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Casse-tête pour Coplan

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  C 1965, « Éditions Fleuve noir », Paris.
  
  
  
  
  
  A Charles-Noël Martin
  
  dont la compétence en Physique nucléaire et l’inépuisable bienveillance ont grandement facilité la construction de ce récit,
  
  Avec toute mon amitié.
  
  P.K.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Dans la nuit noire, les feux violets du balisage de piste apparurent subitement sous le bout des ailes du Jet-clipper et se mirent à défiler à une vitesse croissante lorsque le train d’atterrissage toucha le béton.
  
  Francis Coplan écarta davantage le rideau tiré devant le hublot, ne vit rien d’autre que ce pointillé bleuté en contrebas. L’inversion du flux des réacteurs freina énergiquement la course du Boeing sur quelques centaines de mètres puis, le régime des moteurs ayant baissé, l’avion vira dans l’une des voies de dégagement qui conduisent à l’aérogare.
  
  Comme la plupart des passagers, Coplan rassembla ses affaires et les fourra dans un bagage à main, en prévision du débarquement.
  
  A peine l’appareil se fut-il arrêté que des gens se levèrent pour se diriger vers l’issue, à l’arrière. Dans ces cas-là, Coplan n’était jamais pressé. Il fut l’un des derniers à sortir de la carlingue et à marcher dans la direction du contrôle d’arrivée. La nuit était froide et sèche.
  
  Il ne faisait guère plus chaud à l’intérieur du bâtiment. Une vraie boîte à courants d’air, cet aéroport de Palam... Avec son éclairage parcimonieux, ses murs d’une propreté douteuse et son couloir mal entretenu, il faisait songer à une vieille gare de province.
  
  Le fonctionnaire chargé de la vérification des passeports était nu-tête, mal rasé, affublé d’une capote kaki, style britannique 14-18. Il avait des cheveux noirs et un teint foncé. Des moustaches en crocs, aux pointes relevées et finement torsadées, aggravaient son expression inquisitrice.
  
  Il feuilleta longuement le passeport de Coplan, s’enquit de la raison de son voyage en Inde.
  
  - Tourisme, affirma Francis, péremptoire.
  
  - Où comptez-vous loger ?
  
  - A l’Hôtel Impérial, New Delhi.
  
  - Combien de jours ?
  
  Tous ces renseignements figuraient déjà sur la carte que les voyageurs avaient dû remplir avant l’atterrissage, et qu’ils remettaient à l’officier en même temps que leur passeport.
  
  - Cinq jours, dit Coplan.
  
  Un autre agent du contrôle examinait en même temps les certificats de vaccinations. Celui-là était vêtu d’un gros pull beige à col roulé, et dont le bas des manches s’effilochait.
  
  - Vous devez remplir une déclaration de devises, stipula l’homme aux moustaches. Chaque fois que vous changerez de l’argent, cela devra être inscrit sur ce formulaire, avec le cachet de la banque ou de l’hôtel.
  
  - O. K. ! soupira Coplan.
  
  Il nota rapidement les sommes dont il était porteur, en dollars et en traveller’s-checks, restitua le papier. Le policier indien glissa ce document dans le passeport.
  
  - Si vous effectuez des achats, exigez une facture et gardez-la, précisa-t-il. On pourrait vous la réclamer à votre départ comme justification de vos dépenses. Celles-ci devront correspondre à ce qu’il vous restera en devises.
  
  - Parfait, opina Coplan, imperturbable. Est-ce tout ?
  
  - Vous ne pouvez pas quitter le territoire indien avec plus de 75 roupies. Si vous en avez davantage, il faudra les convertir en une autre monnaie avant de vous embarquer.
  
  - Je n’y manquerai pas, promit Francis en récupérant toutes ses pièces.
  
  Trois minutes plus tard, à la douane, les préposés se montrèrent tatillons. Leurs tenues étaient aussi disparates que leur examen des bagages était méticuleux. Entre les comptoirs circulaient des porteurs déguenillés, coiffés d’un bonnet de laine ou d’un vague chiffon noué en turban.
  
  Coplan n’avait pas de cigarettes en surnombre, ni d’alcool ni de parfums. Ayant assuré qu’il n’avait pas l’intention de vendre son appareil photographique ou son transistor de poche, il fut invité à mentionner ces deux articles sur un imprimé, qu’il devrait exhiber lors de son départ pour ne pas avoir d’ennuis.
  
  Trois loqueteux se disputèrent le privilège de transporter sa valise jusqu’à la sortie. Finalement, casé dans un taxi d’un âge respectable, Coplan se félicita d’être débarrassé des formalités tracassières imposées aux étrangers et il alluma une Gitane.
  
  Sur la route qui menait à Delhi, il aperçut fugitivement, dans la lumière des phares, des silhouettes échappées d’un monde fantomatique. Un individu emmitouflé dans une gandoura en toile à sac, la tête couverte par un capuchon, les jambes maigres, céda de mauvaise grâce le passage à la voiture. Puis celle-ci faillit écraser un cycliste qui trimbalait deux énormes colis. Plus loin, une vieille femme poussant une incroyable carriole se rangea brusquement sur le bas-côté lorsque le faisceau l’effleura.
  
  Quand le taxi pénétra dans la capitale endormie, Coplan n’enregistra guère d’images plus réconfortantes. Mais, presque sans transition, il se trouva devant l’entrée monumentale d’un hôtel de grand luxe où un gigantesque portier Sikh, doté d’un collier de barbe et de gros favoris, en turban bleu et redingote à brandebourgs, l’accueillit en exécutant un salut militaire impressionnant.
  
  Une douce chaleur et des éclairages tamisés rendaient le hall fort attrayant, au terme de cette lugubre randonnée dans la nuit. Après son inscription sur le registre, Coplan put occuper l’appartement qu’on lui avait réservé. Le confort raffiné de cette « suite » n’atténua pourtant pas la sensation de malaise qu’il avait éprouvée depuis sa descente d’avion.
  
  Sa montre, réglée sur le temps local, marquait cinq heures et demie. Francis ne pouvait décemment se présenter chez Chancer avant dix heures du matin. Mais il n’avait plus sommeil.
  
  Il défit ses bagages, passa ensuite dans la salle de bains.
  
  L’aube était levée lorsqu’il commanda un plantureux petit déjeuner. Ses œufs au bacon, arrosés de café noir, réchauffèrent son moral. Quand il alla se poster près de la fenêtre pour griller une Gitane, le soleil illuminait les palmiers du jardin et, sur l’avenue qu’on apercevait à une cinquantaine de mètres, la circulation devenait un peu plus dense.
  
  Coplan s’empara de son appareil photographique et quitta la chambre. Au-dehors, il déclina les offres du portier et des chauffeurs de taxi.
  
  Il emprunta le large boulevard bordé par des échoppes d’artisans et de petit commerce. Sollicité presque sans arrêt, tantôt par les marchands, tantôt par des enfants dépenaillés, il accéléra le pas.
  
  Il atteignit bientôt Connaught Circus, une énorme place publique vers laquelle convergeaient dix artères et entourée par trois voies concentriques dessinant des cercles parfaits.
  
  Des immeubles blancs, à un seul étage, ceignaient d’une double colonnade le parc central. D’horribles petits taxis à trois roues équipés d’un moteur de scooter pétaradaient en longeant la galerie couverte ; parfois, quatre ou cinq passagers drapés dans des haillons s’entassaient derrière le conducteur.
  
  Se conformant aux indications qu’il avait reçues, Coplan chercha Irwin Road.
  
  C’était une avenue rectiligne longue de plus de six kilomètres et qui évoquait plus une banlieue résidentielle que le quartier d’affaires d’une ville moderne. Toute la nouvelle Delhi, du reste, a des constructions basses et clairsemées.
  
  La ponctualité de Coplan était inhérente à sa nature. A dix heures précises, il pénétra dans un édifice occupé par les bureaux de firmes commerciales diverses. Au second étage, il poussa la porte marquée « Motorcar Ins.-Co. ».
  
  Un homme en bras de chemise était assis à une table de travail encombrée de dossiers. Il avait des cheveux grisonnants, un visage d’Européen sur lequel un long exil avait imprimé une expression morose : des rides aux coins de la bouche, un regard indifférent, désabusé, un front pourtant soucieux.
  
  - Je voudrais souscrire un contrat temporaire « tous risques » pour une Mercedes 220 datant de 1960, dit Francis en anglais.
  
  Une lueur d’intérêt apparut dans les prunelles bleu pâle de James Chancer. Il tendit la main par-dessus son bureau et répondit :
  
  - Heureux de vous voir, mister Coplan. Si je n’avais pas attendu votre visite, je crois que je ne serais pas venu ce matin...
  
  Sa poignée de main fut molle, un peu moite.
  
  - Vous repartez quand ? s’enquit-il.
  
  - Le plus vite possible, avoua Francis. Je n’ai guère envie de m’attarder dans ce pays.
  
  Chancer eut un hochement de tête compréhensif.
  
  - Le premier contact est plutôt déprimant, n’est-ce pas ? remarqua-t-il. Le fait est que la vie n’est pas rose, aux Indes.
  
  - La misère vous saute à la gorge, confirma Coplan. Et encore, il paraît que c’est pire à Bombay et à Calcutta...
  
  - Sans nul doute, opina Chancer. Delhi est une ville privilégiée à beaucoup de points de vue.
  
  Il abandonna les généralités pour aborder une question plus immédiate :
  
  - Je ne pourrai pas vous remettre la... marchandise avant demain soir. Cela vous ennuie-t-il ?
  
  - N’exagérons rien, fit Coplan avec un demi-sourire. Je n’en suis pas à un jour près.
  
  - Asseyez-vous deux secondes, pria son hôte. Peut-être accepteriez-vous un scotch ?
  
  - Ma foi, bien qu’il soit un peu tôt pour l’apéritif, je ne dis pas non.
  
  Chancer exhiba la bouteille de whisky puisée dans un des casiers de son bureau.
  
  - Les vieux remèdes sont les meilleurs, affirma-t-il d’un air convaincu. Un drink ne me fera pas de mal.
  
  Le goulot tremblota contre le bord du verre quand il servit son hôte de passage. Francis, qui observait l’homme du coin de l’œil, demanda :
  
  - Vous n’êtes pas dans votre assiette ?
  
  Secouant la tête, Chancer admit :
  
  - Ça ne tourne pas rond, depuis deux ou trois jours. On dirait que je couve une grippe... Mais l’aspirine n’y fait rien. Cheers !
  
  Coplan trinqua, but une gorgée.
  
  Désignant du menton la porte donnant sur la pièce voisine, il murmura :
  
  - Avez-vous du personnel ?
  
  Chancer devina ce que Francis sous-entendait.
  
  - Nous pouvons parler librement, assura-t-il. Aucun risque.
  
  Coplan, se carrant dans son fauteuil, déclara :
  
  - Ce saut imprévu qu’on m’oblige à faire à New Delhi, alors que je viens à peine de remplir une mission au Cambodge, m’intrigue un peu. Ne pouviez-vous pas acheminer vos renseignements par la voie ordinaire ?
  
  Assombri, Chancer fixa le contenu de son verre.
  
  - Oui, je l’aurais pu, concéda-t-il avec réticence. En réalité, je désirais aussi avoir un entretien avec un émissaire de Paris. Il est difficile de tout consigner dans un rapport, aussi détaillé soit-il.
  
  Coplan lui décocha un regard interrogateur.
  
  - Avez-vous des motifs d’inquiétude ?
  
  James Chancer s’envoya une lampée de whisky au fond du gosier.
  
  - Je crains tout bonnement de ne plus suffire à la besogne, grommela-t-il. Un tournant se manifeste dans les sentiments de l’Inde à l’égard de la France, et je pense qu’on ne doit pas se borner à l’enregistrer.
  
  Coplan avança :
  
  - Encore une conséquence de notre reconnaissance de la Chine communiste, probablement ?
  
  - En partie, approuva Chancer. La Chine est l’ennemi n® 1 ici ; ses agressions sporadiques font peur aux dirigeants indiens. Mais il y a d’autres choses... Les distances que Paris prend avec ses alliés se répercutent ici également. Ainsi, les fournitures de chasseurs Mystère et Ouragan à l’Armée de l’Air indienne pourraient en être affectées (Des appareils de ces deux types sont effectivement en service dans les forces aériennes de l’Inde).
  
  Francis plissa les yeux.
  
  - Au bénéfice de qui ?
  
  - Je ne sais pas, dit Chancer. A l’Est comme à l’Ouest, bien des compétiteurs sont sur les rangs. Il ne faudrait pas s’étonner s’ils s’employaient à élargir le fossé entre la France et l’Inde.
  
  Il se passa la main dans les cheveux, la regarda distraitement, puis il agita ses doigts au-dessus de la corbeille à papier pour en détacher les quelques fils gris qui s’y étaient collés.
  
  Coplan fronça imperceptiblement les sourcils.
  
  - Avez-vous recueilli des renseignements laissant croire qu’on essaie de nous déboulonner ? demanda-t-il en dévisageant son interlocuteur avec une singulière insistance.
  
  - Rien qui soit vraiment positif, mais mon impression très nette est qu’on y travaille en sous-main avec acharnement. Or, mes moyens d’action ne sont pas suffisants pour creuser ce problème. Jusqu’à présent, ce poste de Delhi était considéré comme une sinécure par... hum... disons le « Vieux ».
  
  Il avait prononcé les deux derniers mots en français, intentionnellement. Mais avec une intonation britannique. Et Coplan eut l’intuition que cet honorable correspondant du S.D.E.C. était bel et bien un sujet anglais.
  
  - Je transmettrai vos suggestions, acquiesça Francis. L’un de nos objectifs actuels étant précisément de renforcer nos positions en Asie, je crois que vous obtiendrez satisfaction.
  
  Chancer présenta la bouteille à son visiteur, qui fit un geste de refus. Alors il se versa une deuxième rasade en bougonnant.
  
  - On a beau se faire vacciner, on redoute toujours une infection quelconque... Cette population sous-alimentée, crasseuse par surcroît, offre un champ d’expansion illimité à tous les microbes imaginables.
  
  - Avez-vous de la fièvre ? s’informa Coplan, soucieux.
  
  - Mais non ! Je prends ma température trois fois par jour et elle est normale. Et pourtant, moi qui me porte d’habitude comme un charme, je me sens vidé, mal fichu...
  
  - Les changements de température sont brutaux, j’ai déjà pu m’en rendre compte, souligna Coplan. Un simple refroidissement peut vous mettre mal en point, s’il s’additionne à de la fatigue. Passez vingt-quatre heures au lit et demain il n’y paraîtra plus.
  
  - J’ai horreur de ça mais c’est sans doute la seule solution, concéda Chancer en vidant son second whisky. Néanmoins, je devrai compléter mon rapport et le chiffrer... Vous déplairait-il de venir le prendre chez moi, demain soir ?
  
  - Nullement.
  
  - Eh bien, voici mon adresse privée...
  
  Tout en écrivant sur un feuillet détaché d’un bloc-notes, Chancer expliqua :
  
  - C’est dans le secteur sud, un nouveau quartier à proximité de la route d’Agra.
  
  - All right, conclut Francis. Vers neuf heures, après le dîner ?
  
  - Avant, spécifia Chancer. Vous mangerez avec nous. Je dirai à ma femme que vous êtes un agent de la compagnie. Cela n’a pas d’importance puisqu’elle ne vous reverra jamais plus.
  
  
  
  
  
  Coplan passa le restant de la journée et celle du lendemain à visiter les principaux monuments de l’antique capitale où conquérants musulmans et mongols s’étaient succédé au cours des siècles.
  
  Les palais fabuleux, les mosquées aux teintes ocre dont les coupoles et les minarets se détachaient sur un ciel d’un bleu transparent, non plus que les ruines typiquement hindoues entourant la puissante tour du Qutab Minar ne parvinrent à effacer de son esprit le souvenir de son entrevue avec Chancer.
  
  Qu’on s’efforçât, par des manœuvres obscures, d’éliminer la concurrence française sur un marché de 600 millions d’individus n’avait rien de surprenant en soi. Ce qui l’était davantage, c’est qu’un informateur aussi pondéré que Chancer se fût subitement alarmé au point de réclamer l’envoi d’un émissaire. Auquel, par ailleurs, il n’avait pas dévoilé le résultat de ses investigations...
  
