dont la compétence en Physique nucléaire et l’inépuisable bienveillance ont grandement facilité la construction de ce récit,
Avec toute mon amitié.
P.K.
CHAPITRE PREMIER
Dans la nuit noire, les feux violets du balisage de piste apparurent subitement sous le bout des ailes du Jet-clipper et se mirent à défiler à une vitesse croissante lorsque le train d’atterrissage toucha le béton.
Francis Coplan écarta davantage le rideau tiré devant le hublot, ne vit rien d’autre que ce pointillé bleuté en contrebas. L’inversion du flux des réacteurs freina énergiquement la course du Boeing sur quelques centaines de mètres puis, le régime des moteurs ayant baissé, l’avion vira dans l’une des voies de dégagement qui conduisent à l’aérogare.
Comme la plupart des passagers, Coplan rassembla ses affaires et les fourra dans un bagage à main, en prévision du débarquement.
A peine l’appareil se fut-il arrêté que des gens se levèrent pour se diriger vers l’issue, à l’arrière. Dans ces cas-là, Coplan n’était jamais pressé. Il fut l’un des derniers à sortir de la carlingue et à marcher dans la direction du contrôle d’arrivée. La nuit était froide et sèche.
Il ne faisait guère plus chaud à l’intérieur du bâtiment. Une vraie boîte à courants d’air, cet aéroport de Palam... Avec son éclairage parcimonieux, ses murs d’une propreté douteuse et son couloir mal entretenu, il faisait songer à une vieille gare de province.
Le fonctionnaire chargé de la vérification des passeports était nu-tête, mal rasé, affublé d’une capote kaki, style britannique 14-18. Il avait des cheveux noirs et un teint foncé. Des moustaches en crocs, aux pointes relevées et finement torsadées, aggravaient son expression inquisitrice.
Il feuilleta longuement le passeport de Coplan, s’enquit de la raison de son voyage en Inde.
- Tourisme, affirma Francis, péremptoire.
- Où comptez-vous loger ?
- A l’Hôtel Impérial, New Delhi.
- Combien de jours ?
Tous ces renseignements figuraient déjà sur la carte que les voyageurs avaient dû remplir avant l’atterrissage, et qu’ils remettaient à l’officier en même temps que leur passeport.
- Cinq jours, dit Coplan.
Un autre agent du contrôle examinait en même temps les certificats de vaccinations. Celui-là était vêtu d’un gros pull beige à col roulé, et dont le bas des manches s’effilochait.
- Vous devez remplir une déclaration de devises, stipula l’homme aux moustaches. Chaque fois que vous changerez de l’argent, cela devra être inscrit sur ce formulaire, avec le cachet de la banque ou de l’hôtel.
- O. K. ! soupira Coplan.
Il nota rapidement les sommes dont il était porteur, en dollars et en traveller’s-checks, restitua le papier. Le policier indien glissa ce document dans le passeport.
- Si vous effectuez des achats, exigez une facture et gardez-la, précisa-t-il. On pourrait vous la réclamer à votre départ comme justification de vos dépenses. Celles-ci devront correspondre à ce qu’il vous restera en devises.
- Parfait, opina Coplan, imperturbable. Est-ce tout ?
- Vous ne pouvez pas quitter le territoire indien avec plus de 75 roupies. Si vous en avez davantage, il faudra les convertir en une autre monnaie avant de vous embarquer.
- Je n’y manquerai pas, promit Francis en récupérant toutes ses pièces.
Trois minutes plus tard, à la douane, les préposés se montrèrent tatillons. Leurs tenues étaient aussi disparates que leur examen des bagages était méticuleux. Entre les comptoirs circulaient des porteurs déguenillés, coiffés d’un bonnet de laine ou d’un vague chiffon noué en turban.
Coplan n’avait pas de cigarettes en surnombre, ni d’alcool ni de parfums. Ayant assuré qu’il n’avait pas l’intention de vendre son appareil photographique ou son transistor de poche, il fut invité à mentionner ces deux articles sur un imprimé, qu’il devrait exhiber lors de son départ pour ne pas avoir d’ennuis.
Trois loqueteux se disputèrent le privilège de transporter sa valise jusqu’à la sortie. Finalement, casé dans un taxi d’un âge respectable, Coplan se félicita d’être débarrassé des formalités tracassières imposées aux étrangers et il alluma une Gitane.
