressa la détente. Des éclats de pierre jaillirent autour de ma tête. Il rectifiait le tir. Il allait toucher sa cible. Il fallait que je fasse une diversion.
  
  Je tirai une courte rafale et le vis hésiter puis reprendre sa course. Je me relevai et me ruai sur ses talons. Je gagnais du terrain.
  
  Après le dernier claquement de Wilhelmina, plus un bruit ne troublait le silence du désert, ni celui du défilé, derrière moi. Mon cœur se mit à cogner. Je me demandais si Felicia était venue à bout des survivants de notre piège ou si elle était étendue au sommet de la butte, ses yeux bleus à jamais fixés sur le bleu du ciel. L’idée de faire demi-tour pour aller lui prêter main-forte me passa par la tête. Si elle était encore en vie.
  
  Le Russe ne m’en laissa pas le temps. Il s’arrêta à nouveau, et se mit en position de tir. Je sus que cette fois, j’étais mort. Je touchai le sol avec un millième de seconde de retard. J’eus encore le temps de me dire que j’aurais dû attendre Felicia. À nous deux, nous aurions pu achever les fuyards puis nous lancer à la poursuite de l’espion. En équipe.
  
  Maintenant Felicia était peut-être morte.
  
  Je l’étais assurément.
  
  Mais le Beretta Brigadier n’est pas une arme aussi infaillible que le Lüger. Quand il chauffe trop, il se grippe. En tirant les seize balles de son chargeur à la vitesse où il les avait tirées, Staline avait dépassé les possibilités de son pistolet. Il appuya sur une détente inerte.
  
  Je pointai Wilhelmina sur son front et avançai lentement vers lui. Il resta là, comme hypnotisé par mon approche, le Beretta inutilisable pendant au bout du bras. Lorsque je fus à une quinzaine de mètres de lui, je pus enfin distinguer clairement ses traits. Mon corps en tressaillit malgré moi.
  
  C’était bien Charles Ajax.
  
  Et c’était aussi Minya Staline, espion soviétique.
  
  — Salut, tovaritch ! lançai-je en lui arrachant son Beretta. Mes compliments à ton chirurgien esthétique.
  
  Je le retrouvais enfin en face à face. Je plantai mon regard dans ses yeux sombres et étincelants. J’avais de la peine à croire que le cercle était bouclé depuis notre rencontre de l’Holiday Inn. Et cette fois, la distribution des rôles était inversée. J’avais l’arme et Minya Staline attendait la mort.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton hautain.
  
  — Vous l’ignorez vraiment ? Alors que vous avez tout fait pour me liquider comme vous avez liquidé Charles Ajax ?
  
  Il se redressa.
  
  — Je suis Charles Ajax, affirma-t-il, en glissant la main vers la poche de sa veste comme pour me montrer une pièce d’identité.
  
  D’un geste de mon Lüger, je lui fis signe de remettre sa main en place. Il s’exécuta et ajouta d’un ton tout aussi hautain :
  
  — Si vous êtes l’agent soviétique dont tout le monde parle, je puis vous garantir que…
  
  — Suffit comme ça, Minya ! ordonnai-je d’une voix claquante. J’ai fait trop de chemin et reçu trop de beignes pour continuer à goûter votre petit jeu. Nous savons tous les deux qui est qui. J’ai vu Charles Ajax à la morgue de Washington cinq jours après que son corps a été ressorti du Potomac. J’aurais encore bien d’autres faits à vous énoncer mais ce n’est pas le moment. Nous avons un brin de causette à faire tous les deux. Si vous m’apportez des réponses satisfaisantes, je vous laisserai la vie sauve. Sinon…
  
  Je haussai les épaules comme si le tuer ne me faisait ni chaud ni froid. Ce n’était pas du tout la réalité. Il fallait que cet homme vive pour que toute une équipe de scientifiques américains puissent revoir leur pays et leur famille. Mais je ne pouvais naturellement pas le lui exposer de cette manière.
  
  — Si vous êtes tellement convaincu que je suis un espion soviétique, reprit-il de son ton de haut fonctionnaire outré, pourquoi ne m’abattez-vous pas sur-le-champ ?
  
  — Parce que j’ai besoin de vous, avouai-je.
  
  Une lueur passa dans ses yeux étincelants, comme s’il regardait quelque chose dans mon dos. À d’autres. Je n’allais pas me laisser avoir avec ce vieux truc réchauffé. De nouveau, sa main glissa subrepticement vers sa poche. Je fis un pas en arrière en lui pointant Wilhelmina à la tête.
  
  — Allez-y ! lança-t-il. Tirez donc.
  
  — Je pourrais bien en arriver là, répondis-je en rattrapant le jeu de la détente et en tendant l’oreille pour essayer de capter des bruits de pas dans le sable. Mais d’abord, retournons au défilé. J’ai une amie là-bas qui a sans doute besoin d’aide.
  