  Au crépuscule, Coplan descendit d’un taxi devant une rangée de villas aux lignes dures, futuristes, séparées de la route par un immense terre-plein argileux où ne poussait pas une herbe.
  
  Il traversa cet espace parsemé de fondrières et entreprit de déchiffrer les noms des propriétés, du moins ceux qui n’étaient pas écrits en caractère devanagari (Écriture de type persan utilisée pour la langue hindi).
  
  Quand il eut localisé la demeure de l’Anglais, il appuya sur le bouton de sonnette. Une servante indigène, vêtue à l’européenne, vint ouvrir. Les mains jointes sur sa poitrine, elle inclina la tête et pria le visiteur d’entrer.
  
  Chancer vint à la rencontre de Coplan dans le hall. Il avait une mine encore plus défaite que la veille.
  
  - Come in, invita-t-il sur un ton cordial, mais dont l’enjouement trahissait un effort. Ma femme est ravie d’accueillir un Français...
  
  Introduit dans la salle de séjour attenante, Coplan se trouva en présence d’une femme souriante, à la physionomie agréable et au teint de lys. Auprès d’elle, un garçonnet d’une huitaine d’années et une fillette plus petite avaient une attitude empreinte de méfiance.
  
  - Grâce... présenta Chancer. Mon fils, c’est Peter, et sa sœur, Mary.
  
  Francis salua la maîtresse de maison, tâcha de dégeler les deux bambins sans parvenir à entamer leur réserve.
  
  - Il fait un peu frais, dans cette maison, constata Chancer en frissonnant. Si nous mettions le chauffage en route, Grâce?
  
  Sa femme hésita, regarda Francis comme pour avoir son opinion.
  
  - Effectivement, reconnut celui-ci. Au coucher du soleil, le temps fraîchit vite.
  
  - Buvons un scotch, proposa son hôte, dont l’épouse alla remonter le thermostat.
  
  L’appareil marquait 22 degrés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le repas se déroula dans une bonne ambiance. Coplan charma Mrs Chancer et réussit à égayer les enfants. Leur père, qui parut n’éprouver aucun malaise, échangea des souvenirs et des histoires drôles avec son invité.
  
  Après le dessert, Grâce Chancer alla mettre les enfants au lit. Les deux hommes passèrent dans le salon pour prendre le café et les liqueurs. Leur conversation dévia sur les problèmes économiques de l’Inde, accablée par des tâches d’une ampleur effrayante dans le domaine de l’enseignement, de l’équipement industriel et du développement agricole.
  
  Lorsque la servante se fut retirée après avoir débarrassé la table, Chancer glissa :
  
  - Je vous passerai les documents tout à l’heure, dans mon bureau. J’ai pu terminer le chiffrement et le microfilmage...
  
  Francis acquiesça.
  
  - J’attendais d’avoir votre rapport pour reconfirmer ma place dans l’avion d’Air France qui passe vendredi, répondit-il à mi-voix. Le destinataire en aura connaissance dès le lendemain.
  
  Puis, plus haut, il enchaîna :
  
  - La question des langues doit compliquer terriblement l’éducation de la jeunesse... Je viens de lire que la Constitution indienne en reconnaît officiellement quatorze, sans parler des 854 dialectes en usage dans les 21 États de l’Union !
  
  Chancer approuva de la tête et déclara :
  
  - L’Angleterre a rendu un service inestimable à ce pays en y introduisant l’anglais : rien ne pouvait mieux l’unifier que l’emploi d’un langage commun pour l’administration. Et c’est aussi un instrument incomparable pour l’accès aux techniques occidentales. Une loi prévoit que l’anglais sera détrôné au profit de l’hindi pour tous les textes officiels, mais ceci rencontre de l’opposition et...
  
  Il s’interrompit, devint blême. Sa main droite se crispa sur son estomac et il pinça les lèvres afin de réprimer un haut-le-cœur.
  
  - Heu... Excusez-moi, balbutia-t-il en se levant d’une brusque détente.
  
  Il sortit en hâte du salon.
  
  Ennuyé, Coplan préleva une cigarette dans son paquet de Gitanes. Il s’efforçait de diagnostiquer le mal dont souffrait son hôte lorsque Grâce Chancer reparut.
  
  Un léger haussement de sourcils exprima son étonnement de ne pas voir son époux.
  
  - James vient d’être incommodé, lui annonça Francis. Il a dû manger de trop bon appétit...
  
  Grâce arbora un visage préoccupé. Elle alla s’asseoir sur le canapé, le regard baissé.
  
  - Je crains que ce ne soit pas cela uniquement, murmura-t-elle. James a beaucoup maigri ces derniers jours, et il est anormalement fatigué.
  
  - Est-il allé voir un médecin ?
  
  - Non... Il ne veut pas. C’est un homme très vigoureux, qui n’est jamais malade ; il est persuadé que son organisme va reprendre le dessus.
  
  Après une pause elle ajouta :
  
  - Moi, je n’ai pas l’impression qu’il se rétablira sans les soins d’un docteur. Je le soupçonne d’être atteint d’une affection sérieuse, nécessitant un examen complet.
  
  - Il va certainement s’aviser qu’une consultation médicale devient souhaitable, estima Francis d’une voix confiante. Ces troubles menacent de freiner son activité.
  
  Grâce ouvrit la bouche mais ne dit rien car son mari rentrait dans la pièce. Il était encore pâle et affichait un sourire contraint.
  
  - C’est ridicule, prononça-t-il. Je viens d’avoir une nausée comme si j’étais à bord d’un bateau... Mais c’est passé, à présent.
  
  Coplan effleura des yeux le col du veston de Chancer. Il y distingua quelques cheveux gris. Ce fut à ce moment-là qu’il entrevit la vérité. Ses traits ne bougèrent pas d’une ligne.
  
  - Je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-il en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Si nous abordions le chapitre « business » ?
  
  - D’accord, accepta James. Munissez-vous de votre verre et venez dans mon cabinet de travail.
  
  S’adressant à Grâce, il l’informa :
  
  - Nous n’en aurons que pour quelques minutes, chérie.
  
  Les deux hommes montèrent à l’étage.
  
  Lorsqu’ils eurent pénétré dans le bureau, Chancer prit une clé dans sa poche et s’en servit pour ouvrir un des battants de la bibliothèque.
  
  - Attendez un instant, Chancer, pria Francis d’un ton amical.
  
  Surpris, l’Anglais se tourna vers lui.
  
  - Je ne désire pas m’immiscer dans votre vie privée, mais il me paraît nécessaire de parler de votre état de santé, reprit Coplan.
  
  James tiqua. Il considéra son interlocuteur avec attention.
  
  - Seriez-vous médecin par hasard ? s’enquit-il.
  
  - J’ai des notions assez importantes, dans une certaine branche de la pathologie, pour que vous teniez compte de mon point de vue. A moins, toutefois, que vous n’ayez déjà pris votre décision en pleine connaissance de cause.
  
  Chancer appuya ses mains sur son bureau ; deux rides verticales se creusèrent entre ses sourcils et, profondément curieux, il demanda d’une voix enrouée :
  
  - Que voulez-vous insinuer par là ? Pensez-vous que ma vie soit en danger ?
  
  Coplan était partagé entre l’envie d’avouer ses appréhensions et celle de ménager Chancer. Ce dernier suivrait-il ses conseils s’il n’était pas, au préalable, avisé de la gravité de son mal ?
  
  Francis le regarda dans le blanc des yeux.
  
  - En toute sincérité, êtes-vous sûr qu’il ne vous est pas arrivé un accident, alors que vous opériez dans une zone interdite ? questionna-t-il sourdement.
  
  - Mais que signifie votre attitude ? s’emporta Chancer. Je ne comprends strictement rien à vos paroles. Je n’ai pas eu le moindre accident et je ne vois pas le rapport que cela pourrait avoir avec cette espèce de grippe qui m’embête depuis quelques jours...
  
  Édifié sur la bonne foi de l’Anglais, Francis le calma d’un geste.
  
  - Ne vous fâchez pas, je n’ai d’autre but que de vous aider. Avez-vous noté, au début, les symptômes d’un rhume de cerveau ?
  
  - Pas du tout, fit Chancer avec énergie.
  
  - Actuellement, ne faites-vous pas un début d’angine ?
  
  Sur le point de dire non, Chancer réfléchit.
  
  - Eh bien, je dois avouer que tout se passe comme si j’en avais une, finit-il pas reconnaître. Pourtant, je n’ai pas mal à la gorge. En dehors de cela, tout est pareil : migraines, frissons, jambes en flanelle...
  
  - Mais pas de température ? insista Coplan.
  
  - Si j’en ai, ce n’est jamais quand je mets le thermomètre. Ou bien celui que j’ai ne vaut rien.
  
  - Comment sont vos selles ?
  
  - Normales. Sauf une fois, aujourd’hui.
  
  - Diarrhéiques ?
  
  - Oui.
  
  Rembruni, Coplan resta songeur pendant quelques secondes.
  
  Chancer, frappé d’inquiétude, se laissa choir dans un fauteuil.
  
  - J’irai me faire ausculter à l’Irwin Hospital demain matin, décida-t-il. C’est à deux pas de mon agence.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Non, n’y allez pas. Prenez le premier avion en partance pour l’Europe, soumettez-vous à l’examen d’un de nos spécialistes du Service et de personne d’autre, stipula-t-il, très ferme.
  
  Assez ébahi, l’Anglais resta sans voix. Puis il dit :
  
  - Enfin, voyons, ça n’en vaut pas la peine... Pour quelques bobos de rien du tout ? De quoi souffrirais-je donc, d’après vous ?
  
  - D’une forme d’anémie pernicieuse qu’on traite fort bien en France, répondit Francis. Et vous devez partir sur-le-champ pour deux autres raisons : la première, c’est que dans quatre ou cinq jours vous n’aurez plus la force d’entreprendre le voyage. La seconde, c’est que si vous êtes hospitalisé ici, on va se livrer sur vous à une enquête des plus approfondies dès qu’on aura décelé la cause de votre mal.
  
  Incrédule, bien que fortement ébranlé par l’autorité de son visiteur, Chancer se croisa les bras et objecta :
  
  - Mon cher ami, de votre propre aveu, vous n’êtes pas un clinicien. Vous pouvez donc vous tromper. J’aimerais recueillir l’opinion d’un médecin anglais avant de me résoudre à quitter ma femme et mes enfants. Et puis, il me serait impossible de partir du jour au lendemain, tant pour mes affaires que pour mes activités en marge.
  
  - C’est exact, je peux me fourvoyer, admit Coplan. Libre à vous de jouer votre existence sur un quitte ou double. Car si j’ai raison, un retard de vingt-quatre heures dans l’application du traitement risque de vous être fatal.
  
  Chancer accusa le coup. Ses yeux clairs scrutèrent la figure de son invité.
  
  - Soyez franc jusqu’au bout, enjoignit-il. Me croyez-vous atteint d’un cancer ?
  
  - Non. Mais il y a une très forte probabilité que vous ayez été irradié par une matière radioactive, lâcha Coplan. Votre seule présence peut devenir dangereuse pour votre entourage.
  
  La mâchoire de Chancer s’affaissa.
  
  - Comment ? proféra-t-il. J’aurais été contaminé par une source d’énergie atomique ? Moi ?
  
  - Les symptômes que vous ressentez me paraissent très significatifs... Vous n’êtes pas, hélas, le premier cas que je rencontre. Aviez-vous éprouvé d’autres malaises trois semaines avant le début de cette soi-disant grippe ?
  
  - Aucun, affirma Chancer, la gorge serrée.
  
  - Alors, il y a 95 chances sur 100 qu’on vous guérisse totalement, mentit Francis. A Paris, nos médecins ont sauvé des savants yougoslaves qui avaient été irradiés beaucoup plus que vous (Ces techniciens, de l’institut nucléaire de Vinca, avaient reçu accidentellement des doses de rayonnement évaluées de 800 à 1000 roentgens, considérées comme mortelles. Traités à la Fondation Curie par un procédé révolutionnaire (en 1958) ils ont pu regagner, guéris, la Yougoslavie). Mais dans quelles circonstances avez-vous approché une pile nucléaire ou des métaux radioactifs ?
  
  Atterré, Chancer commençait à réaliser que l’envoyé du S.D.E.C. avait vu juste. Il avait lu des articles dans lesquels on décrivait les symptômes relevés chez des Japonais qui s’étaient trouvés exposés au rayonnement de l’explosion d'Hiroshima, et la concordance des indications était si flagrante qu’il s’étonna de ne pas y avoir pensé. La chute des cheveux, notamment, constituait un indice très caractéristique quand il accompagnait d’autres anomalies. La fièvre n’apparaissait qu’au dernier stade, celui qui précédait la mort.
  
  Émergeant de sa songerie, Chancer haussa faiblement les épaules.
  
  - Je n’ai jamais pénétré dans des installations atomiques, certifia-t-il, stupéfait. Il n’existe aux Indes que deux réacteurs, à Trombay, près de Bombay ; pas ici...
  
  - Officiellement, corrigea Francis. Il peut y avoir des matériaux radioactifs ailleurs que dans une centrale. On en utilise dans l’industrie et dans les hôpitaux, de même que dans des laboratoires de recherche. N’avez-vous visité aucun établissement de ce genre ?
  
  Chancer, sondant ses souvenirs, fit un signe négatif.
  
  - Pas que je sache, en tout cas, marmonna-t-il. Je ne me rends jamais dans de pareils endroits, les renseignements que je transmets étant d’ordre politique, plutôt.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Alors, elle est franchement bizarre, votre mésaventure, observa-t-il avec contrariété. Faudrait-il en déduire qu’on a délibérément attenté à vos jours ?
  
  Son hôte sursauta.
  
  - Quoi ? M’assassiner de cette manière ? Allons, c’est invraisemblable ! Et puis, je ne vois pas qui aurait intérêt à me faire disparaître... Je n’ai pas d’ennemis, je ne suis en conflit avec personne.
  
  Se réservant d’examiner cette hypothèse ultérieurement, Francis coupa court :
  
  - Quelles sont vos intentions, maintenant ?
  
  Méditatif, Chancer exhala un soupir.
  
  - Évidemment, si je me montre dans un hôpital à New Delhi, on va m’assaillir de questions et passer ma vie privée au peigne fin, reconnut-il. C’est un risque à ne pas courir, dans ma position. Estimez-vous vraiment qu’un délai de deux ou trois jours, avant mon départ, compromettrait mes chances de guérison ?
  
  Coplan ne voulut pas lui dévoiler que le terme « survie » aurait mieux convenu que « guérison », et que le processus de détérioration de son organisme allait désormais s’accélérer.
  
  - A votre place, je ne tarderais pas, émit-il avec une éloquente gravité. Chaque heure qui passe atténue votre résistance aux infections, et il serait même prudent de vous faire tout de suite une piqûre d’antibiotique, en prévision du voyage.
  
  Chancer regarda courageusement les choses en face.
  
  - O. K. ! dit-il, je vais partir. Mais je dois inventer un prétexte pour ma femme... Expédiez-moi cette nuit un télégramme signé par ma compagnie et m’appelant à Londres. Grâce ne lira pas le nom du bureau d’origine.
  
  - Comptez sur moi.
  
  Soudain, traversés par la même pensée, les deux hommes se regardèrent.
  
  - Il n’est plus nécessaire que je vous remette mon message, constata Chancer. Qui sait si nous n’allons pas voyager ensemble ?
  
  Coplan, les yeux dans le vague, se tapota la lèvre inférieure.
  
  - Votre absence de New Delhi, à un moment critique, va être gênante pour le Service, remarqua-t-il. Vous remplacer va prendre du temps.
  
  - Eh oui, ça tombe très mal. Plus que vous ne l’imaginez. C’est pourquoi j’essayais de tenir, malgré mon épuisement.
  
  Un silence régna dans la pièce.
  
  Le front penché, Coplan glissa ses mains dans ses poches.
  
  - Étant donné la situation, je vais enfreindre une règle sacrée de notre métier, avança-t-il. Puis-je savoir à quoi vous étiez attelé, ces temps derniers ?
  
  Chancer demanda, tout en l’examinant :
  
  - Vous assureriez l’intérim ?
  
  - Si vous pensez que c’est possible. Et si Paris m’y autorise.
  
  Chancer se prit le front à deux mains.
  
  - Je souhaiterais au plus haut point que vous preniez la relève, mais vous allez vous heurter à des difficultés terribles, opposa-t-il. Enfin, si le Vieux donne son accord, cela prouvera qu’il vous juge capable de les surmonter...
  