Sur la route qui menait à Delhi, il aperçut fugitivement, dans la lumière des phares, des silhouettes échappées d’un monde fantomatique. Un individu emmitouflé dans une gandoura en toile à sac, la tête couverte par un capuchon, les jambes maigres, céda de mauvaise grâce le passage à la voiture. Puis celle-ci faillit écraser un cycliste qui trimbalait deux énormes colis. Plus loin, une vieille femme poussant une incroyable carriole se rangea brusquement sur le bas-côté lorsque le faisceau l’effleura.
Quand le taxi pénétra dans la capitale endormie, Coplan n’enregistra guère d’images plus réconfortantes. Mais, presque sans transition, il se trouva devant l’entrée monumentale d’un hôtel de grand luxe où un gigantesque portier Sikh, doté d’un collier de barbe et de gros favoris, en turban bleu et redingote à brandebourgs, l’accueillit en exécutant un salut militaire impressionnant.
Une douce chaleur et des éclairages tamisés rendaient le hall fort attrayant, au terme de cette lugubre randonnée dans la nuit. Après son inscription sur le registre, Coplan put occuper l’appartement qu’on lui avait réservé. Le confort raffiné de cette « suite » n’atténua pourtant pas la sensation de malaise qu’il avait éprouvée depuis sa descente d’avion.
Sa montre, réglée sur le temps local, marquait cinq heures et demie. Francis ne pouvait décemment se présenter chez Chancer avant dix heures du matin. Mais il n’avait plus sommeil.
Il défit ses bagages, passa ensuite dans la salle de bains.
L’aube était levée lorsqu’il commanda un plantureux petit déjeuner. Ses œufs au bacon, arrosés de café noir, réchauffèrent son moral. Quand il alla se poster près de la fenêtre pour griller une Gitane, le soleil illuminait les palmiers du jardin et, sur l’avenue qu’on apercevait à une cinquantaine de mètres, la circulation devenait un peu plus dense.
Coplan s’empara de son appareil photographique et quitta la chambre. Au-dehors, il déclina les offres du portier et des chauffeurs de taxi.
Il emprunta le large boulevard bordé par des échoppes d’artisans et de petit commerce. Sollicité presque sans arrêt, tantôt par les marchands, tantôt par des enfants dépenaillés, il accéléra le pas.
Il atteignit bientôt Connaught Circus, une énorme place publique vers laquelle convergeaient dix artères et entourée par trois voies concentriques dessinant des cercles parfaits.
Des immeubles blancs, à un seul étage, ceignaient d’une double colonnade le parc central. D’horribles petits taxis à trois roues équipés d’un moteur de scooter pétaradaient en longeant la galerie couverte ; parfois, quatre ou cinq passagers drapés dans des haillons s’entassaient derrière le conducteur.
Se conformant aux indications qu’il avait reçues, Coplan chercha Irwin Road.
C’était une avenue rectiligne longue de plus de six kilomètres et qui évoquait plus une banlieue résidentielle que le quartier d’affaires d’une ville moderne. Toute la nouvelle Delhi, du reste, a des constructions basses et clairsemées.
La ponctualité de Coplan était inhérente à sa nature. A dix heures précises, il pénétra dans un édifice occupé par les bureaux de firmes commerciales diverses. Au second étage, il poussa la porte marquée « Motorcar Ins.-Co. ».
Un homme en bras de chemise était assis à une table de travail encombrée de dossiers. Il avait des cheveux grisonnants, un visage d’Européen sur lequel un long exil avait imprimé une expression morose : des rides aux coins de la bouche, un regard indifférent, désabusé, un front pourtant soucieux.
- Je voudrais souscrire un contrat temporaire « tous risques » pour une Mercedes 220 datant de 1960, dit Francis en anglais.
Une lueur d’intérêt apparut dans les prunelles bleu pâle de James Chancer. Il tendit la main par-dessus son bureau et répondit :
- Heureux de vous voir, mister Coplan. Si je n’avais pas attendu votre visite, je crois que je ne serais pas venu ce matin...
Sa poignée de main fut molle, un peu moite.
- Vous repartez quand ? s’enquit-il.
- Le plus vite possible, avoua Francis. Je n’ai guère envie de m’attarder dans ce pays.
Chancer eut un hochement de tête compréhensif.
- Le premier contact est plutôt déprimant, n’est-ce pas ? remarqua-t-il. Le fait est que la vie n’est pas rose, aux Indes.