  — L’amie est là, fit dans mon dos la voix de Felicia.
  
  Je laissai échapper un grand soupir et faillis me retourner pour de bon. Mais je me retins et fis un quart de tour sur la droite, de manière à pouvoir regarder Felicia sans lâcher le Russe des yeux.
  
  — Felicia, bon Dieu ! Tu es vivante ! Je croyais qu’ils t’avaient tuée !
  
  Elle me regardait avec une expression étrange. Ses yeux n’avaient plus leur chaleur habituelle. Pourtant je n’y lisais aucune haine. Elle avait peur, comme si elle s’apprêtait à faire une chose dangereuse et répugnante. C’est alors seulement que je remarquai qu’elle me tenait en joue avec son AK-47.
  
  — Ça a bien failli, répliqua-t-elle d’une voix sèche. Maintenant, je dois te tuer, Nick Carter. Laisse tomber ton arme ou je le fais tout de suite.
  
  Felicia aussi ! Non, c’était impossible. D’ailleurs, si elle avait été du côté des Russes, elle ne les aurait pas abattus comme je l’avais vu le faire. Et elle m’aurait liquidé depuis longtemps. Elle en avait eu mille fois la possibilité. Tout en essayant à toute force de rejeter l’idée que Felicia m’avait trahi, je me pris à repenser à la fille splendide du porte-avions, à qui j’avais fait confiance, qui m’avait aidé, qui m’avait même sauvé la vie. Et, au dernier moment, elle avait montré son vrai visage. Si les Marines n’étaient pas intervenus, elle m’aurait abattu.
  
  — Je suppose que ça n’aura guère d’importance dans l’autre monde, répondis-je en laissant tomber Wilhelmina dans le sable, mais je mourrai plus serein si tu m’expliques pourquoi tu t’apprêtes à me tuer.
  
  Minya Staline fit un pas en avant et esquissa le geste de ramasser le Lüger mais Felicia le fit reculer d’un mouvement autoritaire de son AK-47.
  
  Il se planta là, immobile et apparemment ravi de nous voir laver notre linge sale entre nous.
  
  — Voilà, commença Felicia. Je suis au service personnel du Président. Je t’observe depuis des semaines. Ce n’est pas par hasard que je me trouvais dans cet Holiday Inn et que j’ai empêché un espion russe de te liquider.
  
  — Ainsi tu n’es pas journaliste ? Et cette histoire d’enlèvement avec tous tes meubles, c’était du cinéma ! Même Jordan Alman du Washington Times bluffait pour me faire croire que tu travaillais chez lui.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Il y a un peu de ça.
  
  Je voyais très nettement la peur dans ses yeux.
  
  — Mais encore ? demandai-je.
  
  Je surveillais Staline en me demandant ce qu’il prévoyait de faire, en calculant le temps nécessaire pour faucher mon Lüger sur le sol et tirer. Il faudrait que j’abatte Felicia d’abord puis que j’essaie de le blesser et de le garder en vie pour la suite des événements.
  
  — Cet homme, reprit Felicia en montrant le Russe du canon de son arme, est Charles Ajax, responsable du programme d’armement en missiles. Peu importe ce que tu as à en dire, il est et restera Charles Ajax. (Minya Staline souriait d’une oreille à l’autre.) Quant à toi, monsieur Nick Carter, monsieur Woods Hunter, monsieur Forest Créature, et que sais-je encore, tu as fourré ton nez dans une affaire beaucoup trop explosive. Résultat, tu as mis ton pays dans une situation inextricable. À toi seul, tu as tué une innocente équipe de physiciens nucléaires et de techniciens soviétiques.
  
  — Mais tu…
  
  — Laisse-moi finir, ordonna-t-elle. La seule condition, maintenant, est que tu meures et que monsieur Ajax, ici présent, rentre avec moi à Washington pour faire connaître la vérité. Cette vérité, tout le monde la croira, ici comme à Moscou. Et notre mission de contrôle pourra regagner tranquillement son pays.
  
  — Et peux-tu me dire quelle est cette vérité ? interrogeai-je sans essayer de dissimuler mon aigreur.
  
  — Qu’un agent américain pris de folie sanguinaire a décidé sans aucun ordre d’assassiner tout un groupe de braves scientifiques soviétiques.
  
  Bon Dieu, mes soupçons à l’égard de mon gouvernement étaient donc fondés ! Un agent américain pris de folie sanguinaire. Dire que j’avais eu moi-même l’idée de cette image en me regardant faire. Effectivement, c’était une bonne solution. Les Russes marcheraient. Mais il y avait dans le plan du Président deux choses qui ne me convenaient pas.
  