  - Avant de lui poser la question, je voudrais avoir la certitude que la conjoncture le justifie.
  
  Chancer opina du chef.
  
  - Attendez, dit-il. Je vais prévenir Grâce que notre entretien va se prolonger. J’en profiterai pour emporter la bouteille.
  
  Resté seul, Francis étudia mentalement les conséquences qu’entraînerait pour lui un allongement éventuel de son séjour aux Indes. Il avait un visa de tourisme valable pendant trois mois, mais il devrait néanmoins fournir des explications à la police s’il ne quittait pas le pays à la date qu’il avait lui-même désignée lors de son débarquement à Palam-Airport.
  
  Chancer revint peu après.
  
  - Ma femme s’excuse auprès de vous, elle ne va pas veiller davantage, si vous le permettez.
  
  - Je serais désolé de la priver de son repos, répondit Coplan, affable et tourmenté, songeant au malheur qui s’était abattu sur cette famille sans qu’elle en prît conscience.
  
  Une seconde plus tard, il poursuivit :
  
  - Pour gagner du temps, je pourrais passer un coup de fil à Paris, de chez vous ?
  
  - Bonne idée, approuva Chancer. La nuit, on obtient l’Europe en moins d’une demi-heure. Je peux lancer l’appel immédiatement, ne pensez-vous pas ?
  
  Francis avait jugé la personnalité de l’Anglais. Ce dernier n’avait pas tendance à surévaluer les faits. S’il entendait mettre quelqu’un d’autre à sa place, sans délai, cela signifiait que l’enjeu de l’affaire en cours était important.
  
  - Demandez ETO 22-53, Paris-Seine, laissa tomber Coplan.
  
  Chancer saisit le combiné, forma le numéro du central des communications internationales avec l’Ouest, puis il précisa le pays qu’il voulait obtenir. Ensuite, il cita l’indicatif du correspondant.
  
  - Vingt minutes d’attente seulement, annonça-t-il en redéposant l’appareil.
  
  Il servit deux copieux whiskies et s’informa, sarcastique :
  
  - Au fait, l’alcool abrège-t-il mes jours ou non ?
  
  - Ni plus ni moins que ceux de n’importe qui, biaisa Francis d’un ton léger qui masquait son embarras.
  
  Chancer but, fit claquer sa langue.
  
  - Voici, en résumé, ce que j’étais en train d’observer de plus en plus près lorsque j’ai demandé l’envoi d’un courrier, commença-t-il en s’accoudant à son bureau.
  
  
  
  
  
  Coplan sortit de chez Chancer à deux heures du matin. Un taxi appelé par téléphone stationnait sur la route. En moins de dix minutes, il conduisit l’étranger à l’Hôtel Impérial.
  
  Quand Coplan eut regagné son appartement, il ne fut pas tenté de se mettre au lit. Les révélations de Chancer, ainsi que l’état de ce dernier, continuaient à lui trotter dans la tête.
  
  Le sort en était jeté : il restait à New Delhi.
  
  Mais cette brève communication, à très longue distance, avec le patron n’avait pas édifié celui-ci sur toutes les données du problème. Il s’était fié au sens de l’opportunité de ses deux agents sans s’inquiéter des motifs qui les faisaient agir.
  
  Et Chancer, dans son exposé, avait certes soulevé des points très intéressants, sauf un : l’origine du mal qui l’empêchait de poursuivre sa mission. Or ceci était capital, peut-être plus instructif que tout le reste.
  
  Coplan jugea que cette énigme devait être éclaircie en priorité s’il voulait éviter une menace identique, d’autant plus redoutable qu’elle était invisible, sournoise par excellence.
  
  D’après les symptômes qui se manifestaient chez Chancer, il avait dû être atteint par les rayons à une époque qui devait dater de quatorze à seize jours ; mais il n’avait pas pu reconstituer heure par heure ce qu’il avait fait à ce moment-là.
  
  Sombre, Coplan résolut d’envoyer un câblogramme au Vieux.
  
  Il en pesa mûrement la rédaction, puis il le chiffra.
  
  La version définitive pouvait se traduire comme suit :
  
  J.C. à toute extrémité, irradié par dose semi-léthale, entré dans phase troisième semaine. Source inconnue : rayons X, gamma ou neutrons. Accident paraît exclu. Accueillir le patient à Orly avec une ambulance. Me propose entamer enquête sur ce cas, préalablement. Êtes-vous d’accord, étant admis que je suis probablement déjà catalogué ici comme ami de C. ? = FX-18.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Il expédia ce message, dès huit heures du matin, au bureau télégraphique situé presque en face de l’hôtel, dans Janpath Road, puis il revint dans sa chambre et y déjeuna.
  
  Chancer l’appela au téléphone à neuf heures et demie.
  
  - J’ai pu avoir une place de première dans le Boeing de la Panamerican qui fait escale à Delhi cet après-midi, lui apprit l’Anglais. Je devrai changer à Francfort... Vous reverrai-je avant le départ ?
  
  - Sûrement, dit Coplan. Je vous accompagnerai à l’aéroport. A quelle heure quitterez-vous votre domicile ?
  
  - Je dois être à Palam à seize heures trente. Je compte donc partir d’ici trois quarts d’heure plus tôt.
  
  - Entendu. Je serai chez vous un peu avant.
  
  Dans le courant de la matinée, il se rendit à Connaught Circus, où il avait vu plusieurs pharmacies. Il se procura une seringue, de l’alcool pur et une ampoule de pénicilline. Le danger le plus immédiat qui guettait Chancer était l’invasion du sang par les bactéries de son intestin, dont la paroi, devenue fragile et perméable, allait produire des hémorragies.
  
  Puis Francis écrivit une lettre, adressée à Paris, à la société COPHYSIC, la firme d’instruments de physique dont il était le propriétaire depuis une quinzaine d’années, et à laquelle il se consacrerait quand viendrait le jour de la retraite.
  
  Il voulait qu’on lui envoyât de toute urgence, et par le canal de la valise diplomatique, un détecteur de radioactivité d’un type spécial, portatif et peu visible, camouflé en objet d’usage courant.
  
  Après le déjeuner, il fila chez Chancer. Ce dernier achevait de remplir sa valise, avec l’aide dévouée de son épouse. Au prix d’un effort de volonté considérable, il parvenait à dissimuler une effrayante lassitude.
  
  - Dites-lui que ce n’est pas raisonnable, Mr Coplan, supplia Grâce. Voilà qu’il veut partir en Europe, alors qu’il est malade ! Comme si la compagnie ne pouvait pas attendre quelques jours...
  
  - Mais, chérie, je t’assure que cela ira bien, plaida James. Et puis, en cas de nécessité, on trouve des médecins à Londres...
  
  Il affectait une bonne humeur qui n’abusa pas sa femme.
  
  - C’est insensé, James, rétorqua-t-elle. Que feras-tu si cela s’aggrave en cours de route ?
  
  Il bougonna :
  
  - Tu sais, il n’y a que treize heures de vol... Ce n’est pas le diable ! Veux-tu nous laisser régler quelques détails, là-haut ? Mr Coplan reste à New Delhi et, si tu as des difficultés, tu pourras recourir à lui.
  
  Les deux hommes montèrent à l’étage. Quand ils furent dans le bureau, Chancer confia :
  
  - Grâce tiendra l’agence à ma place... Je pourrais être absent quelques semaines, non ?
  
  - Vous devez le prévoir, émit Francis, évasif. Au fait je vous ai apporté une lettre que vous voudrez bien poster à Orly : ne l’oubliez surtout pas I
  
  Il tendit le pli à Chancer qui le glissa dans sa poche intérieure en promettant :
  
  - Soyez tranquille, j’y penserai. A part ça, quelle procédure vais-je suivre, après mon arrivée à Orly ?
  
  - Ne vous inquiétez pas, vous serez pris en charge. Indiquez simplement par radio-télégramme, lorsque vous survolerez la Grèce, le moment de votre atterrissage. Vous a-t-on délivré le billet avec correspondance jusqu’à Paris ?
  
  - Oui... Je connais l’heure d’arrivée.
  
  - Parfait. Maintenant, laissez-moi vous faire cette piqûre d’antibiotique : j’ai ce qu’il faut.
  
  Chancer se prêta sans commentaire à l’opération.
  
  - Si vous m’accompagnez, nous pouvons prendre ma voiture, déclara-t-il tandis que Francis lui injectait le produit. Vous la ramènerez ici...
  
  - D’accord.
  
  Un quart d’heure plus tard, Chancer fit ses adieux à son épouse. L’idée l’effleura que leur séparation était peut-être irrévocable, définitive, mais il ne laissa rien transparaître de l’émotion qui l’étreignait.
  
  - Tu embrasseras les enfants, dit-il sur un ton neutre. Quand ils reviendront de l’école, offre-leur des pâtisseries, de ma part.
  
  Coplan chargea la valise sur la banquette arrière de la Rambler, dans le garage de la villa.
  
  Il monta auprès de Chancer et celui-ci, après un dernier signe de la main à sa femme, fit sortir la voiture.
  
  En cahotant, elle rejoignit la route, prit de la vitesse en soulevant un nuage de poussière. Alors, le visage de l’Anglais se creusa car il cessa de masquer ses sentiments. Après tout, n’aurait-il pas mieux fait de mourir chez lui, parmi les siens ?
  
  Francis devina son état d’âme.
  
  - Vous avez une constitution robuste, on vous tirera de là, décréta-t-il. Vous avez agi sagement.
  
  Chancer prononça :
  
  - Depuis ce que vous m’avez dit hier, j’ai beaucoup réfléchi. Si ce qui m’est advenu est réellement un meurtre déguisé, je n’en saisis pas le mobile...
  
  - Moi, je n’en vois qu’un, dit Coplan. Vous avez dû frôler à votre insu quelque chose de bien plus sensationnel que ce que vous soupçonniez.
  
  Chancer plissa la bouche, sceptique.
  
  - Je persiste à trouver cette thèse inconcevable, maugréa-t-il. J’ai plutôt dû être la victime d’une imprudence commise par des gens qui transportaient un matériau radioactif non enveloppé d’un blindage protecteur...
  
  - Ceci ne me semble pas moins improbable, objecta Coplan. Quand on est appelé à manipuler un corps radioactif, on prend des précautions, sous peine d’en subir soi-même les effets ionisants. Il est vrai que le cas s’est produit, avec des voleurs qui avaient fait main basse sur des aiguilles de radium, mais un tel délit est rarissime, exceptionnel. Et il donne immédiatement lieu à une grande publicité, pour prévenir tout accident. Les journaux et la radio ont-ils évoqué la disparition ou la perte de substances analogues ?
  
  - Pas à ma connaissance, reconnut Chancer, attentif.
  
  Il emprunta une route large, ensoleillée, qui était un boulevard périphérique. Doublant cyclistes, carrioles ou piétons insouciants empaquetés dans leurs guenilles, il s’enquit soudain :
  
  - Pourquoi regardez-vous constamment derrière nous ?
  
  Francis lui rétorqua :
  
  - Dans l’espoir de récolter une présomption en faveur d’une des deux possibilités. Si une agression a été perpétrée contre vous, je présume qu’on surveille vos faits et gestes.
  
  Chancer sourcilla, jeta un coup d’œil au rétroviseur.
  
  - Avez-vous l’impression que nous sommes suivis ? s’informa-t-il avec une nuance d’étonnement.
  
  - Ralentissez, je vais en avoir le cœur net tout de suite, dit Coplan. Un de ces taxi-scooter a l’air de nous courir après depuis que vous avez enfilé Mathura Road.
  
  Son compagnon freina, tout en observant dans le miroir le minuscule engin qui roulait à une distance assez éloignée. La Rambler n’avança plus qu’à une allure de crabe.
  
  Au bout d’une quinzaine de secondes, Coplan ricana :
  
  - Eh bien, qu’en dites-vous ?
  
  Chancer avait noté comme lui le manège du petit véhicule, dont la vitesse s’était réduite avec un certain retard.
  
  - Curieux, en effet, marmonna l’Anglais, éberlué.
  
  - Continuez, dit Coplan. Je préfère que ce type ne se doute pas que nous l’avons détecté.
  
  La Rambler reprit sa vitesse normale.
  
  - Vous n’auriez pas dû venir à l’aéroport, puisque vous aviez prévu qu’on me filerait, reprocha Chancer, embêté.
  
  - Au contraire, stipula Francis, toujours tourné vers l’arrière. Je me suis dit que vous auriez peut-être besoin d’une escorte. Quant à moi, je dois être grillé depuis ma visite à votre maison. Alors, tant pis !...
  
  Chancer, l’esprit habité par une multitude de pensées, demeura silencieux.
  
  Un panneau de signalisation recommandant de ne pas utiliser l’avertisseur, en raison de la proximité d’un hôpital, le fit sortir de son mutisme.
  
  - A droite et à gauche, vous voyez les bâtiments du meilleur Institut médical de l’Inde, signala-t-il. J’aurais pu recevoir ici des soins éclairés si d’autres considérations ne m’empêchaient de dévoiler le mal dont je souffre...
  
  Coplan était passé par là le jour précédent, en allant au Qutab Minar. Au lieu de promener les yeux sur le paysage, il se concentra sur le poursuivant car l’intervalle entre la Rambler et lui diminuait peu à peu.
  
  - Le gars se figure sans doute que vous venez vous faire examiner, il rapplique à pleins tubes, dit-il à Chancer.
  
  Celui-ci, philosophe, souligna :
  
  - Il sera vite détrompé... En outre, il ne pourra pas me cavaler après jusque dans les airs.
  
  Quand les édifices rectangulaires eurent été dépassés, le micro taxi rétrograda. Il s’était toutefois approché d’assez près pour que Francis pût s’apercevoir qu’il était occupé par trois hommes, des individus affublés d’oripeaux d’un gris sale, coiffés de turbans mal ficelés.
  
  Un intervalle à peu près constant se maintint dès lors, sur plusieurs kilomètres, entre les deux véhicules.
  
  Parvenue à un embranchement, la voiture de Chancer bifurqua sur la gauche afin d’emprunter un raccourci conduisant à l’aéroport. Elle traversa une étendue où ne s’érigeaient que de rares constructions, et dont la terre aride était couverte par endroits d’une herbe maigre, sèche et jaunie.
  
  - Je n’avais jamais songé à vérifier si j’étais observé, avoua Chancer, confondu. De la façon dont je m’étais organisé, je ne prêtais pas le flanc aux soupçons du contre-espionnage... Par ailleurs, mes déplacements ne sont guère instructifs : ils s’expliquent par mes affaires.
  
  - N’avez-vous pas reçu, à votre agence, il y a une quinzaine de jours, un personnage trimbalant un colis qu’il aurait déposé sur votre bureau ? questionna Francis, à l’affût de la moindre indication.
  
  Après réflexion, Chancer avança une lippe dubitative.
  
  - Un colis ? La plupart de mes clients ne viennent pas les mains vides... Les Blancs ont souvent une serviette, les Hindous des paquets.
  
  Coplan, le bras posé sur le dossier de son siège, bougea légèrement.
  
  - Le taxi semble vouloir nous rattraper, prévint-il.
  
  - Dois-je appuyer sur l’accélérateur?
  
  - Non. Ces zèbres n’ont aucune raison de nous attaquer : ce serait en contradiction avec la méthode scientifique qu’on a utilisée pour vous mettre hors de combat. Et je voudrais voir leur bobine.
  
  Pendant les minutes qui suivirent, l’écart diminua notablement.
  
  Le conducteur du rickshaw motorisé esquintait manifestement sa mécanique. Lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de mètres de la voiture, il klaxonna pour annoncer son dépassement. Francis se demanda si cette intention n’était pas présomptueuse.
  
  Il eut tout le loisir de dévisager les trois passagers, alors que ceux-ci affectaient de ne pas se soucier des Européens assis dans la Rambler.
  
  Chancer se tenait cependant sur le qui-vive. Ces sinistres lascars appartenaient vraisemblablement à un clan qui avait voulu l’assassiner. Comme tels, ils surgissaient de sombres bas-fonds et obéissaient à Dieu sait quelles consignes...
  
  Coplan, quoique se fiant à sa logique, eut aussi les nerfs à fleur de peau tant que dura la course parallèle des deux voitures, et ses yeux ne quittèrent pas les trois Hindous.
  