- La misère vous saute à la gorge, confirma Coplan. Et encore, il paraît que c’est pire à Bombay et à Calcutta...
- Sans nul doute, opina Chancer. Delhi est une ville privilégiée à beaucoup de points de vue.
Il abandonna les généralités pour aborder une question plus immédiate :
- Je ne pourrai pas vous remettre la... marchandise avant demain soir. Cela vous ennuie-t-il ?
- N’exagérons rien, fit Coplan avec un demi-sourire. Je n’en suis pas à un jour près.
- Asseyez-vous deux secondes, pria son hôte. Peut-être accepteriez-vous un scotch ?
- Ma foi, bien qu’il soit un peu tôt pour l’apéritif, je ne dis pas non.
Chancer exhiba la bouteille de whisky puisée dans un des casiers de son bureau.
- Les vieux remèdes sont les meilleurs, affirma-t-il d’un air convaincu. Un drink ne me fera pas de mal.
Le goulot tremblota contre le bord du verre quand il servit son hôte de passage. Francis, qui observait l’homme du coin de l’œil, demanda :
- Vous n’êtes pas dans votre assiette ?
Secouant la tête, Chancer admit :
- Ça ne tourne pas rond, depuis deux ou trois jours. On dirait que je couve une grippe... Mais l’aspirine n’y fait rien. Cheers !
Coplan trinqua, but une gorgée.
Désignant du menton la porte donnant sur la pièce voisine, il murmura :
- Avez-vous du personnel ?
Chancer devina ce que Francis sous-entendait.
- Nous pouvons parler librement, assura-t-il. Aucun risque.
Coplan, se carrant dans son fauteuil, déclara :
- Ce saut imprévu qu’on m’oblige à faire à New Delhi, alors que je viens à peine de remplir une mission au Cambodge, m’intrigue un peu. Ne pouviez-vous pas acheminer vos renseignements par la voie ordinaire ?
Assombri, Chancer fixa le contenu de son verre.
- Oui, je l’aurais pu, concéda-t-il avec réticence. En réalité, je désirais aussi avoir un entretien avec un émissaire de Paris. Il est difficile de tout consigner dans un rapport, aussi détaillé soit-il.
Coplan lui décocha un regard interrogateur.
- Avez-vous des motifs d’inquiétude ?
James Chancer s’envoya une lampée de whisky au fond du gosier.
- Je crains tout bonnement de ne plus suffire à la besogne, grommela-t-il. Un tournant se manifeste dans les sentiments de l’Inde à l’égard de la France, et je pense qu’on ne doit pas se borner à l’enregistrer.
Coplan avança :
- Encore une conséquence de notre reconnaissance de la Chine communiste, probablement ?
- En partie, approuva Chancer. La Chine est l’ennemi n® 1 ici ; ses agressions sporadiques font peur aux dirigeants indiens. Mais il y a d’autres choses... Les distances que Paris prend avec ses alliés se répercutent ici également. Ainsi, les fournitures de chasseurs Mystère et Ouragan à l’Armée de l’Air indienne pourraient en être affectées (Des appareils de ces deux types sont effectivement en service dans les forces aériennes de l’Inde).
Francis plissa les yeux.
- Au bénéfice de qui ?
- Je ne sais pas, dit Chancer. A l’Est comme à l’Ouest, bien des compétiteurs sont sur les rangs. Il ne faudrait pas s’étonner s’ils s’employaient à élargir le fossé entre la France et l’Inde.
Il se passa la main dans les cheveux, la regarda distraitement, puis il agita ses doigts au-dessus de la corbeille à papier pour en détacher les quelques fils gris qui s’y étaient collés.
Coplan fronça imperceptiblement les sourcils.
- Avez-vous recueilli des renseignements laissant croire qu’on essaie de nous déboulonner ? demanda-t-il en dévisageant son interlocuteur avec une singulière insistance.
- Rien qui soit vraiment positif, mais mon impression très nette est qu’on y travaille en sous-main avec acharnement. Or, mes moyens d’action ne sont pas suffisants pour creuser ce problème. Jusqu’à présent, ce poste de Delhi était considéré comme une sinécure par... hum... disons le « Vieux ».
Il avait prononcé les deux derniers mots en français, intentionnellement. Mais avec une intonation britannique. Et Coplan eut l’intuition que cet honorable correspondant du S.D.E.C. était bel et bien un sujet anglais.