  Premièrement, Minya Staline, maestro de l’espionnage soviétique garderait le rôle de Charles Ajax à la tête de notre programme d’armement nucléaire.
  
  Deuxièmement, j’allais mourir, sacrifié, dans le vilain décor de ce désert aride.
  
  Les deux choses qui ne me convenaient pas semblaient, en revanche, faire parfaitement l’affaire de Minya Staline. Dire qu’il était rayonnant serait encore très faible pour traduire la réalité.
  
  — Mais oui, mademoiselle, dit-il d’une voix officielle en se plantant entre Felicia et moi, je suis Charles Ajax, responsable du programme d’armement en missiles. Je ne crois pas avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer…
  
  Pour le plaisir il allait repasser. Je ne lui laissai pas celui d’achever sa tirade et m’offris, en revanche, celui de lui assener à mon tour quelques beignes. Profitant de sa seconde de distraction, je lui abattis mes deux mains croisées au milieu de la nuque. Il tomba en avant dans les bras de Felicia et l’AK-47 atterrit avec un bruit mat dans le sable mou. J’oubliai un instant ma charmante compagne pour m’intéresser au Russe qui avait déjà des velléités de fuite.
  
  Je repliai une jambe et lui plantai un solide coup de pied au creux de l’estomac. Il se plia en deux en hoquetant comme s’il allait vomir. Un second coup de pied partit, au menton, cette fois. Sa tête vola en arrière et j’eus un instant d’angoisse, pensant que je lui avais brisé la nuque. Coup de chance, ses vertèbres avaient résisté. Il s’effondra en tas et je fus déçu de voir mon petit divertissement se terminer aussi vite. Je l’aurais cru plus dur que ça.
  
  Mais oui, bien sûr. Ce salaud faisait semblant d’être assommé !
  
  Je lui soulevai la tête de la main gauche et m’apprêtai à l’envoyer définitivement au tapis d’une solide châtaigne. Il sentit le coup partir, ouvrit les yeux et essaya de détourner la tête de la trajectoire de mon poing.
  
  Trop tard.
  
  Le craquement fut si brutal et la douleur si violente que je crus un instant que je m’étais fracturé les phalanges. Cette fois, il tomba réellement dans les pommes.
  
  J’étais encore à genoux près de lui. Je me retournai et vis Felicia, debout. Elle avait récupéré son AK-47 et le pointait dans ma direction. L’expression de son visage était sinistre, impénétrable.
  
  Une nouvelle fois, je me considérai comme un homme mort. J’étais beaucoup trop loin, maintenant, pour avoir un espoir de récupérer Wilhelmina. Et j’étais à genoux. Elle se tenait debout, les pieds légèrement écartés, solidement campée sur ses jambes.
  
  Une toute petite pression sur la détente et une volée de balles à tête de cuivre allaient trouer l’air torride du désert pour achever leur course dans ma peau. À cette distance et avec des projectiles de ce calibre, aucun emplâtre aussi puant fût-il ne pourrait plus rien pour moi.
  
  J’allais être abattu comme un chien. Et par la seule personne à qui j’avais fait confiance depuis le début de cette affaire.
  
  À ce moment, je regrettai de ne pas avoir laissé Minya Staline faire le travail avec son Beretta Brigadier.
  
  Dans ses conditions, il était préférable de mourir par la main d’un ennemi que par celle de l’un des vôtres. Surtout celle d’une femme avec qui vous avez partagé de tendres moments.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  J’attendais, résigné, que Felicia presse la détente du puissant AK-47.
  
  Je savais qu’elle allait le faire. Elle en avait reçu l’ordre exprès de la bouche du Président. Elle n’avait pas le choix. Elle devait me tuer. En tant qu’envoyée spéciale du Président elle…
  
  Elle riait.
  
  Un rire qui venait de très loin, au fond de sa gorge. Ses yeux pétillaient de malice. Ses épaules se secouaient de spasmes nerveux. Le gros fusil ballottait dans ses bras, le canon stupidement pointé vers le sable du désert.
  
  — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui demandai-je complètement interloqué.
  
  Brusquement ses éclats de rire se transformèrent. Elle ne riait plus de plaisir ou d’amusement. Elle était en pleine crise d’hystérie. L’écho guttural de ses gloussements furieux se répercutait jusqu’entre les murailles du défilé.
  
  Je compris qu’elle était en proie à d’horribles conflits intérieurs. Quelque chose était détraqué dans cette jolie tête. Je me levai, marchai jusqu’à elle et la pris par les épaules.
  
  Je la secouai pour essayer de la calmer. Elle se tenait les côtes et avait l’air de souffrir. De grosses larmes roulèrent sur ses joues.
  
  Je la pris dans mes bras. Elle finit par se calmer et se mit à pleurer en silence en s’essuyant le nez et en reniflant.
  