  Aidé par un ralentissement volontaire de Chancer, le taxi parvint à le doubler. Aussitôt après, il se rabattit sur la gauche en une queue de poisson démentielle et se mit à freiner (Aux Indes, la circulation est à gauche).
  
  Les réflexes de Chancer furent prompts : il braqua sur la droite au lieu de s’obstiner à bloquer sur place. Son coup de volant le déporta, il fit une embardée alors qu’un des hommes du rickshaw, bondissant de son siège, se jetait carrément sur la route, devant la voiture.
  
  L’individu roula sur le sol comme un ballot de chiffons. Horrifié, Chancer écrasa sa pédale de frein, à mort, tout en relançant la Rambler vers la gauche. Il évita par miracle le candidat au suicide mais percuta, sans trop de violence, le scooter à trois roues. Assez fortement, toutefois, pour le faire basculer. Puis sa voiture s’immobilisa en oblique.
  
  Coplan, qui avait dû se cramponner, sauta sur l’asphalte.
  
  Les Hindous se relevaient en vociférant, y compris celui qui avait manqué de se tuer en plongeant en avant de la Rambler.
  
  Le front inondé de sueur froide, Chancer vit Francis se précipiter vers cet acrobate, le saisir par ses haillons et lui décerner un direct phénoménal. Le rescapé, abattu comme une quille, s’affala derechef sur le bitume, et cette fois pour de bon.
  
  Médusé, un de ses acolytes se rua vers le Blanc, qui n’attendait que ça. Un écart, une feinte, puis Coplan lui décocha un marron explosif en pleine face. Le type s’écroula en arrière, ses bras battant l’air. Quant au conducteur du taxi, probablement contusionné, il prit la fuite en clopinant. Coplan le poursuivit, lui assena du tranchant de la main un effroyable coup dans la nuque, et ceci mit un terme à la frayeur du bonhomme, qui s’effondra trois pas plus loin, mordant la poussière.
  
  Francis revint au galop vers la voiture et cria :
  
  - Marche arrière ! On se défile...
  
  Il s’introduisit dans la Rambler alors qu’elle s’ébranlait.
  
  Chancer, contournant les corps étendus, fonça vers l’aéroport.
  
  - C’étaient des cinglés, proféra-t-il d’une voix blanche. Ils ont failli être réduits en bouillie, par leur propre faute !
  
  Un peu haletant, Coplan répliqua :
  
  - Leur but était de vous faire rater l’avion... Pris de court, ils n’ont trouvé que ce moyen-là.
  
  - Comment ? Mais ça ne tient pas debout !
  
  - Je vous demande pardon : quelle certitude aurait-on, de votre mort, si vous vous échappiez de l’Inde ?
  
  Chancer, la gorge sèche, dédia un regard angoissé à Coplan.
  
  Celui-ci reprit :
  
  - C’est clair : ils n’ont rien tenté, sinon de passer inaperçus, jusqu’à ce que nous parvenions aux abords de l’institut Médical. Leur manœuvre visant à nous retarder, à n’importe quel prix, n’a été exécutée que lorsqu’ils ont eu la conviction que vous alliez à l’aéroport. Et leur esprit de sacrifice a donné la mesure du fanatisme qui les anime.
  
  Coplan regardait, tout en parlant, si un témoin de l’algarade n’avait pas pris la Rambler en chasse. Apparemment, il n’en était rien.
  
  - Bon Dieu, lâcha l’Anglais. Fasse le ciel que je puisse monter dans l’avion... Cette histoire m’a démoli.
  
  - Allons, ne craquez pas maintenant, grommela Francis d’un ton presque cinglant. Le salut vous attend au bout de cette route puisque le seul obstacle est surmonté. Bandez vos forces et défendez votre peau !
  
  Crispé, Chancer se concentra sur la conduite de sa voiture.
  
  Au croisement de Gurgaon Road, il amorça très prudemment son virage pour s’injecter dans cette voie qui, reliant l’aéroport au centre de la capitale, était sillonnée par un trafic plus important.
  
  Trois kilomètres plus loin, il pénétra dans l’enceinte de l’aérogare, se rangea au parking.
  
  Coplan attrapa la valise d’une main et, de l’autre, il prit Chancer par le bras.
  
  - Ça va ? s’enquit-il à mi-voix tout en allant vers le guichet de la Panamerican.
  
  - Ne vous bilez pas, marmonna Chancer. Je tiendrai le coup.
  
  Il accomplit avec naturel les formalités de départ, présenta ses papiers à la police. Au seuil de la salle de contrôle des devises et de la douane, Coplan dut quitter son compagnon.
  
  - N’oubliez pas ma lettre, recommanda Francis. Et si un détail quelconque vous revenait à l’esprit, écrivez-moi à l’Ambassade de France. On fera suivre.
  
  Chancer acquiesça.
  
  - Good bye, fit-il simplement, la main tendue.
  
  Il franchit le seuil du local réservé aux voyageurs en partance, et Coplan le perdit de vue.
  
  Francis se rendit alors dans une partie des aménagements qui était ouverte au public et d’où l’on pouvait assister au mouvement des départs et des arrivées.
  
  Il y resta jusqu’au décollage du Boeing qui emmenait Chancer en Europe ; quand l’appareil eut disparu dans le ciel, il retourna vers le parking.
  
  Pour le retour en ville, il emprunta la même route qu’à l’aller. A l’endroit où la bagarre s’était déroulée une heure auparavant, il ne subsistait aucune trace de l’accident, pas même un attroupement de badauds qui, d’ordinaire, s’attardent sur les lieux bien après que tout est rentré dans l’ordre.
  
  Quand Coplan ramena la Rambler au domicile de Chancer, il put affirmer à Grâce que tout s’était bien passé. La jeune femme paraissant affectée, il lui prodigua quelques mots de réconfort et lui déclara qu’il viendrait la voir à l’agence le lendemain.
  
  Ensuite, il regagna son hôtel.
  
  Le portier lui remit, en même temps que sa clé, une enveloppe à en-tête officiel émanant du Ministère de l’intérieur, Office de l’Enregistrement des Étrangers.
  
  Rembruni, Coplan la décacheta séance tenante.
  
  C’était une convocation signée par un fonctionnaire de la police, et le priant de se présenter dans les vingt-quatre heures au Bureau 23 du bâtiment situé 49 Janpath Road.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan n’affectionnait pas beaucoup ces mises en demeure officielles, surtout quand il en ignorait l’objet.
  
  Il se creusa la cervelle en vain pour deviner le motif de la convocation, d’autant plus qu’il était en règle et qu’il n’avait pas outrepassé le nombre de jours qui lui étaient impartis.
  
  L’affaire sur la route de Palam ? Si un des Individus mis K.O. avait fourni son signalement à la police, ce n’est pas par un organisme de recensement des Étrangers que Francis eût été appelé.
  
  Il alla, au début de la matinée du lendemain, voir ce qu’on lui voulait. Un planton l’orienta vers le bureau 23.
  
  Dans une antichambre, un huissier réclama le papier qui lui avait ordonné de comparaître, puis son passeport. Muni de ces documents, il invita, non sans raideur, Coplan à patienter, et il entra dans la pièce contiguë.
  
  Énervé, Francis alluma une Gitane.
  
  Il poireauta plus de dix minutes, rongeant son frein, se sentant des fourmis dans les jambes.
  
  L’huissier reparut enfin, l’appela par son nom, lui montra la porte ouverte.
  
  Coplan, reçu par un Hindou barbu, en civil, le front surmonté d’un turban à aigrette, se montra poliment intrigué.
  
  - Veuillez vous asseoir, dit en anglais le fonctionnaire, impénétrable. Vous êtes bien Mister Coplan, Francis-Jean-Gaston, né à Paris le...
  
  Il énuméra toutes les mentions d’état civil, quêtant une approbation après chacune d’elles, et Francis ne put qu’opiner plusieurs fois.
  
  Le regard aigu, d’un noir anthracite, du troublant personnage capta ensuite celui de Coplan.
  
  - Votre activité réelle concerne-t-elle toujours l’espionnage ? s’informa-t-il d’une voix calme.
  
  Interloqué, Francis plissa le front.
  
  - Si c’était le cas, je me garderais bien de vous répondre oui, et si je dis non, vous ne me croirez pas, objecta-t-il en arborant un sourire désarmant. Une ombre plane-t-elle sur mon honorabilité ?
  
  - Plus qu’une ombre, affirma l’Hindou, très froid. Des renseignements sûrs. Vous êtes inscrit sur nos fiches comme étant un individu dangereux, susceptible de perturber l’ordre public et la sécurité de l’État.
  
  Coplan digéra la pilule, sans broncher.
  
  - Dans ces conditions, je m’étonne que vous m’ayez accordé le visa, souligna-t-il, affable. De fait, je ne suis qu’un inoffensif touriste. Auriez-vous un délit à me reprocher ?
  
  - Non. Pas encore, dit le fonctionnaire indien. Mais je suis fort tenté de vous expulser. Nous détestons les agitateurs, ici.
  
  La contrariété de Francis ne perça ni dans son expression, ni dans sa voix. Il adopta même un ton teinté d’humour :
  
  - Vous me voyez muet de surprise. Serait-il indiscret de vous demander sur quoi reposent vos présomptions à mon égard ?
  
  - Je vais vous édifier, articula l’homme du Service de Sécurité, les traits impassibles. Venez avec moi.
  
  Il précéda le visiteur pour sortir du bureau par une autre porte. Ils longèrent un couloir, gravirent des escaliers. Au second étage, l’Hindou pénétra dans une autre antichambre, nettement plus luxueuse que celle du bas.
  
  - Attendez, enjoignit-il tandis qu’il allait frapper à l’entrée d’une pièce, dans laquelle il se faufila ensuite.
  
  Il revint presque immédiatement et dit :
  
  - Entrez là, je vous prie. Vous viendrez récupérer votre passeport chez moi, s’il y a lieu, après votre interrogatoire.
  
  Ayant la sensation d’être happé par un implacable engrenage, Coplan avança. Le battant se referma derrière lui.
  
  Un Européen au crâne chauve, vêtu d’un complet très élégant, assis derrière un bureau en acajou, lança d’une voix joviale :
  
  - Bonjour, Coplan ! Je suis ravi de vous revoir, croyez-moi !
  
  Le visage de Francis refléta de la rancune, de la méfiance et, simultanément, une sorte de sympathie amusée.
  
  - C’est donc vous l’auteur de cette mauvaise plaisanterie ? prononça-t-il en s’approchant de l’ex-capitaine Kattenhorst, de l’armée allemande.
  
  Ce dernier leva horizontalement les deux mains, les paumes en l’air.
  
  - Mais, mon cher, comment aurais-je l’occasion de vous rendre service si je n’étais pas avisé de votre passage à Delhi ? rétorqua-t-il avec bonhomie.
  
  Puis, présentant un coffret finement ouvragé :
  
  - Cigarette ? Installez-vous...
  
  Coplan préleva une Pall Mall et se laissa choir dans un fauteuil.
  
  Cette rencontre inattendue pouvait être providentielle ou catastrophique. Pas question, avec Kattenhorst, de jouer au touriste outragé, victime d’une regrettable coïncidence.
  
  - Je vous l’avais dit, quand nous nous sommes vus pour la dernière fois à l’île Saint-Paul, dans le Pacifique Sud, que j’avais acquis la nationalité indienne, poursuivit l’ex-officier en lui tendant du feu. Me voici enfin doté d’une situation confortable, gagnée à la force du poignet, et à l’abri des vicissitudes d’un métier... délicat.
  
  Grand et mince, glabre, il avait gardé son maintien aristocratique. Un rapide calcul mental induisit Francis à penser que Kattenhorst devait avoir près de soixante ans. Il ne les paraissait pas. Son teint était frais. Dans ses yeux, qui pouvaient avoir la dureté de l’acier, luisait une étincelle de jeunesse.
  
  - Et vous, toujours sur la brèche ? s’enquit-il en soufflant un filet de fumée.
  
  Coplan dévisagea son vieil adversaire.
  
  - Parlons-nous à titre privé ou entendez-vous me cuisiner courtoisement ? questionna-t-il d’un air mi-figue mi-raisin. D’abord, quelles sont vos fonctions ici ?
  
  - Conseiller technique auprès de la direction de la Sécurité Intérieure, déclina modestement Kattenhorst. Toutes les demandes de visa provenant de l’Europe et de l’U.R.S.S. passent entre mes mains. Un pré-filtrage, comprenez-vous ? Quand j’ai reçu la vôtre, j’ai donné des instructions pour qu’on me communique votre carte de débarquement, ce qui m’a permis de vous contacter à l’impérial. Dois-je vraiment préciser, mon cher Coplan, que cette entrevue a un caractère strictement amical ?
  
  Francis ne douta pas de la sincérité de l’Allemand. Au cours de leurs démêlés, qui avaient souvent été marqués par des luttes âpres et dures, Kattenhorst avait toujours fait preuve de loyauté, parfois même d’esprit chevaleresque.
  
  - Eh bien oui, j’ai gardé mes occupations d’antan, avoua Francis. Elles évoluent au gré dès fluctuations de la guerre froide et des changements politiques, évidemment.
  
  - Et vous n’êtes que de passage à New Delhi ?
  
  Un soupçon d’ironie fut perceptible dans son intonation.
  
  Il y avait deux formules. Ou bien prétendre que cette escale était purement fortuite (Kattenhorst ne marcherait pas et, sa curiosité intervenant, il ferait surveiller le comportement de Francis, qui serait virtuellement paralysé) ou bien à mettre l’Allemand en porte-à-faux.
  
  - Je suis contraint de rester plus longtemps que prévu, dit Coplan d’un ton négligent. Ce sont de ces choses qui arrivent...
  
  Kattenhorst, myope d’un œil, avait abandonné le port du monocle. Il ferma une paupière à demi.
  
  - Des ennuis ? s’enquit-il.
  
  Coplan approuva d’un battement de cils.
  
  - Graves ?
  
  Mimique dubitative de Coplan.
  
  - Qui ? Les Soviets ?
  
  Les Russes étaient la bête noire de Kattenhorst. Vingt ans après la défaite de son pays, il leur gardait encore une dent tenace. En répondant d’une façon affirmative, Coplan était certain de s’assurer sa coopération.
  
  Il opta cependant pour la franchise.
  
  - Je l’ignore.
  
  Kattenhorst renifla, ennuyé. Puis il toussota. Son regard chercha celui de son interlocuteur.
  
  - Vos... démarches risquent-elles de nuire aux intérêts de l’Inde ? demanda-t-il, tendu.
  
  - Non, en aucune manière. Ce pays ne peut que pâtir des manigances qui se trament sur son territoire. On veut évincer l’influence et l’aide françaises. Pensez-vous que ce serait avantageux pour l’Union indienne? Personnellement, j’en doute.
  
  - Votre histoire m’intéresse, déclara l’ex-officier d’un ton inspiré. Pour une fois, nous sommes entièrement d’accord et j’en suis heureux. Dans la mesure où vous souhaitez faire appel à moi, mon assistance vous est acquise.
  
  - Merci, dit Coplan. La solidarité européenne marque des points, à ce que je vois. Commencez donc par détruire ma fiche. Dorénavant je vous préviendrai de ma venue par une carte postale.
  
  Kattenhorst prit un air peiné, offusqué.
  
  - Supprimer une fiche I protesta-t-il. Voyons, c’est impossible... Dans ma position, je n’en ai pas le droit.
  
  Comme il voyait un sourire amer se dessiner sur les lèvres de Coplan, il se gratta le front.
  
  - A la rigueur, je pourrais y ajouter quelque chose, supputa-t-il. Au fond, ce que vous désirez, c’est d’avoir les mains libres, non ?
  
  - Assurément.
  
  Songeur, Kattenhorst promit :
  
  - Je m’arrangerai. La mention « Auxiliaire occasionnel du Gouvernement », en lettres rouges, vous soustraira automatiquement aux surveillances passagères qu’exerce la police des Étrangers. Maintenant, racontez-moi vos déboires...
  
  - En gros, cela se résume à ceci : un mouvement nationaliste a pris naissance dans le Rajasthan il y a deux ans. Vous devez le connaître car il attaque férocement le parti au pouvoir. Ce mouvement, qui groupe des gens riches et des princes, est pro-occidental et anti-chinois...
  
  L’ex-officier cita :
  
  - Le parti de l’Avenir ?
  