- Je transmettrai vos suggestions, acquiesça Francis. L’un de nos objectifs actuels étant précisément de renforcer nos positions en Asie, je crois que vous obtiendrez satisfaction.
Chancer présenta la bouteille à son visiteur, qui fit un geste de refus. Alors il se versa une deuxième rasade en bougonnant.
- On a beau se faire vacciner, on redoute toujours une infection quelconque... Cette population sous-alimentée, crasseuse par surcroît, offre un champ d’expansion illimité à tous les microbes imaginables.
- Avez-vous de la fièvre ? s’informa Coplan, soucieux.
- Mais non ! Je prends ma température trois fois par jour et elle est normale. Et pourtant, moi qui me porte d’habitude comme un charme, je me sens vidé, mal fichu...
- Les changements de température sont brutaux, j’ai déjà pu m’en rendre compte, souligna Coplan. Un simple refroidissement peut vous mettre mal en point, s’il s’additionne à de la fatigue. Passez vingt-quatre heures au lit et demain il n’y paraîtra plus.
- J’ai horreur de ça mais c’est sans doute la seule solution, concéda Chancer en vidant son second whisky. Néanmoins, je devrai compléter mon rapport et le chiffrer... Vous déplairait-il de venir le prendre chez moi, demain soir ?
- Nullement.
- Eh bien, voici mon adresse privée...
Tout en écrivant sur un feuillet détaché d’un bloc-notes, Chancer expliqua :
- C’est dans le secteur sud, un nouveau quartier à proximité de la route d’Agra.
- All right, conclut Francis. Vers neuf heures, après le dîner ?
- Avant, spécifia Chancer. Vous mangerez avec nous. Je dirai à ma femme que vous êtes un agent de la compagnie. Cela n’a pas d’importance puisqu’elle ne vous reverra jamais plus.
Coplan passa le restant de la journée et celle du lendemain à visiter les principaux monuments de l’antique capitale où conquérants musulmans et mongols s’étaient succédé au cours des siècles.
Les palais fabuleux, les mosquées aux teintes ocre dont les coupoles et les minarets se détachaient sur un ciel d’un bleu transparent, non plus que les ruines typiquement hindoues entourant la puissante tour du Qutab Minar ne parvinrent à effacer de son esprit le souvenir de son entrevue avec Chancer.
Qu’on s’efforçât, par des manœuvres obscures, d’éliminer la concurrence française sur un marché de 600 millions d’individus n’avait rien de surprenant en soi. Ce qui l’était davantage, c’est qu’un informateur aussi pondéré que Chancer se fût subitement alarmé au point de réclamer l’envoi d’un émissaire. Auquel, par ailleurs, il n’avait pas dévoilé le résultat de ses investigations...
Au crépuscule, Coplan descendit d’un taxi devant une rangée de villas aux lignes dures, futuristes, séparées de la route par un immense terre-plein argileux où ne poussait pas une herbe.
Il traversa cet espace parsemé de fondrières et entreprit de déchiffrer les noms des propriétés, du moins ceux qui n’étaient pas écrits en caractère devanagari (Écriture de type persan utilisée pour la langue hindi).
Quand il eut localisé la demeure de l’Anglais, il appuya sur le bouton de sonnette. Une servante indigène, vêtue à l’européenne, vint ouvrir. Les mains jointes sur sa poitrine, elle inclina la tête et pria le visiteur d’entrer.
Chancer vint à la rencontre de Coplan dans le hall. Il avait une mine encore plus défaite que la veille.
- Come in, invita-t-il sur un ton cordial, mais dont l’enjouement trahissait un effort. Ma femme est ravie d’accueillir un Français...
Introduit dans la salle de séjour attenante, Coplan se trouva en présence d’une femme souriante, à la physionomie agréable et au teint de lys. Auprès d’elle, un garçonnet d’une huitaine d’années et une fillette plus petite avaient une attitude empreinte de méfiance.
- Grâce... présenta Chancer. Mon fils, c’est Peter, et sa sœur, Mary.
Francis salua la maîtresse de maison, tâcha de dégeler les deux bambins sans parvenir à entamer leur réserve.
- Il fait un peu frais, dans cette maison, constata Chancer en frissonnant. Si nous mettions le chauffage en route, Grâce?
Sa femme hésita, regarda Francis comme pour avoir son opinion.
- Effectivement, reconnut celui-ci. Au coucher du soleil, le temps fraîchit vite.
- Buvons un scotch, proposa son hôte, dont l’épouse alla remonter le thermostat.