  — Felicia, bon Dieu ! tu vas me dire ce qui se passe ?
  
  Elle leva vers moi des yeux tendres, pleins d’amour. Elle regarda Minya Staline, toujours inconscient, puis l’AK-47 qu’elle avait laissé tomber. Elle prit à grand peine une profonde inspiration puis, d’une voix entrecoupée de hoquets et de sanglots, débita d’une traite :
  
  — Oh Nick, Nick, Nick ! Je n’aurais jamais cru que je tiendrais le coup. Pourtant, j’ai réussi. Ça a merveilleusement bien marché.
  
  — Mais quoi ? Qu’est-ce qui a marché ? demandai-je d’un ton exaspéré.
  
  Elle m’embrassa sur les lèvres avant de pointer le doigt vers l’espion soviétique.
  
  — Va regarder dans sa poche revolver gauche, dit-elle. Je veux voir ce qu’il a dedans.
  
  Toujours intrigué et un peu énervé, je marchai jusqu’au Russe assommé, soulevai le pan de sa veste, lui appliquai une claque sur la fesse gauche et compris enfin. Ma claque s’abattit sur un gros pistolet automatique. Je le palpai. Il avait quelque chose de familier. Je le tirai de la poche de l’espion.
  
  Wilhelmina ! Ma bonne Wilhelmina, première du nom, avec sa crosse décorée d’encoches.
  
  Celle que j’avais sur moi quand il m’avait troué la peau dans l’ascenseur de l’Holiday Inn.
  
  Les explications tombèrent en avalanche. En jouant le personnage de Charles Ajax, Staline avait organisé toute la mise en scène à St-Anthony’s Hospital. Dès que j’y avais été admis, il avait fait ceinturer la place par un cordon de sécurité. Hawk n’avait pas envoyé de gardes, d’une part parce que Charles Ajax ne voulait pas de gardes, d’autre part parce qu’il n’était au courant de rien.
  
  Il voulait laisser le champ libre pour qu’une de ses frappes vienne m’étouffer discrètement. Et il m’avait monté ce simulacre de visite de Hawk en se déguisant et en imitant ses mimiques, pour que je me sente en sécurité.
  
  Restait le mystère Felicia. Pourquoi avait-elle fait cela ? Pourquoi m’avait-elle dit être envoyée par le Président pour me tuer ? Je tournai les yeux vers elle. Mon expression intriguée devait être suffisamment éloquente car elle n’attendit pas ma question pour dire :
  
  — Je suis arrivée pendant que vous étiez en train de parler. Je l’ai vu glisser sa main vers sa poche comme pour te montrer quelque chose. J’ai aussi vu que tu ne regardais que cette main comme si tu t’attendais à le voir te sortir un revolver sous le nez.
  
  — Oui, c’est vrai. Et alors ?
  
  — Alors, il essayait de détourner ton attention et, de loin, j’ai parfaitement remarqué qu’il approchait tout doucement la main gauche de sa poche revolver. C’est pourquoi j’ai décidé de tenter un coup fourré à ta manière.
  
  — Quoi ?
  
  — Oui. Il fallait que je trouve quelque chose pour le mettre en confiance, lui faire croire que j’étais de son côté. C’est pour ça que j’ai inventé cette histoire.
  
  — Tu n’es pas envoyée par le Président ?
  
  — Tu penses bien que non. Je ne l’ai même jamais vu de ma vie. Pour rien au monde, Jordan ne me laisserait approcher le corps de presse de la Maison Blanche.
  
  Ma perplexité et ma confusion ne se dissipaient pas aussi facilement que je l’aurais voulu. Felicia le sentit et crut bon d’ajouter :
  
  — C’est simple, Nick. S’il avait réussi à sortir son arme, c’était toi ou lui. Tu m’avais dit que tu tenais à le garder vivant pour pouvoir faire sortir nos savants de Russie. Je ne sais toujours pas très bien comment tu comptes t’y prendre, mais j’avais compris qu’il fallait empêcher l’espion de mourir.
  
  — Tu me la copieras.
  
  — Tu sais, même si j’avais voulu, je ne l’aurais pas abattu.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Cette cochonnerie de carabine s’est coincée juste au moment où je venais de tuer le dernier Russe dans le défilé.
  
  — Tu es vraiment une super nana, dis-je, un brin admiratif. Mais je ne vois toujours pas pourquoi tu as jugé bon d’inventer cette histoire d’envoyée spéciale du Président.
  
  — Je l’avais entendu soutenir mordicus qu’il était Charles Ajax. Je suis arrivée derrière toi et je lui ai fait un signe de connivence pour le mettre en confiance. Ma seule idée était de l’empêcher de se servir de son arme en continuant à lui faire croire que j’allais te tuer pour de bon. Je suis sûre qu’il avait déjà décidé de m’abattre sitôt que je t’aurais liquidé.
  