  - Exactement. Or, son journal a entrepris depuis quelques mois une campagne de dénigrement systématique de la France. Notre « résident » s’est préoccupé de savoir pourquoi on s’en prenait à la France, et à l’instigation de qui ces articles étaient publiés. Il n’a pas tardé à relever des indices bizarres. Ainsi, l’organe en question, le Jaipur Times fournissait à ses lecteurs des renseignements étonnamment précis sur les accords Paris-Pékin. Il en divulguait des clauses secrètes qui n’ont jamais paru ailleurs... et qui n’ont pas été démenties par notre Ambassade à Delhi.
  
  Kattenhorst se pétrit le menton.
  
  - On croit ici que c’est une propagande mensongère destinée à échauffer les esprits, intercala-t-il.
  
  - C’est indubitablement le fait, mais les tuyaux sont bons. D’où ce journal les tient-il ? De sources qui lui sont propres ou d’un S.R. étranger ? Premier point à éclaircir, si l’on veut contrer son action. Ensuite, par l’entremise d’indicateurs locaux, notre résident a appris que ce parti montait une organisation terroriste dirigée contre les communistes indiens. Ceci ne nous regarde pas, mais nous incite à faire un rapprochement avec la récente mise à sac du Centre culturel français...
  
  - ... attribuée à des Indiens musulmans, très nombreux dans le nord du pays, compléta l’Allemand.
  
  - Bref, reprit Francis, notre agent a jugé qu’il manquait de possibilités pour étendre ses investigations et pour neutraliser simultanément des manœuvres anti-françaises qui sont peut-être téléguidées de l’étranger. Voilà pourquoi je suis venu. En principe, il ne s’agissait que de procéder à un tour d’horizon ; un fait imprévu m’a obligé à changer mon fusil d’épaule.
  
  - Ah ? s’exclama Kattenhorst, captivé par les paroles de Coplan. Le secret professionnel vous interdit-il de me dévoiler ce fait ?
  
  Coplan tergiversa. Jusqu’où devrait-il lâcher du lest ?
  
  Il fixa Kattenhorst, prononça :
  
  - Je tiens à connaître le fin mot de cette affaire. Une intervention prématurée du Service de Sécurité indien m’en empêcherait. Vous engagez-vous à garder le silence provisoirement ?
  
  Son interlocuteur répliqua :
  
  - Je peux prendre certaines responsabilités... à condition qu’elles soient payantes. Le gouvernement serait enchanté si on lui apportait des éléments permettant de casser les reins, légalement, au Parti de l’Avenir.
  
  Le marché que sous-entendait Kattenhorst n’impliquait aucun désavantage pour Francis. Celui-ci révéla :
  
  - Notre agent vient d’être éliminé d’une manière qui répugne par sa lâcheté : on l’a soumis au rayonnement d’un corps radioactif. Cette méthode trahit un meurtrier de race blanche...
  
  Kattenhorst se figea.
  
  - Teufel ! hurla-t-il, abasourdi. Votre homme est-il mort ?
  
  - Il n’en vaut guère mieux. Je l’ai expédié à Paris par le premier avion en partance. Le malheureux ne sait évidemment pas où et quand il a été contaminé.
  
  L’Allemand médita.
  
  - Ce crime ne peut être que l’œuvre de quelqu’un qui travaille dans l’industrie atomique, estima-t-il d’une voix sombre. Votre collègue s’est rendu à Trombay ?
  
  - Non, justement.
  
  Un silence plana. Kattenhorst reprit :
  
  - Ce pays ne possède que deux piles : un réacteur de recherches du type « piscine » livré par la Grande-Bretagne, en fonctionnement depuis 1956, et un réacteur d’irradiation fourni par le Canada, mis en route en 1960. A part ça, je ne vois que la pile expérimentale de Rawalpindi, au Pakistan, que montent les Américains.
  
  - C’est ce qu’on m’a dit.
  
  Soudain, Kattenhorst tira des conclusions pratiques des confidences de Coplan :.
  
  - En somme, vous allez marcher à l’aveuglette sur le terrain de nos adversaires. La partie est inégale, mon ami !
  
  Francis eut un mouvement d’épaules signifiant : « Qu’y puis-je ? »
  
  - Je vais, à toutes fins utiles, vous donner mon adresse et deux numéros de téléphone, décida l’Allemand, la main droite posée sur un bloc-notes. Vous pourrez ainsi me joindre de jour et de nuit.
  
  Pendant qu’il écrivait, Coplan réprimait une douce hilarité.
  
  Kattenhorst et lui, complices, attelés à une entreprise commune ! Qui l’eût cru, de tous ceux qui avaient participé à leurs empoignades du passé ?
  
  - Merci, dit-il en acceptant le feuillet, qu’il fourra dans la pochette de son veston.
  
  - Il n’y a pas de quoi, rétorqua son ancien ennemi. Nous étions déjà quittes, mais c’est en partie grâce à vous que j’occupe mes fonctions actuelles. A Saint-Paul, vous m’avez laissé en liberté. Il est normal que vous en récoltiez le bénéfice.
  
  - Ne nous attendrissons pas, émit Coplan, railleur. Votre gratitude irait-elle jusqu’à me doter d’un automatique ?
  
  Interloqué, Kattenhorst se demanda si cet incorrigible pince-sans-rire de Français blaguait ou s’il était sérieux. Cette requête (des plus irrégulières) tendait-elle à mesurer sa serviabilité ?
  
  Puis, tenant compte de la situation épineuse dans laquelle se trouvait Coplan, il riposta :
  
  - Bien sûr ! Mon arme personnelle, si vous voulez ?
  
  - Bon, je retiens votre proposition pour plus tard.
  
  Il s’extirpa de son fauteuil, tendit la main à son hôte.
  
  - A bientôt, j’espère. Et merci.
  
  Kattenhorst lui serra solidement les phalanges.
  
  - N’omettez pas de reprendre votre passeport, au premier étage, rappela-t-il, un mince sourire de connivence atténuant la sévérité habituelle de ses traits.
  
  
  
  
  
  D’un pas alerte, Coplan gravit les marches du building d’Irwin Road où Chancer avait son agence.
  
  Grâce tapait à la machine quand il entra dans le bureau.
  
  - Enfin ! s’écria-t-elle. Je pensais que vous n’alliez plus venir...
  
  - J’ai été retenu par un ami, dit-il sans y mettre la moindre intention sarcastique. Avez-vous des nouvelles de James ?
  
  - Oui, mais je ne comprends pas... Il annonce qu’il est descendu à l’Hôtel Ritz, à Paris. C’est pourtant au siège de Londres qu’on l’attendait, n’est-ce pas ?
  
  Coplan afficha une mine perplexe.
  
  - En effet, marmonna-t-il. Aurait-il reçu d’autres instructions en cours de route ? Il vous l’expliquera dans une lettre, je suppose.
  
  Changeant de ton, il s’informa :
  
  - Y a-t-il des litiges en suspens ?
  
  Grâce fit une moue.
  
  - Rien qui m’embarrasse... De la routine. Je remplace assez fréquemment James, vous savez !
  
  Coplan s’assit sur le rebord du bureau, en face d’elle.
  
  - Heureusement, vous êtes bien portante, remarqua-t-il. Votre mari, avec sa manie de ne pas se faire examiner, aurait pu contracter une maladie contagieuse...
  
  - J’avoue que cela me tracassait, mais je n’osais pas le lui dire, avoua Grâce. Touchons du bois, je n’ai rien ressenti jusqu’à présent.
  
  Partiellement tranquillisé, Francis poursuivit :
  
  - Avez-vous jeté un coup d’œil sur le carnet de rendez-vous ?
  
  La jeune femme acquiesça. Elle préleva un agenda dans un des tiroirs, au-dessus de la réserve de whisky de son époux, et dit avec un rien de désapprobation :
  
  - La plupart du temps, ses annotations sont inintelligibles pour moi. Il inscrit un nom, sans plus, et quand il s’absente, je ne sais jamais à quoi cela se rapporte. Devant les visiteurs, je donne toujours l’impression de tomber des nues.
  
  - Faites voir, invita Francis.
  
  Il feuilleta le carnet tout en relançant le dialogue :
  
  - Prospecte-t-il les villes voisines à dates fixes ?
  
  - Non, c’est variable...
  
  Elle continua de parler, prolixe, contente d’échapper à sa solitude.
  
  Coplan lui prêtait l’oreille mais ses yeux scrutaient les pages précédentes, une à une. Il remonta jusqu’à la période durant laquelle Chancer avait été irradié.
  
  Parmi les noms inscrits, aucun n’appartenait à un des indicateurs indigènes dont l’Anglais rémunérait les services, et dont Francis possédait la liste, avec leur adresse. Et, apparemment, Chancer n’avait pas eu d’entrevue avec un Européen. En tout cas, l’agenda n’en portait pas de trace.
  
  Pas de nom de lieu, non plus, à première vue.
  
  - Ces temps derniers, James avait élargi son rayon d’action jusqu’au Rajasthan, racontait Grâce. Jaipur est une ville relativement prospère où le nombre de voitures en circulation s’accroît rapidement et...
  
  Coplan songea que le souci de décrocher des contrats d’assurance n’avait certes pas été prédominant chez Chancer, quand celui-ci se rendait dans la capitale de l’État voisin.
  
  Subrepticement, il arracha quelques feuillets du carnet et les glissa dans sa poche.
  
  - Certaines personnes vous ont-elles demandé où était parti James ? questionna-t-il, d’un air détaché en restituant l’agenda.
  
  - Déjà hier soir, répondit Grâce. Un nommé Khyali Karan... Il devait, paraît-il, rencontrer James ici, dans l’après-midi, mais il avait trouvé l’agence fermée.
  
  - Vous connaissez ce monsieur ?
  
  - Non, je ne crois pas.
  
  Le correspondant avait pu décliner une identité fantaisiste, ou se renseigner en toute bonne foi. C’était cependant à retenir.
  
  - Prenez note des gens qui voudraient joindre James ou qui aimeraient savoir à quelle date il rentrera, conseilla Coplan. A la rigueur, je pourrais les voir moi-même.
  
  Il réfléchit, suggéra :
  
  - Mardi après-midi, par exemple. Cela vous procurera un petit congé.
  
  - Vous êtes gentil, accepta la jeune femme, ravie. Vous, les Français, vous pensez à tout I
  
  - Nous n’avons pas tout à fait volé notre mauvaise réputation, renvoya-t-il sur un ton ambigu et plaisant. Puis-je, à présent, vous abandonner à vos écritures ?
  
  - Je n’aurais garde de vous emprisonner dans ces murs sans raison valable, dit Grâce avec une fausse gravité. Mais passez-moi un coup de fil de temps en temps ?
  
  - C’est juré.
  
  
  
  Dans l’après-midi, Coplan fit un saut à l’Ambassade.
  
  Il y eut un entretien avec un des attachés, à la fois pour communiquer son adresse à Delhi et pour annoncer l’envoi d’un colis qui parviendrait par le canal de la valise diplomatique. Il demanda d’être avisé sur-le-champ de son arrivée.
  
  In petto, il se dit qu’entre-temps une épée de Damoclès à laquelle il ne pouvait opposer aucun bouclier serait constamment suspendue sur sa tête.
  
  Une épée qui traversait les murs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  La réponse du Vieux fut apportée avant le dîner dans l’appartement de Coplan, par un chasseur amenant le télégramme sur un plateau. Décodé, le message disait : Votre diagnostic correct. J.C. transporté à l’Hôpital Curie. Prévisions réservées. Feu vert pour enquête. Précautions.
  
  Le dernier mot était superflu. Francis entendait bien ne pas s’exposer à New Delhi tant qu’il n’aurait pas de détecteur.
  
  Il téléphona au bureau de tourisme installé dans l’hôtel et commanda, pour le lendemain matin à sept heures, une voiture particulière avec chauffeur pour une excursion de trois jours à Jaipur.
  
  
  
  Le lendemain, il faisait encore très froid - le soleil se levait à peine - lorsque, quittant le territoire fédéral de Delhi, la limousine Chevrolet franchit la frontière du Punjab.
  
  Dès lors, très rapidement, les traces de la civilisation moderne s’effacèrent. A travers d’énormes étendues peu cultivées, le pays montra ses décors millénaires : des habitations aveugles, en boue séchée, des buffles et des Vaches gris foncé aux longues cornes en forme de lyre, des vautours vigilants planant dans le ciel.
  
  Rarement, quelques taches de couleur éclataient sur le ruban macadamisé de la route : des femmes en sari, aux épaules recouvertes d’un châle et portant sur la tête des amphores de cuivre.
  
  La Chevrolet dépassa une heure plus tard la frontière du Rajasthan, marquée par une simple barrière basculante auprès de laquelle se tenait un policier chargé de percevoir une taxe sur les véhicules.
  
  La course se poursuivit dans des régions de plus en plus stériles tandis que la température devenait progressivement torride. Des autobus décorés de fleurs peintes, bondés d’Hindous minables et encombrés de sacs, ne détrônaient pas entièrement le chameau. Coplan vit à maintes reprises deux ou trois de ces bêtes, lourdement chargées, allant de leur pas délié vers de pauvres bourgades sans nom.
  
  En fin de matinée, la voiture approcha d’une grande agglomération et des signes d’industrialisation réapparurent.
  
  Le chauffeur, qui ne connaissait que trois mots d’anglais, avait gardé la bouche cousue pendant tout le voyage ; il pointa l'index vers la ville et articula :
  
  - Jaipur... D’abord Hôtel... Jaimahal Palace.
  
  Quelques minutes plus tard, la Chevrolet s’engagea dans une artère très populeuse, large, où les façades étaient uniformément roses et les rez-de-chaussée occupés par des boutiques d’artisans.
  
  Coplan se crut ramené de plusieurs siècles en arrière, devant ces architectures tarabiscotées, ces gens vêtus de robes multicolores, enturbannés, poussant des bourricots ou arpentant la rue avec une sereine lenteur.
  
  Après quelques virages et de brèves échappées sur d’étranges monuments, la voiture ressortit de la cité par une autre porte. Elle aboutit enfin à un magnifique établissement de style oriental dissimulé dans de luxuriants jardins.
  
  - Guide... Ici...
  
  De ses doigts, le chauffeur indiqua le chiffre 2.
  
  Francis fit un signe d’assentiment. C’était pour voir le guide et un commerçant qu’il avait accompli ce périple de 350 kilomètres.
  
  Il déjeuna dans la salle à manger, en compagnie de quelques autres touristes de race blanche qui étaient pensionnaires de l’hôtel. Américains, semblait-il.
  
  A deux heures, Coplan sortit. Un petit homme, habillé à l’occidentale et la tête couverte du calot indien en tissu noir, bavardait avec le chauffeur. Il se présenta, son visage brun foncé adouci par un sourire aimable, intelligent :
  
  - Je suis votre guide, Sir... Pouvons-nous partir ?
  
  Coplan approuva et monta dans la Chevrolet, son cicérone allant s’asseoir sur la banquette avant, à côté du chauffeur.
  
  A peine la voiture fut-elle engagée sur la route que l’homme se mit à débiter son laïus. A demi tourné vers Coplan, il fit un bref historique de la ville et des dynasties de maharadjahs qui en avaient fait leur capitale.
  
  Coplan, qui affectait d’écouter avec la plus grande attention, pensait en réalité à tout autre chose.
  
  Le guide, dont l’emploi était officiel et rémunéré par l’État, était une des meilleures antennes de Chancer. Il s’appelait Morarji, s’exprimait correctement en cinq ou six langues.
  
  Sa caste l’autorisait à être membre du Parti de l’Avenir, et sa subtilité d’esprit, jointe à certains besoins d’argent, lui permettait de rapporter sans vains scrupules, à un Anglais, ce qui se passait dans les coulisses du mouvement.
  
  Par une poterne, la limousine pénétra dans l’enceinte des palais royaux et stoppa près d’un corps de garde. Les trois passagers mirent pied à terre.
  
  Morarji alla retirer les billets donnant droit à la visite. Il revint, pilota Francis vers une immense cour inondée de soleil, où une série de monuments ayant des formes d’équerre, des tables de marbre en arc de cercle et d’énormes cadrans solaires composaient un décor assez fantastique.
  
  - Nous commencerons par le Jantar Mandar, le célèbre observatoire construit par le Maharadjah Jai Singh II, fondateur et architecte de Jaipur vers 1730, récita l’Hindou en montrant du bras l’ensemble des instruments d’observation. Jai Singh fut un mathématicien remarquable et il était passionné d’astronomie. Vous allez pouvoir juger de l’ingéniosité, ainsi que de la précision de ces appareils immobiles qui, par des jeux d’ombre et de lumière, ou par des visées, fournissent la position des planètes et des étoiles.
  
  Il entraîna Coplan vers l’un des édifices afin de lui en expliquer l’usage.
  
  Les deux hommes étaient les seuls visiteurs à ce moment de la journée. Parmi ces escaliers de pierre blanche montant vers le ciel, entourés de calme et de silence, ils se sentaient retranchés du monde extérieur.
  
  Interrompant soudain le monologue de l’Indien, Coplan glissa :
  
  - Votre nom est bien Morarji ?
  
  Étonné, le guide tourna vers son client un regard acéré.
  
  - Oui, en effet. Vous a-t-on parlé de moi ?
  
  Coplan, extirpant sa main de sa poche, exhiba discrètement une minuscule effigie d’ivoire représentant le dieu Krischna.
  
  - Mr Chancer, cita-t-il. Je suis venu de sa part.
  
  La physionomie de Morarji se modifia. La figurine d’ivoire était le signe de reconnaissance du réseau. L’Hindou, prudent, ne pipa mot.
  
  - Continuez de me mener d’un instrument à l’autre comme vous le faites d’habitude avec les touristes, stipula Francis. Êtes-vous au courant du fait que Mr Chancer a dû quitter l’Inde pour cause de maladie ?
  
  Il épia le visage du petit homme, qui s’était subitement renfrogné.
  
  - Non, je n’en savais rien, prononça Morarji. De quoi souffre-t-il ?
  
  - D’un mal assez mystérieux dont il ignore lui-même la nature. Il est parti en Europe pour se faire examiner. Momentanément, je le remplace.
  
  Ils se dirigèrent vers un cadran solaire finement gradué, légèrement oblique par rapport à la verticale et de plus de trois mètres de diamètre. La tige centrale projetait une ombre mince comme une aiguille sur les traits gravés dans le marbre.
  
  Le guide, sombre et perplexe, voulut reprendre son discours comme s’il n’avait rien entendu. Mais Coplan lui coupa derechef la parole :
  
  - Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
  
  - Il y a trois semaines.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - Où ? s’enquit-il.
  
  - Ici, à Jaipur.
  
  - Pourriez-vous préciser la date?
  
  - Oh ! facilement : le 25.
  
  Cela tombait dans la période critique.
  
  - Savez-vous ce que Mr Chancer a fait en dehors de votre rencontre ?
  
  Morarji lui lança un coup d’œil suspicieux.
  
  Coplan jugea opportun de dissiper la méfiance compréhensible de l’Hindou. Il expliqua :
  
  - Mr Chancer n’a pas eu le temps matériel le prévenir tout le monde ni de dresser un tableau complet de l’état dans lequel il laissait ses affaires. Il faut que j’avise les intéressés du changement survenu, afin qu’ils ne s’inquiètent pas. J’ai débuté par vous, à sa demande. Du reste, voyez.
  
  Morarji abaissa les yeux sur le billet que lui montrait le Blanc.
  
  - Bon, d’accord, murmura-t-il. N’empêche que j’ignore s’il a vu d’autres gens lors de sa dernière venue.
  
  Il conduisit l’Européen vers un instrument méridien de grandes dimensions, et dont le dispositif de visée était un simple fil de fer tendu verticalement.
  
  - Comment se fait-il que vous soyez aussi certain de la date ? poursuivit Coplan. Mr Chancer ne s’en souvenait pas, lui...
  
  Le faciès de Morarji s’éclaira fugitivement.
  
  - Parce que sa visite n’était pas motivée par des raisons professionnelles, dévoila-t-il. Il a une marotte : l’astronomie. Le 25, il y avait une éclipse de lune.
  
  - Et c’est ici même qu’il est venu y assister ? s’étonna Francis.
  
  - Parfaitement. Il adore confronter ses observations avec celles qu’on publie dans des revues spécialisées, et il est chaque fois émerveillé par la justesse des lectures faites sur ces tables de marbre incurvées, dont la maçonnerie n’a pas travaillé d’un demi-millimètre en deux siècles et demi.
  
  Plutôt estomaqué, Coplan insista :
  
  - Il était venu de Delhi uniquement pour cela ?
  
  - Pour me parler aussi, bien sûr... Il est arrivé dans la soirée du 24 et est reparti le lendemain matin.
  
  - Morarji confirma d’un signe de tête.
  
  Coplan reprit :
  
  - Depuis lors, qu’avez-vous appris de neuf ? Au point de vue de ce groupe d’action constitué par le Parti, notamment ?
  
  Il emboîta le pas au guide, qui s’approcha de piliers indiquant les constellations du Zodiaque.
  
  - Appliquerez-vous le même tarif que Mr Chancer ? s’informa Morarji en lançant un regard circulaire pour s’assurer qu’ils étaient toujours seuls.
  
  - Cela va de soi, dit Francis.
  
  - La section de Delhi a été placée sous les ordres d’un certain Khyali Karan. Il habite au 48, Chandni Chowk, révéla l’Hindou entre ses dents.
  
  Coplan ressentit un petit choc. Sauf erreur, ce Karan était le type qui avait téléphoné l’avant-veille à Grâce Chancer pour lui demander où était son mari.
  
  - Rien d’autre sur les accointances que pourrait avoir le journal avec un Européen résidant à Jaipur ? questionna Coplan.
  
  Une ombre d’embarras voila les prunelles de Morarji.
  
  - Les Blancs qui fréquentent des membres de la direction du Jaipur Times, ou même des rédacteurs, sont relativement nombreux. C’est assez normal, étant donné la tendance pro-occidentale de l’organe de notre Parti. Je ne peux pas les surveiller tous, ni deviner qui fournit les renseignements...
  
  - Tâchez de faire parler quelqu’un, par personne interposée, suggéra Coplan. Ou introduisez-vous à la rédaction une nuit. Je vous donnerai 200 roupies pour une indication valable : un texte avec mention de son origine, une allusion écrite, voire un simple mot. Il en traîne peut-être dans un tiroir...
  
  Bien qu’alléché par la somme, l’Indien recula devant l’idée d’une perquisition clandestine.
  
  - Laissez-moi du temps, je vais y réfléchir, prononça-t-il.
  
  - Nous réexaminerons le problème ensemble un prochain jour, conclut Francis. Maintenant, poursuivons la visite.
  
  Un quart d’heure plus tard, ils allèrent du Jantar Mantar au palais du maharadjah, dont ils parcoururent les salles transformées en musée et les couloirs dallés où veillaient des gardiens.
  
  Lorsque le tour du fastueux édifice eut pris fin, Morarji ramena son client devant le corps de garde. Sa prestation étant terminée, il rappela :
  
  - Demain, le programme prévoit un circuit dans la ville et une excursion à Amber, l’ancienne capitale située à une quinzaine de kilomètres d’ici. Je viendrai vous prendre à l’hôtel à neuf heures du matin.
  
  Il échangea quelques paroles avec le chauffeur (dans leur langue natale) et Coplan, sous le couvert de lui donner un pourboire, lui fourra dans la main un billet de banque qui payait en réalité ses services d’espion.
  
  La Chevrolet repartit au Jaimahal Palace.
  
  A la réception, Coplan demanda un exemplaire du Jaipur Times, puis il alla prendre l’apéritif au bar.
  
  Après le dîner, dans sa chambre du premier étage dont la porte-fenêtre ouvrait sur une magnifique terrasse, il consulta tout d’abord les feuillets qu’il avait arrachés au carnet de rendez-vous de Chancer, afin de relire les noms qui figuraient aux dates des 24 et 25 février. Il y en avait un à la première, deux à la seconde. Aucune mention du déplacement à Jaipur.
  
  Coplan se mit à réfléchir. Si on défalquait de la période envisagée le temps nécessité par le voyage pour cette observation de l’éclipse, soit une vingtaine d’heures, il n’en restait plus que 28 au cours desquelles, à un moment quelconque, Chancer s’était trouvé à proximité immédiate d’un corps radioactif.
  
  Cette source de radiations, quelqu’un l’avait déposée près de lui. Ou bien quelqu’un avait conduit Chancer auprès d’elle.
  
  En théorie, il y avait de fortes probabilités pour que le coupable fût l’un des trois individus notés dans le carnet.
  
  Les noms étaient Narang, Haksar et Chopra.
  
  Coplan alla distraitement dénouer sa cravate devant la fenêtre tout en regardant le jardin envahi par la nuit. L’aboiement lugubre d’un chacal s’éleva dans le silence.
  
  Songeur, Francis se fit la réflexion que la suppression d’un homme par exposition à un rayonnement ionisant était une entreprise passablement compliquée. Il fallait non seulement détenir une substance que le commun des mortels aurait bien du mal à se procurer, mais encore la transporter à l’abri d’un blindage et l’extraire de celui-ci au moment propice, opération particulièrement dangereuse pour celui qui doit la pratiquer.
  
  Pourquoi diable les ennemis de Chancer avaient-ils recouru à une méthode aussi tortueuse ! Et cela, précisément, dans un pays où l’équipement atomique est des plus restreints...
  
  Coplan acheva de se déshabiller. Il se mit au lit pour entamer la lecture de son journal car la température baissait très vite.
  
  Dès les premières lignes de l’éditorial, on discernait un ton partisan, une volonté de polémique. La politique neutraliste du Parti du Congrès était violemment critiquée : on reprochait au Premier Ministre de ne pas adopter les mesures militaires appropriées en face des incursions chinoises et de ne pas reconquérir les territoires où campaient des troupes de Mao Tsé-toung, au sud de la ligne Mac Mahon en Assam et, au nord-ouest, dans le Ladakh. La honte pèserait sur l’Inde tant que le dernier Chinois n’aurait pas été refoulé hors du pays.
  
  Ailleurs, en quatrième page, Coplan découvrit un des articles qui avaient mis Chancer en éveil : on y accusait la France de favoriser l’expansion du communisme en Asie, notamment en livrant à la Chine un outillage susceptible de développer son industrie d’armement. En guise de représailles, l’auteur exigeait la suspension des commandes passées à la France en vertu de l’accord commercial conclu entre elle et l’Union Indienne.
  
  Francis replia le journal, éteignit la lumière et s’endormit.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, tandis qu’il admirait les mosaïques et la fontaine à parfum de la salle des concubines, dans le palais d’Amber, Coplan demanda à Morarji si, parmi les nommés Haksar, Chopra et Narang, il connaissait l’un d’eux comme habitant de Jaipur.
  
  Le guide signala que le nom de Chopra était assez répandu, qu’il y avait sûrement dans la localité des gens s’appelant ainsi, mais qu’il n’en connaissait pas qui avaient des attaches avec Chancer. Les deux autres noms ne lui rappelaient rien.
  
  Déçu, Coplan lui posa une autre question :
  
  - La venue de Mr Chancer, pour cette éclipse de lune, était-elle prévue longtemps à l’avance ou est-il arrivé à l’improviste ?
  
  Morarji lui décocha un regard en dessous.
  
  - Vous semblez accorder de l’importance à des détails minimes, remarqua-t-il, un peu intrigué. Enfin, si ça vous fait plaisir... Oui, Chancer m’en avait parlé antérieurement. Pour séjourner dans l’observatoire après les heures normales de visite, il faut une autorisation, et il m’avait chargé de l’obtenir.
  
  - A quelle époque, à peu près ?
  
  - Une quinzaine de jours avant la date où le phénomène céleste se produirait. Donc vers le 10 février.
  
  Coplan opina.
  
  Il écouta désormais sans les interrompre les commentaires historiques de l’Hindou et se comporta comme un touriste ordinaire jusqu’au retour à Jaipur.
  
  Devant regagner Delhi le jour suivant, il prit définitivement congé de Morarji, étant convenu que ce dernier acheminerait ses renseignements à l’agence d’Irwin Road comme auparavant, s’il apprenait quelque chose d’utile.
  
  Après le départ du guide, Francis dit au chauffeur qu’il n’aurait plus besoin de la voiture ce soir-là, mais qu’ils prendraient la route le lendemain à 8 heures.
  
  Il alla se promener dans les avenues grouillantes de monde et fut souvent accosté par des mendiants. Sa silhouette et sa mise d’Européen attiraient les regards. Il ne rencontra pas un seul Blanc pendant sa balade. Sachant par ailleurs qu’il était dans le fief du Parti de l’Avenir, et que la xénophobie d’une foule peut se manifester au moindre incident, il finit par éprouver un sentiment d’insécurité.
  
  Il effectua pourtant la seconde démarche qu’il s’était promis de faire. A Johri Bazar, il pénétra dans un magasin de curiosités tenu par un autre correspondant de Chancer.
  
  On y vendait des objets en cuivre ciselé, des armes anciennes, des bijoux en argent et en or. Dans la boutique flottait une vague odeur d’encens.
  
  Le commerçant, un Parsi au visage de bronze entouré d’un collier de barbe, vêtu d’un complet gris et coiffé d’un gros turban bleu pâle, salua l’Européen en joignant ses mains sur sa poitrine.
  
  - Auriez-vous une statuette semblable, mais en argent, dit Francis, son Krischna d’ivoire au creux ce la main.
  
  Kewal Katra fixa deux secondes son visiteur.
  
  - Sûrement, approuva-t-il. Voulez-vous voir par ici ?
  
  Coplan le suivit dans un salon d’exposition noyé de pénombre, tapissé de rayonnages sur lesquels étaient entassés des produits de l’artisanat local.
  
  Coplan répéta au marchand ce qu’il avait dit à Morarji au sujet de Chancer, puis il s’enquit :
  
  - L’aviez-vous vu lors de son passage, le mois dernier ?
  
  Kewal Katra fit signe que non. Préoccupé, il prononça d’une voix grave et douce :
  
  - C’est un ami très cher, mais nous ne nous rencontrons qu’à Delhi. Jamais ici... Je souhaite qu’il se rétablisse au plus vite et qu’il me donne de ses nouvelles.
  
  - Aviez-vous un message à lui communiquer ?
  
  L’Hindou marquant une hésitation, Francis lui tendit la perche.
  
  - A propos de cette jeune dame canadienne férue d’art mogol et qui fréquente... assidûment, une des grosses têtes du Parti de l’Avenir, un certain Arshad Swamy.
  
  - Ah oui, Miss Carpenter ?
  
  Baissant le ton, Kewal ajouta :
  
  - Je ne sais si elle joue un rôle, mais le vrai motif de sa présence à Jaipur est obscur, si l’on fait abstraction d’un facteur sentimental. Elle commet des erreurs singulières quand elle parle de cet art dont elle se dit passionnée... J’ai soudoyé un de ses domestiques pour qu’il prenne note de l’identité de ses visiteurs blancs. Nous verrons ce que ça donne...
  
  Francis approuva :
  
  - Parfait. Cette personne mérite de l’intérêt, à mon avis. Envoyez, comme par le passé, votre courrier à l’agence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Rentré à Delhi le lundi peu avant le déjeuner, Coplan reçut un pli qu’un porteur avait déposé à l’Hôtel Impérial moins d’une heure auparavant.
  
  C’était un mot de l’Ambassade l’avisant que le petit colis attendu était gardé à sa disposition au Bureau 14.
  
  Francis alla en prendre livraison au début de l’après-midi et il revint à l’hôtel pour examiner le détecteur, auquel une notice technique était jointe.
  
  L’appareil monté par COPHYSIC répondait parfaitement à l’usage auquel Coplan le destinait. Il était composé de deux parties : la première, ayant l’aspect d’un stylo à plume gros modèle, contenait la chambre d’ionisation et une pile. Ce stylo, placé dans la poche intérieure du veston, était relié (par un fil mince courant dans la manche) à une fausse montre qui était un amplificateur transistorisé. Ce dernier alimentait un milliampèremètre dont l’aiguille, sur un cadran gradué en heures et minutes comme pour une montre ordinaire, pouvait indiquer par sa déviation la présence et l’intensité d’un champ de radiations.
  
  L’instrument était plus perfectionné que celui décrit par Francis dans sa lettre. Il était sensible aux rayonnements X et Gamma, et en outre aux flux de neutrons lents ou rapides.
  