  Je me rappelai la scène et la manière dont Staline était tombé dans le panneau. Il s’était placé entre nous. Une erreur grossière. Mais il avait probablement fait ce qu’aurait fait le vrai Charles Ajax. Il s’était avancé pour serrer la main de la jeune fille qui venait de lui sauver la mise.
  
  Je réalisai aussi le risque que Felicia avait pris, surtout avec un fusil enrayé. J’aurais parfaitement pu l’abattre moi-même et ne jamais savoir qu’elle avait essayé de me sauver la vie.
  
  — Sacrée bonne femme, dis-je, incapable de trouver mieux.
  
  Elle se blottit entre mes bras en soupirant de plaisir. J’embrassai délicatement ses lèvres pleines et sensuelles et je n’entendis que d’une oreille distraite le raclement derrière moi. Lorsque j’en pris conscience et que je me retournai, Minya Staline, accroupi, nous tenait en joue avec l’AK-47. Il avait l’air encore un peu sonné de mon coup de poing au menton mais il se sentait parfaitement d’attaque pour nous transformer en passoires.
  
  — Nouvelle version, annonça-t-il d’un ton goguenard. Un agent américain assoiffé de sang et une journaliste, probablement contaminée par des idées subversives, se sont ligués pour assassiner d’innocents scientifiques soviétiques. Je les ai poursuivis, ai obtenu leurs aveux et je les ai abattus. C’est aussi très plausible, qu’en pensez-vous, monsieur Carter ?
  
  — Oui, parfaitement plausible. Qu’attendez-vous donc pour tirer ?
  
  Mon empressement lui mit la puce à l’oreille. C’était le but. Il comprit que l’arme était hors d’usage et se précipita vers ma bonne Wilhelmina que j’avais posée sur un petit rocher, non loin de l’endroit où je l’avais envoyé au pays des songes.
  
  Au moment où sa main se refermait sur la crosse de mon Lüger, mon coup de pied droit l’atteignit au poignet. Il tira trois coups de feu dans le ciel d’azur. Un second coup de pied lui fit définitivement lâcher l’arme.
  
  — Maintenant, dis-je, fini l’action. À la discussion. Une discussion sérieuse, en tête à tête.
  
  — Je refuse toute discussion avec vous, grogna Minya Staline en montrant les crocs.
  
  Et il commença à nous vomir des bordées d’épithètes choisies sur les capitalistes pourris et dégénérés que nous étions. Felicia et moi en avions la chair de poule.
  
  — Nick, intervint Felicia, j’ai l’impression qu’il va falloir tailler au burin dans une sérieuse épaisseur de blindage propagandiste avant d’atteindre la raison de ce monsieur. Cela va prendre du temps et je pense qu’il ne serait pas prudent de rester ici. La journée avance et bientôt cet endroit sera une fournaise sous le soleil.
  
  Je pensai à aller à Wendover mais c’était un peu risqué. Il ne fallait pas que quelqu’un apprenne quoi que ce soit avant que tout soit terminé. La fausse mission de contrôle était déjà en retard pour son rendez-vous suivant, mais je ne me faisais aucun souci. Les techniciens du secteur I attendraient patiemment pendant au moins deux heures.
  
  C’était à peu près ce qu’il me fallait pour obtenir ce que je voulais de Minya Staline. S’il marchait, nos physiciens étaient sauvés. S’il ne marchait pas, il faudrait changer de musique.
  
  — Tout le monde dans la voiture du technicien, fis-je. Je sais où on va aller.
  
  La Chevrolet de Roger Wheaton était entière, derrière la paroi rocheuse où je l’avais abritée. Vingt minutes plus tard, nous atteignions la petite tache dans le désert que Rain Allison appelle « la maison ».
  
  Il était là, sur le seuil de sa hutte, entouré de ses chiens et de ses chèvres.
  
  — Salut, camarade ! lança-t-il du plus loin qu’il me vit arriver. Je m’attendais un peu à te voir après le merdier que j’ai entendu dans le défilé. On dirait que c’est toi qui as eu raison cette fois.
  
  Son regard aiguisé avait déjà repéré Minya Staline ligoté et bâillonné sur le siège arrière.
  
  Ligoté parce que nous étions fatigués de le surveiller. Bâillonné parce que nous étions fatigués de nous faire traiter de capitalistes pourris.
  
  Naturellement, il avait aussi repéré Felicia et une lueur de joie dansait au fond de ses yeux.
  
  — Le monsieur, indiquai-je en guise d’explication, vient pour avoir une discussion sérieuse avec moi. En ce qui concerne la dame, la saison n’est pas ouverte, comme disent les chasseurs.
  