  Coplan ôta sa montre-bracelet et s’équipa illico de ce détecteur qui lui signalerait, le cas échéant, que sa vie était en danger.
  
  En taxi, il gagna ensuite Irwin Road.
  
  Grâce Chancer procédait à l’expédition de quittances de cotisations. Son visage s’éclaira, mais elle lança sur un ton de reproche :
  
  - Vous aviez promis de me téléphoner... Vous n’êtes qu’un vilain lâcheur.
  
  - J’ai fait la balade classique à Jaipur, expliqua-t-il, désinvolte. Le week-end s’y prêtait. Rien de spécial ne s’est produit pendant ces derniers jours ?
  
  - Non, le calme plat, dit la jeune femme avant d’humecter de sa langue la partie gommée d’une enveloppe. Vous n’aurez pas grand monde à recevoir demain après-midi : uniquement un certain Mister Narang.
  
  - Ah ? fit Coplan. A propos, je voulais précisément voir dans les fiches si trois personnes de ma connaissance sont déjà clientes de la compagnie...
  
  - Le fichier se trouve dans le tiroir supérieur de ce meuble.
  
  Grâce montrait de la tête une armoire métallique étroite posée dans un des angles du bureau.
  
  Coplan se mit à consulter les cartons rangés par ordre alphabétique, cherchant successivement Chopra, Haksar et Narang. Il en profita pour jeter aussi un coup d’œil à son poignet.
  
  La pièce ne recelait aucune trace de radioactivité.
  
  - Figurez-vous que j’ai appris par un guide de Jaipur que James s’intéressait à l’astronomie, annonça-t-il incidemment. Je regrette qu’il ne m’en ait rien dit car c’est aussi mon violon d’Ingres...
  
  - Tiens ! s’étonna Grâce. Je n’aurais pas cru que vous étiez un mordu de l’observation du ciel ! Chez mon mari, c’est par crises... Il a un télescope d’amateur, le délaisse pendant des semaines puis, subitement, il consacre plusieurs soirées aux étoiles.
  
  - Pourrai-je voir son instrument ? demanda Coplan, qui découvrait des cartons aux noms de Chopra et d’Haksar, en tant que détenteurs d’une police « Automobile ».
  
  - Très volontiers, accepta la jeune femme. Tout à l’heure, si vous êtes libre.
  
  De fait, Coplan avait un objectif précis en saisissant ce prétexte pour retourner à la villa des Chancer.
  
  - D’accord, répondit-il, toujours absorbé.
  
  Le dénommé Narang était également recensé comme possesseur d’un contrat. L’adresse des trois présumés suspects, livrée par eux-mêmes à James Chancer, était plutôt une présomption en faveur de leur innocence...
  
  Francis renfonça le tiroir, se tourna vers Grâce.
  
  - Lorsque ce Narang a demandé un rendez-vous, l’avez-vous prévenu qu’il serait reçu par un remplaçant, et non par votre mari ?
  
  - Oui, bien entendu. Il m’a répondu que cela n’avait pas d’importance.
  
  Allant se poster près de la fenêtre, Coplan regarda le spectacle de la rue. Il aperçut la Rambler, garée le long du trottoir.
  
  - Si je vous aidais à timbrer ce courrier ? proposa-t-il soudain. Cela m’occupera jusqu’à ce que vous fermiez boutique...
  
  
  
  
  
  A six heures, Grâce l’emmena à la villa. Pendant le trajet, Coplan put se rendre compte que la voiture ne diffusait aucun rayonnement « dur ». Selon toute vraisemblance, elle n’avait donc pas transporté un corps radioactif. On aurait pu en placer un dans le véhicule à l’insu de Chancer et l’en retirer par la suite...
  
  Peter et Mary accueillirent Francis avec des démonstrations d’amitié. L’absence de leur père donnait plus de prix à la visite d’un ami de sexe masculin. Coplan les amusa pendant quelques minutes tandis que Grâce parlait à la servante indienne.
  
  Quand celle-ci eut apporté des apéritifs, Francis enchaîna :
  
  - James était allé assister à une éclipse, à Jaipur, m’a dit le guide. Moi, je n’ai pas eu l’occasion de la voir. L’a-t-il observée dans de bonnes conditions ?
  
  - Ah oui, au fait... Vous désiriez voir son télescope, se souvint Grâce en tendant un verre à son invité. Eh bien, il a eu de la malchance : le ciel était magnifique, mais les photos que James avait prises au téléobjectif ont été ratées. Il n’était pas content, je vous prie de le croire !...
  
  Les sourcils de Coplan se rapprochèrent.
  
  - Voilà un accident qui n’arrive pas souvent à un amateur averti, nota-t-il. L’a-t-il attribué à un défaut de son appareil ?
  
  - Non, plutôt à la pellicule. Au développement, il a constaté que le film était voilé.
  
  Dirigeant un regard attentif sur son interlocutrice, Coplan questionna :
  
  - Quand James a-t-il procédé au développement ?
  
  - A son retour, avant le déjeuner. Il ne devait aller au bureau que l’après-midi.
  
  Enfin, Coplan tenait un indice sérieux. Il s’efforça de restreindre encore le champ des possibilités.
  
  - Le jour de son départ, avait-il emporté son appareil photographique à l’agence ?
  
  Grâce essaya de s’en rappeler.
  
  - Je ne crois pas, dit-elle, pensive. Mais je ne puis rien affirmer...
  
  Puis, curieuse, elle reprit :
  
  - Pourquoi me demandez-vous cela ? Y a-t-il une machine, au bureau, qui puisse voiler un rouleau de film ?
  
  - Peut-être pas là, mais à côté... Un radiologue n’a-t-il pas son cabinet au même étage ? opposa Coplan qui, tout en sachant fort bien que ce n’était pas le cas, tenait à justifier sa question.
  
  - Oh non, il n’y a pas de médecin dans l’immeuble, précisa la jeune femme.
  
  Une conclusion très nette se dégageait cependant de ses réponses, en dépit du flou de ses souvenirs : Chancer avait été irradié avant ou pendant le voyage à Jaipur, non après. Deux suspects pouvaient donc être rayés de la liste, d’office.
  
  La conversation bifurqua sur d’autres sujets. Puis Grâce suggéra :
  
  - Si nous montions là-haut ?
  
  Francis acquiesça.
  
  Le télescope - un instrument japonais comportant un miroir de 15 cm - était rangé près d’un escalier de pierre qui menait à la terrasse. Avec soin, Coplan le dégarnit de la housse en plastique qui le protégeait. Il l’examina, fit pivoter le tube pour apprécier sa stabilité. Pure formalité car, en réalité, il ne se souciait pas du tout de cet outil.
  
  Il exprima une admiration courtoise et suivit ensuite son hôtesse aux étages inférieurs. A présent, il était sûr que Chancer n’avait pas été contaminé à son domicile.
  
  Retenu à dîner, il quitta la villa vers dix heures du soir.
  
  Aucune silhouette ne se profila dans son sillage lors du retour à l’hôtel.
  
  
  
  
  
  Assis à la place de l’Anglais dans le bureau d’Irwin Road, Coplan ne témoigna qu’un médiocre intérêt au quidam qui se présenta comme étant Mister Narang.
  
  C’était un Hindou habillé d’un costume élimé, à la face ronde pourvue de gros sourcils noirs, ayant l’air guindé du bonhomme qui accomplit un acte important.
  
  - Vous désirez ? interrogea Francis, lointain.
  
  L’homme se frotta longuement les mains et dit en s’inclinant :
  
  - C’est pour un changement de voiture... Je viens de vendre ma vieille Austin, et j’ai acheté une Vauxhall 1954.
  
  - Combien de chevaux ?.
  
  - 12.
  
  - Un moment.
  
  Coplan alla prendre le contrat dans un classeur. Il le parcourut, revint à la table. Puis il consulta un mémento des tarifs, fit un calcul sur le bloc-notes.
  
  - La prime sera augmentée de 60 roupies, souligna-t-il en fixant l’Hindou. Cela vous convient-il ?
  
  L’intéressé marqua son approbation.
  
  - Je vais rédiger un avenant, dit Francis. Quel est votre nouveau numéro de plaque ?
  
  - 4678 De.
  
  Expéditif, Coplan glissa deux formulaires séparés par un papier carbone sous le rouleau de la machine à écrire.
  
  - Asseyez-vous, invita-t-il, plus amène.
  
  Narang abaissa précautionneusement son postérieur sur le bord du fauteuil, et Coplan se mit à taper.
  
  - Mr Chancer est-il absent pour longtemps ? s’enquit l’Oriental dans un anglais approximatif.
  
  - Je l’ignore, émit Francis sans s’interrompre.
  
  Seul le bruit de la frappe meubla le silence. Puis les feuillets furent retirés d’un coup sec de la machine. Coplan les posa devant le client :
  
  - Signez là et là...
  
  Pendant que Narang vérifiait les mentions dactylographiées dans les blancs de l’imprimé, Francis regarda négligemment le cadran de sa fausse montre.
  
  L’aiguille déviait.
  
  Faiblement, ne dénonçant qu’une radioactivité minime et n’offrant pas le moindre danger, mais elle déviait.
  
  - Merci, dit Francis. Voici votre exemplaire, à joindre à la police. Avec les frais, et en déduisant deux mois, cela fait 53 roupies.
  
  Narang sortit son portefeuille, y prit une coupure de 50 roupies et trois de une, qu'il aligna sur le bureau. Puis il plia en quatre le document qui lui revenait.
  
  - Quand aviez-vous vu Mr Chancer ? s’informa Coplan sur un ton moins administratif. Était-il déjà mal en point ?
  
  - Ben... Il ne m’a pas semblé. Cela doit remonter à trois semaines à peu près, reconnut Narang sans gêne apparente.
  
  Il n’avait ni serviette ni paquet, et aucune de ses poches n’était exagérément gonflée.
  
  Francis ne devinait pas à quoi tendait la démarche de son visiteur. La modification de son contrat d’assurance était évidemment un subterfuge destiné à cacher son but réel. Or, le type avait une attitude décontractée, paisible. Et pourtant, c’était formel, il trimbalait des poussières irradiantes.
  
  - Est-ce que vous aimez l’astronomie, comme Mr Chancer ? s’enquit l’Hindou en se disposant à partir.
  
  - Oui, dit Coplan. Pourquoi ?
  
  - Parce que, moi aussi, je m’intéresse aux astres, avoua Narang avec humilité. J’aimais bavarder de ces choses avec lui. Il est très compétent, beaucoup plus que moi.
  
  Il reboutonna son veston, eut une mimique fataliste.
  
  - J’espère que sa maladie sera sans gravité, reprit-il. Sinon, j’aurai peut-être l’occasion de vous revoir ?
  
  - Très probablement, assura Francis, impassible. Au plaisir, Mr Narang.
  
  Alors que ce dernier sortait, il lui lança :
  
  - Pardon... Votre adresse est toujours la même, je suppose ? Sans quoi je devrais la modifier sur l’avenant...
  
  - Non, elle demeure valable, certifia le petit homme.
  
  Il fit une courbette et s’esquiva.
  
  Sur le cadran, l’aiguille revint à la position zéro.
  
  Les yeux dans le vide, Coplan se gratta la joue, pensivement.
  
  
  
  
  
  Au volant d’une Volkswagen de location, Coplan atteignit vers une heure du matin la banlieue sud-est de la capitale.
  
  C’était une région rigoureusement plate, très peu habitée, où s’érigeaient de loin en loin de petites manufactures aux lignes modernes. Le ciel était pur ; un croissant de lune dispensait une faible clarté sur cette campagne sablonneuse, à la végétation desséchée.
  
  Le sieur Narang avait son domicile au 1683 Mathura Road. Du moins, telle était l’adresse indiquée sur sa police d’assurance. Cette voie était la grande route joignant Delhi à la ville d’Agra.
  
  Francis aurait eu beaucoup de mal à localiser la maison de l’Indien, sur cette étendue où des intervalles de centaines de mètres séparaient les constructions, s’il n’avait eu un repère plus commode que le numéro : la fabrique de bicyclettes Khabi and Cy. Narang travaillait comme contremaître dans cette entreprise et elle précédait de peu son habitation.
  
  Roulant à faible allure, Coplan aperçut l’usine de montage, un bâtiment allongé sur la façade duquel la raison sociale de la firme était peinte en grandes lettres.
  
  Francis ralentit, scruta l’espace à la droite de la route.
  
  Il distingua bientôt la margelle croulante, en gros moellons blancs, d’un ancien puits et, une cinquantaine de mètres plus loin, une bicoque carrée, massive, sans étage, aux murs d’argile. Comme il n’apercevait aucune autre maison, à perte de vue, il en déduisit que ce devait être la demeure de son paroissien. Elle s’élevait fort en retrait mais Coplan préféra chercher un autre endroit pour immobiliser sa voiture.
  
  Il accomplit un virage en épingle à cheveux et revint jusqu’à la manufacture, se gara sur le terre-plein. Puis il repartit à pied vers la maison en longeant le bas-côté de la route.
  
  Si Narang transportait dans ses vêtements ou à la semelle de ses chaussures des particules de matière radioactive, il ne pouvait les avoir récoltées qu’en se mouvant dans les environs d’une source génératrice ; et comme il partageait le plus clair de son temps entre son domicile et le lieu de son travail, Coplan avait décidé de porter ses premières investigations de ce côté-là.
  
  L’ennui, c’était qu’il était forcé de se balader à découvert. A part un arbre et un buisson de-ci de-là, le paysage n’offrait guère de ressources pour se dissimuler, à moins de se jeter à plat ventre.
  
  Francis consulta son détecteur alors qu’il approchait de la bâtisse. L’aiguille indiquait une valeur supérieure à la normale.
  
  Dans cette région désolée, enveloppée de silence et bleuie par le clair de lune, ce témoignage revêtait un sens inquiétant. Qui stockait en cet endroit des produits de l’industrie atomique, et à quelles fins ?
  
  Continuant d’avancer, Coplan nota que l’aiguille accusait une diminution de la radioactivité ambiante au fur et à mesure qu’il progressait vers la demeure de Narang. Cela signifiait qu’il était en train de s’éloigner du centre de l’émission des rayonnements...
  
  Intrigué, il fit demi-tour et observa presque constamment les fluctuations que traduisait son appareil.
  
  Le bruit lointain d’un moteur et l’apparition de deux points lumineux tout au bout de la route l’obligèrent à chercher un refuge. Il se baissa derrière un bouquet d’arbustes et attendit que le véhicule fût passé.
  
  Pendant cette interruption, une pensée lui traversa l’esprit : de nombreuses industries se servent couramment, à l’heure actuelle, de « traceurs » fournis par les piles nucléaires et dont les applications sont très diverses. La fabrique de vélos n’utilisait-elle pas des isotopes pour certains contrôles ?
  
  Après le passage du camion, Coplan mit le cap sur l’usine.
  
  Il eut alors une deuxième surprise : l’aiguille se stabilisa à un palier, puis elle amorça une lente descente. Conclusion : le matériau irradiant ne se trouvait pas non plus dans l’enceinte de la firme. Il devait être enterré quelque part entre le bâtiment et la maison de Narang.
  
  Par une série de va-et-vient qui durèrent une vingtaine de minutes, Francis aboutit à une certitude assez effarante : l’intensité du rayonnement atteignait son maximum à l’orifice du puits !
  
  Ce dernier, du reste, était à sec. A en juger par l’état de délabrement de la margelle, et par la façon dont elle était construite, le puits devait dater de plus d’un siècle.
  
  Coplan jeta un caillou dans ce trou béant, épia le bruit de sa chute sur le fond.
  
  Il évalua grossièrement la profondeur à une quinzaine de mètres.
  
  Alors grandit en lui la tentation d’aller voir ce qui se cachait là-dessous. Mais un examen minutieux lui prouva que, sans moyens appropriés, la descente était impraticable : la paroi intérieure, à pic, n’offrait pas de point d’appui. De plus, en faisant un tour complet de la margelle, Coplan s’avisa que les moellons, superposés sans mortier, achèveraient de s’écrouler si on s’y agrippait.
  
  Fallait-il en déduire qu’on avait jeté là des substances radioactives uniquement pour s’en défaire î
  
  Cette idée aurait peut-être satisfait Francis si Narang n’avait pas été un client de James Chancer... L’enchaînement des faits était trop rigoureux pour ne résulter que d’une suite de coïncidences.
  