  — Compris, camarade, répondit-il en faisant un grand geste du bras pour nous inviter à entrer dans sa hutte. Ma maison est ta maison. Utilise-la comme bon te semblera.
  
  Il salua Felicia d’un signe de tête, les yeux encore plus pétillants en la voyant de près, puis s’esquiva vers son jardin, suivi de ses chiens et de ses chèvres. Je poussai le Russe à l’intérieur. Felicia suivit.
  
  — Cette odeur me rappelle quelque chose, dit-elle en humant l’atmosphère.
  
  — Évidemment, je l’ai portée sur la tête pendant plusieurs jours.
  
  — Que je suis bête ! Comment avais-je pu oublier ?
  
  J’assis Minya Staline sur un tabouret taillé dans un arbre tortueux, probablement mort de sécheresse dans le désert. Je lui enlevai son bâillon. Sitôt la vanne levée, sa bouche se remit à déverser ses flots de « pourriture capitaliste ». Du revers de la main, je lui décochai une claque sur les lèvres. Je m’assis à la table de Rain Allison et Felicia alla jeter un coup d’œil dans la bibliothèque. Je la vis feuilleter les vieux livres de Platon. Quelques instants plus tard, elle poussa une série d’exclamations variées et je compris qu’elle était tombée sur les revues pornographiques.
  
  — Écoutez-moi, monsieur Minya Staline, attaquai-je d’un ton sec. Je sais que vous êtes formé pour tuer, et aussi pour mourir. Le débat que je veux avoir ici concerne des faits, pas une idéologie. Je ne ferais appel ni à votre prétendue logique, ni à vos sentiments. Je vais simplement vous exposer une situation que vous pourrez ou accepter ou refuser. Est-ce clair ?
  
  — Capitaliste dégénéré !
  
  — Bolchevik bouché !
  
  Les bases de la discussion étant clairement établies, je poursuivis :
  
  — Le fait numéro un est que nous poursuivons tous deux un objectif que nous jugeons de la plus haute importance. Pour ma part, je veux achever ma mission et faire revenir nos techniciens d’Union Soviétique. Vous, vous voulez faire sauter nos missiles, rentrer chez vous en héros et vous faire décorer. Vous voulez également continuer à jouer des rôles comme ceux de Charles Ajax et de Martin Steel. Est-ce que nous sommes d’accord sur ce premier point ?
  
  Je vis qu’il brûlait d’envie de me gratifier de quelques noms d’oiseaux, mais il se contenta de hocher la tête.
  
  — Le fait numéro deux est que nous ne pouvons pas avoir tous deux ce que nous voulons. Quelle qu’en soit la raison, j’ai enfreint les ordres des plus hautes autorités de mon pays. Mon avenir en sera à tout jamais entaché. Quant à vous, vous ne pouvez rentrer chez vous sous les traits d’un héros puisque nous avons éliminé votre équipe de démolition. Bientôt, nous désarmerons les bombes que vous avez placées dans les souterrains et tout rentrera dans l’ordre. Est-ce que nous sommes toujours d’accord ?
  
  Il hocha la tête et cracha sur le sol, à deux centimètres de ma chaussure droite.
  
  — Le fait numéro trois, repris-je placidement, est que vous pouvez toujours passer pour un héros et continuer à jouer vos rôles. Vous serez toujours le grand de l’espionnage soviétique. Un jour, nos routes se croiseront à nouveau et l’un de nous deux mourra.
  
  — Je ne peux pas rentrer chez moi, dit-il d’une voix morose. À cause de vous, c’est impossible.
  
  — Beaucoup de choses sont difficiles, mais pratiquement rien n’est impossible. Croyez-moi, vous pouvez encore être un héros, ou presque.
  
  Il me parut soudain prendre intérêt à la conversation. Cette lueur qui m’aurait fait reconnaître ses yeux sous n’importe quel grimage était revenue dans son regard.
  
  — Comment ? demanda-t-il.
  
  — J’y viens, répondis-je. Mais d’abord, dites-moi si la manière dont je vois la situation est bien exacte. Une fois les bombes placées dans les souterrains, vous deviez le faire savoir à un contact que vous avez à l’intérieur de l’ambassade soviétique à Washington, n’est-ce pas ?
  
  Il hocha la tête.
  
  — Et ce contact devait avertir Moscou que le plan s’était déroulé comme prévu. Vrai ou faux ?
  
  Il hocha la tête.
  
  — Ensuite, votre équipe devait retourner sur ses pas, vérifier qu’aucune bombe n’avait été découverte dans les souterrains, prendre des photos et rentrer à Moscou. L’opération devait prendre quatre jours. Exact ?
  
  Il hocha la tête. Son intérêt était nettement moins grand. Il n’attendait qu’une chose : savoir comment il pourrait rentrer à Moscou.
  
  — Qu’ai-je à voir dans tout cela ? interrogea-t-il. Comment comptez-vous me faire rentrer chez moi en héros ?
  
  — Un simple petit jeu de maquillage, répondis-je. Voulez-vous que je vous explique les règles ?
  
  Une lueur de stupéfaction traversa son regard. Felicia leva les yeux de ses passionnantes lectures, stupéfaite, elle aussi.
  
  — Expliquez toujours, dit Minya Staline.
  
  — Cela nous amène au fait numéro quatre, exposai-je. Votre équipe bidon comprenait quatre grosses légumes de votre propre programme d’armement en missiles. Rien ne vous empêche plus de le reconnaître, Minya. Tout le monde est mort, alors qu’est-ce que cela change ?
  
  — Oui, admit-il. Il y avait quatre personnalités très haut placées. Et alors ?
  
  — Et alors, d’après le fait numéro quatre, deux d’entre eux étaient des traîtres à la solde du gouvernement américain. À la dernière minute, ils vous ont trahis, ont entraîné toute la mission dans un piège, où ils ont également trouvé la mort. Dans vingt-quatre heures, je vous garantis personnellement que les preuves essentielles de cette trahison seront dûment établies à Washington. Si le Kremlin exige des preuves de la défection de ces éminents membres de votre mission de contrôle, nous pourrons les produire. Dans les grandes lignes, cela s’entend.
  
  Il se taisait, absorbé dans sa réflexion. Je continuai :
  
  — Le fait numéro cinq est que vous, et vous seul, soupçonniez ces traîtres mais que vous hésitiez à agir en raison de leur position. Vous seul avez pu vous échapper. Vous vous êtes caché quatre jours dans une hutte au milieu du désert et, ensuite, vous avez volé un Learjet pour filer sur Cuba.
  
  — Où vais-je trouver un Learjet ?
  
  — J’en ai un, je suis venu avec. Je l’ai posé près de la clôture du secteur J.
  
  Je vis Felicia sursauter. Elle savait que je mentais au Russe et cela la choquait. Cela perturbait certains éléments supérieurs qu’elle portait en elle. En fait, je ne mentais pas. Je ne faisais qu’extrapoler par anticipation. Si j’arrivais à échafauder ce que je voulais échafauder – le black-out total sur la disparition de la mission de contrôle soviétique jusqu’au retour de la nôtre –, j’étais décidé à fournir un Learjet à Staline. S’il le fallait, j’étais prêt à aller personnellement à Londres, voler le second appareil de Lance Huntington.
  
  — Nous avons aperçu un avion de loin, dit Minya Staline, mais il avait l’air en mauvais état.
  
  — Rien de grave, assurai-je. J’ai des mécaniciens qui peuvent le réparer en l’espace de quelques heures.
  
  — Où vais-je me cacher pendant quatre jours ?
  
  D’un geste circulaire du bras, j’embrassai la hutte de Rain Allison.
  
  — Pourquoi pas ici ? répondis-je.
  
  Les puces n’étaient pas sectaires. Elles avaient déjà adopté Minya qui gigotait comme un beau diable. Il faisait presque partie de la maison.
  
  — Je vous laisse réfléchir, conclus-je en me dirigeant vers la sortie et en faisant signe à Felicia de me suivre.
  
  Lorsque nous fûmes dehors, à quelque distance de la hutte, elle se tourna vers moi.
  
  — Tu es quand même un sacré bonhomme ! me déclara-t-elle. Mais je n’aime pas beaucoup la façon dont tu as menti à cet espion.
  
  Je lui exposai mon intention de convaincre Hawk de me fournir un Learjet et, en cas de refus, d’aller voler celui de Lance Huntington. Elle me regarda avec admiration.
  
  — Tu es vraiment merveilleux, Nick, de rendre la liberté à un homme en sachant qu’il reviendra pour te tuer.
  
  Je ne me sentais vraiment pas le cœur à éduquer Felicia aux mille et une vacheries que les hommes comme Mjnya Staline et moi se faisaient en douce. Je ne lui parlai pas du système d’horlogerie que j’avais subtilisé dans l’une des camionnettes des Russes. Ni de la bombe que j’allais poser à bord du Learjet que je pensais fournir à l’ennemi. J’étais, au demeurant, pratiquement sûr que Minya Staline chercherait la bombe et qu’il la trouverait. Mais il n’était pas question d’avouer à Felicia que j’allais au moins essayer de l’empêcher de regagner Moscou en un seul morceau. Cela faisait partie du protocole de la profession. Minya Staline à ma place m’aurait réservé exactement le même genre de petite blague de collégien.
  
  — Nick, dit-elle. Tu vas vraiment laisser cet espion repartir à Moscou ?
  
  Je plongeai dans ses grands yeux bleu profond, détaillai ses petites taches de rousseur et ses lèvres appétissantes déjà déformées par une moue d’inquiétude.
  
  — À vrai dire, Felicia, commençai-je en tournant les yeux vers Rain Allison, dont déjà je n’enviais plus du tout la vie paisible, j’aurais une vie bien triste sans des gens comme Minya Staline. Je suis vraiment un cinglé fini, tu sais.
  
  — Je sais, dit-elle d’une voix chargée de mélancolie. Au début, j’ai cru que j’arriverais à te changer. À te rendre simplement cinglé d’une femme. Mais je commence à comprendre qu’avec toi, je devrai me contenter de prendre ce qu’il y a à prendre, tant qu’il y aura quelque chose à prendre. Ensuite, je retournerai au Times et je redeviendrai la tête de Turc de Jordan Alman.
  
  Je lui fis un sourire triste et ne répondis pas.
  
  Felicia soupira, s’accrocha à mon bras et reporta son attention sur l’Indien qui jouait avec ses animaux.
  
  J’avais déjà l’esprit ailleurs. Je réfléchissais à la manière dont j’allais présenter les choses à Hawk pour qu’il me donne les moyens de rendre la « liberté » à Minya Staline.
  
  Mais, pour une fois, j’avais véritablement de quoi me mettre Hawk dans la poche. Je pouvais lui tenir la dragée haute.
  
  
  Une demi-heure plus tard, Minya Staline réfléchissait toujours et je commençais à transpirer. S’il n’appelait pas son contact de l’ambassade pour lui dire que tout allait comme prévu sur les bases de missiles, j’allais, naturellement, le liquider et chercher une autre formule pour ramener nos savants de Russie.
  
  J’arrivais au bout de mes réserves de patience lorsque l’espion appela. J’étais toujours avec Felicia, devant la hutte. Rain Allison avait disparu, abandonnant ses bêtes dans un enclos, de l’autre côté de la fontaine.
  
  — J’accepte votre proposition, déclara le Russe en me transperçant de son regard pénétrant. Vous devez, toutefois, savoir que je reviendrai un jour ou l’autre et que je vous tuerai.
  
  — Essayez si vous voulez. Nous sommes dans un pays libre, ici.
  
  Je le fis monter dans la vieille Chevrolet de Roger Wheaton, fis de longs adieux à Felicia et repartis dans le désert. Au bout du chemin conduisant à la hutte, un ruisseau courait dans la rocaille. Un peu plus loin, il s’étalait en traversant une étendue de roches plates. Rain Allison était là, en train de se baigner dans une flaque d’eau tiède.
  
  Je savais qu’avant mon retour, il aurait déjà déployé tous ses charmes pour séduire Felicia.
  
  À Wendover, je me coinçai dans la cabine téléphonique en compagnie de Minya Staline et composai le numéro de Hawk. Mon honorable collègue refusait en effet de coopérer si je ne lui obtenais pas des garanties de la part de notre gouvernement. Quinze secondes après que j’eus obtenu le central de l’AXE, Hawk était en ligne.
  
  — Bon Dieu, N3 ! Mais où êtes-vous ?
  
  Je le lui dis. Je n’avais plus aucune raison de lui cacher la vérité.
  
  — J’aurais dû m’en douter, gémit-il. Je viens de recevoir un appel du Président. Un cinglé a fait un atterrissage en catastrophe à proximité du secteur J, et il vient de recevoir un rapport lui annonçant que la mission de contrôle soviétique ne s’était pas présentée pour inspecter le Secteur I au nord de Wendover. Savez-vous ce qui lui est arrivé ?
  
  Je pris une profonde inspiration. J’en avais besoin, étant donné la longueur et la complexité du récit que je m’apprêtais à lui faire. Mais il fallait commencer par le commencement.
  
  — Avant tout, Sir, dis-je en décochant un clin d’œil au Minya Staline renfrogné qui me faisait face, il faut que le gouvernement me procure un Learjet sans espoir de le revoir. Ensuite…
  
  Hawk commença ses récriminations habituelles. Mais, comme je l’ai dit, j’avais de quoi lui tenir la dragée haute.
  
  Il finirait par m’écouter. Il l’avait toujours fait.
  
  
  
  
  
  IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
  
  7, bd Romain-Rolland – Montrouge.
  
  Usine de La Flèche, le 05-01-1983.
  
  1754-5 – N® d’Éditeur 4642, janvier 1983.
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Steel : Acier.
  
  [2] Association américaine des journalistes de la presse écrite.
  
  [3] Woods : bois. Hunter : chasseur.
  
  [4] Forest Créature : Homme des bois.
  
  [5] Prisonnier de guerre.
  
  
  
  
  
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