  Un pied appuyé sur le rebord du muret, Coplan fouilla des yeux les ténèbres opaques de l’excavation. En apprendrait-il davantage s’il revenait en plein jour ?
  
  Une des fenêtres de la maison de l’Hindou s’éclaira subitement. Par réflexe, Coplan s’accroupit, les sens aux aguets.
  
  Réalisant ensuite qu’on aurait facilement pu l’abattre d’un coup de carabine, alors qu’il offrait une cible parfaite, il cessa de croire qu’il était à l’origine de l’allumage d’une lampe chez Narang.
  
  Du côté de la fabrique de bicyclettes, rien ne bougeait.
  
  Des tas de projets commencèrent à s’échafauder dans la tête de Francis. Tout en ne perdant pas de vue le carré de lumière qui se découpait dans la nuit, il fit glisser le stylo par l’intérieur de la manche afin de pouvoir enlever ensuite sa fausse montre-bracelet. Il logea le tout avec le fil de connexion dans un endroit moins exposé, la poche latérale de son veston.
  
  N’ayant pas d’armes, il voulait au moins pouvoir se servir de ses poings en toute liberté.
  
  A l’instant précis où il allait se diriger vers la maison de Narang, la clarté de la fenêtre s’éteignit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan ne renonça pas à son idée première. Il quitta le puits et, le buste penché, les jambes fléchies, il courut vers la bâtisse, se colla contre le mur, entreprit d’en faire le tour.
  
  Il était parvenu à l’un des angles de l’arrière lorsqu’il perçut des bruits de voix. Des hommes qui conversaient normalement, et qui sortaient de la maison.
  
  Ils s’exprimaient en hindi, de sorte que leurs paroles étaient inintelligibles.
  
  Francis resta planqué derrière la façade arrière et tâcha de dénombrer les individus qu’avait reçus Narang. Il se demanda aussi où s’était tenue la réunion, attendu que lors de son arrivée, une obscurité totale semblait régner dans la bicoque.
  
  A un moment donné, il reconnut le timbre de voix de Narang. Apparemment, ce dernier discutait avec deux autres Hindous, et tous trois s’éloignaient ensemble dans la direction du pignon opposé.
  
  Un démarreur fonctionna péniblement, comme s’il était alimenté par une batterie déchargée, puis un moteur se mit à vrombir.
  
  Coplan frémit de satisfaction.
  
  Il revint vers la façade et guetta le départ de la voiture, curieux de savoir si Narang partait avec ses invités où s’il allait rentrer dans sa maison.
  
  Le faisceau des phares projeta une tache de lumière sur le sol, des portières claquèrent. Le véhicule apparut. Il roula en cahotant sur le terrain inégal afin de rejoindre la route.
  
  La bagnole était une Vauxhall et son numéro d’immatriculation était celui que Narang avait énoncé lors de sa venue à l’agence.
  
  Fugitivement, Francis eut l’occasion de voir trois silhouettes à l’intérieur de la voiture. Alors, il fut contraint de choisir vite, à quitte ou double : fallait-il pister cette Vauxhall ou profiter de l’absence du locataire pour explorer sa baraque ?
  
  Un argument de poids pesa sur la décision de Coplan : la proximité du puits et du mystérieux produit qu’il renfermait.
  
  Quand l’auto de Narang se fut engagée sur la route de Delhi - elle empruntait le chemin de la capitale - Coplan gagna l’entrée de la maison. Il colla son oreille contre le panneau de bois vétuste et disjoint, n’enregistra pas le moindre signe de vie.
  
  Pour toute sécurité, il frappa du poing sur le battant et prêta l’oreille aussitôt après.
  
  Néant.
  
  Alors, Francis ébranla l’huis d’un solide coup d’épaule qui détraqua l’antique serrure. Il entra, épiant toujours la réaction d’un occupant éventuel. Un silence de tombe emplissait l’habitation. Coplan alluma sa lampe de poche tandis qu’il repoussait le battant derrière lui.
  
  La pièce dans laquelle il avait pénétré était une salle commune au sol de terre battue, dépourvue de sièges, dotée seulement d’un fourneau et d’une table basse. Des poteries d’usage courant, ainsi qu’une marmite en fonte, étaient rassemblées dans un des coins.
  
  Narang et ses hôtes n’avaient pourtant pas dû s’entretenir là, dans le noir...
  
  Coplan alla vers une ouverture en ogive donnant sur la pièce voisine, avança le buste pour jeter un regard de part et d’autre. Quatre grabats s’alignaient par terre, devant un énorme coffre aux ferrures rouillées. Ce local avait une fenêtre, celle que Francis avait vu s’éclairer.
  
  Ce logement, conforme à la tradition et reflétant le bas niveau de vie des Indiens, cadrait pourtant mal avec la personnalité de Narang, qui se vêtait à l’européenne et possédait une voiture.
  
  Coplan tourna les talons afin d’étendre son inspection aux autres parties de l’édifice. Derrière son dos, le couvercle du coffre se souleva imperceptiblement...
  
  Francis retraversa la salle commune et se livra derechef à un examen préliminaire avant de s’aventurer dans la pièce qui faisait pendant à la misérable chambre à coucher. Ici, le décor se présentait différemment : formant un coude, ce local entourait sur deux côtés à angle droit la pièce principale du logement.
  
  Promenant le pinceau lumineux de sa lampe sur les murailles, Coplan franchit le seuil de ce galetas dont il ne voyait que la moitié. Au coin, il obliqua.
  
  A deux pas de lui pendait un rideau crasseux en toile de jute qui masquait le fond du réduit. Francis écarta cette tenture et, au lieu d’un débarras, il découvrit un grand trou rectangulaire dans lequel s’enfonçaient les marches d’un escalier.
  
  Il descendit, penché, en se retenant d’une main à la paroi ; au-delà du tournant, il déboucha sur une cave non murée, simplement taillée dans l’argile. Elle contenait des pioches, des pelles, une brouette, une boîte d’outillage et... un scaphandre blanc. Plutôt, une combinaison avec cagoule, gants à large manchette et bottes de caoutchouc.
  
  Un vêtement protecteur anti-radiations, de toute évidence.
  
  Coplan s’en approcha, désireux de vérifier si cet équipement portait une marque d’origine. Pendant qu’il examinait le couvre-face, un roulement métallique retentit sur sa droite.
  
  - Haut les mains ! glapit une voix aiguë, amortie.
  
  Émergeant d’une cavité dont on n’aurait pu soupçonner l’existence, un autre scaphandre, debout et pistolet au poing, apparut à trois mètres de Francis. Ce dernier, figé, reçut en pleine figure le flux éblouissant d’une torche tenue par l’homme qui le menaçait.
  
  Un piétinement parvint de l’escalier, puis des paroles babillantes proférées dans un dialecte asiatique.
  
  Coplan se dit qu’il était fait comme un rat : un type devant, un autre derrière.
  
  Il pressentit que le second assaillant allait le matraquer, fit un brusque écart lorsque l’individu sauta de la dernière marche. Celui-ci, emporté par son élan et par le coup qu’il abattait dans le vide, fut précipité vers son acolyte en combinaison protectrice.
  
  Dans la fraction de seconde où le possesseur du pistolet ne put presser la détente, Coplan avait saisi le manche d’une pioche et avait catapulté l’outil vers l’inconnu.
  
  Le destinataire fit un mouvement de côté pour éviter le lourd projectile et leva le bras gauche devant sa figure, ce qui dévia le faisceau de sa lampe vers le plafond. La pioche l’atteignit à la taille, mais non par une des pointes. Le choc fut toutefois suffisant pour lui arracher un cri. Son collègue, désorienté, fit face à l’Européen et calcula son attaque.
  
  D’un terrible moulinet dont la rapidité fulgurante fut dissimulée par l’obscurité, Coplan fouetta l’air avec une pelle brandie à la hauteur de la tête de ses deux adversaires.
  
  Le bord de la lame passa au-dessus de la cagoule du type plié en deux par la douleur et frappa le maxillaire de l’autre à trois doigts de sa tempe. Ce coup de hache le faucha comme un épi : la mâchoire fracassée, il alla s’écrouler contre le mur d’argile.
  
  Coplan, qui avait laissé tomber sa lampe, empoigna des deux mains le manche de la pelle et abattit fougueusement le plat de l’acier sur le crâne de son second antagoniste toujours suffoqué.
  
  Le scaphandre s’effondra comme une marionnette, roula sur le sol. Coplan rejeta sa pelle dans un coin, à la volée, ramassa l’automatique, puis la torche du premier agresseur. Il fourra l’arme dans sa poche avant de regarder ses victimes de plus près.
  
  La figure sanglante, affreusement tailladée, de l’homme qu’il avait frappé présentait des caractéristiques mongoloïdes. L’individu était frêle et son teint était celui de la race jaune.
  
  Francis se pencha ensuite sur l’autre. Braquant la torche sur la vitre de la cagoule, il put apercevoir son visage. Un Chinois, lui aussi...
  
  Mais l’endroit d’où ce dernier avait surgi requit davantage l’attention de Coplan. Il marcha vers l’ouverture démasquée par un panneau coulissant : une galerie étayée, rectiligne, s’étendait bien au-delà de la portée du faisceau lumineux.
  
  Persuadé que ce boyau se prolongeait jusqu’au puits, Coplan se courba pour s’y introduire. Il parcourut une assez longue distance et atteignit une salle souterraine aménagée en atelier de mécanique. Plus loin encore, Francis dut descendre quelques marches, et ce qu’il aperçut alors le cloua sur place.
  
  Un chariot à plate-forme, monté sur des rails, supportait un engin cylindrique haut de deux mètres, planté debout sur des ailettes. Il avait la forme d’une torpille courte et ramassée, mais dont la tête n’était pas conique : elle consistait en deux sphères superposées, d’un diamètre supérieur à celui du bâti, la plus élevée étant moins grande que l’autre.
  
  Coplan ne prit pas le temps de consulter son détecteur. Il reflua promptement dans le passage et se dépêcha de s’éloigner de ce sinistre montage. Enfiévré, les tempes battantes, il refit irruption dans la cave où gisaient les deux Chinois.
  
  Le secret qu’avait frôlé Chancer, il ne fallait plus le chercher ailleurs... Mais quant à élucider comment et pourquoi l’Anglais avait reçu une dose d’irradiation mortelle, Francis était trop surexcité pour y réfléchir.
  
  Le type à la figure ouverte devait être considéré comme perdu : s’il ne claquait pas, il serait dans l'incapacité de parler pour un fameux bout de temps.
  
  Coplan, déposant la torche, entreprit d’enlever à l’autre Asiatique la cagoule qui lui couvrait la tête et le haut de la poitrine. Quand il y fut parvenu, il tâta l’occiput du blessé. Ses doigts s’engluèrent de sang.
  
  Tant pis. Francis extirpa le pistolet de sa poche, l’appliqua sur la tempe du Jaune et tira. La détonation fut beaucoup moins forte qu’il ne s’y attendait. Ce devait être une arme utilisant des cartouches spéciales ou propulsant les balles par air comprimé.
  
  Coplan rendit le même service à l’autre moribond, non par humanité ou à titre de règlement de compte, mais parce que c’était la seule solution. Si l’un de ces Chinois se mettait à geindre lorsque Narang reviendrait de Delhi, après avoir reconduit chez eux ses visiteurs, l’Hindou se tiendrait illico sur ses gardes.
  
  Francis regrimpa les escaliers, retourna dans la pièce dortoir afin d’observer la route par la fenêtre. Le grand coffre était entièrement ouvert, son couvercle levé reposant contre le mur.
  
  Voilà où s’était caché le zigoto...
  
  Tout en grillant une cigarette, Coplan remit un peu d’ordre dans ses pensées. En définitive, il s’était lancé tête baissée dans un joli traquenard. Le départ providentiel de Narang, le type planqué dans le coffre et ne répondant pas aux coups frappés à la porte, l’autre avec son costume du Ku Klux Klan apparaissant comme par miracle quand le Blanc était dans le piège, tout le démontrait.
  
  Les abords du puits devaient être surveillés jour et nuit, et la raison n’en était que trop compréhensible. Mais à quoi était destiné le bizarre engin que cette équipe avait construit sur place ?
  
  Coplan ne put s’appesantir sur ce problème car deux feux de voitures, visibles au loin, illuminèrent la vitre de la fenêtre un instant.
  
  Il écrasa son mégot sous sa semelle, croyant reconnaître le bruit de la vieille Vauxhall.
  
  C’était elle. La voiture ralentit devant la maison et vira sur la droite, tangua sur les fondrières, puis le moteur s’arrêta.
  
  Narang claqua la portière avec vigueur.
  
  En pénétrant chez lui, il cria quelques mots, sans doute à l’intention des deux Chinois chargés de capturer le curieux. Supposant qu’ils étaient au sous-sol, il actionna un commutateur et traversa la salle commune en vue de les y rejoindre.
  
  - Vous dérangez pas, Mr Narang, prononça Coplan derrière lui.
  
  L’Hindou fut secoué par une décharge nerveuse. Il pivota sur lui-même, les traits décomposés.
  
  La vue de l’Européen le fascina plus que le canon du pistolet pointé vers lui.
  
  - J’ai encore des renseignements à vous demander, reprit Francis d’une voix très normale. Cette fois, ils ne concernent plus votre police d’assurance.
  
  Il avança tranquillement vers le petit homme et, d’un hochement de la tête, il lui intima de reculer. Narang obtempéra précipitamment, jusqu’à ce que son dos cognât le mur. Ses mains humides s’appliquèrent contre l’enduit.
  
  - Qu’est-il arrivé à Mr Chancer ? s’informa Coplan. Est-ce ici qu’il a contracté sa maladie ?
  
  Le visage luisant de l’Hindou était convulsé par la peur, mais il exprimait aussi un immense étonnement.
  
  - Mr Chancer ? bégaya-t-il. II... il n’est jamais venu chez moi. Et quelle maladie a-t-il donc ?
  
  - Ne jouez pas l’imbécile. Vous devez savoir que la bombe entreposée dans le souterrain émet des rayons dangereux, non ? Alors dites-moi comment Chancer y a été exposé.
  
  - Mais je n’en sais rien ! gémit Narang, atterré. Je ne comprends vraiment pas... Il n’y a aucun rapport !
  
  
  
  
  
  De fait, il semblait abasourdi, comme s’il s’était attendu à d’autres questions que celles-là. Coplan se méfiait cependant des talents de comédien des Orientaux.
  
  - Vous avez vu Chancer au matin du 24 février, accusa-t-il sur un ton incisif. Vous l’avez convaincu, sous je ne sais quel prétexte, de faire un détour par ici lorsqu’il irait à Jaipur, en fin d’après-midi. Pourquoi ?
  
  Les lèvres violacées de l’Hindou tremblaient. Maintenant, le pistolet braqué sur lui attirait périodiquement son regard.
  
  - Ce n’est pas vrai, je n’avais aucune raison de le faire venir, prononça-t-il d’une voix chevrotante. D’ailleurs, j’ai travaillé à l’usine de 2 à 8 heures ce jour-là, c’est facile à vérifier.
  
  - Vous n’aviez pas de prime à payer, ni de contrat devant être modifié. Dans quel but êtes-vous allé à l’agence ?
  
  - A... à cause de l’éclipse, balbutia Narang. Je vous ai dit que, lui et moi, on...
  
  - Vous avez fini de vous foutre de moi ? gronda Coplan tout en l’agrippant au collet. Et cet après-midi, c’était pour quoi?
  
  Il détacha l’Hindou du mur, le propulsa vers le rideau.
  
  - Je vais vous flanquer en bas des escaliers et vous verrez ce qui reste de vos petits copains, articula-t-il sombrement. Cela vous déliera la langue...
  
  Narang essaya en vain de résister à la poigne qui le poussait vers le palier.
  
  - Non ! éructa-t-il, à demi étranglé. C’est un pur hasard... Je ne vous connaissais pas, je ne pouvais pas avoir de mauvaises intentions...
  
  Jamais Francis n’avait cru au hasard dans sa profession. Il n’allait pas déroger à ce principe, encore que la réponse de Narang l’eût vaguement troublé. Il s’abstint de jeter son prisonnier sur les marches mais les lui fit dégringoler rapidement.
  
  Le rond de lumière de la torche tomba sur les masques durcis des deux cadavres, et Narang eut un hoquet de stupeur.
  
  - Il y a de la place pour un troisième, souligna Coplan. Videz votre sac ou entamez vos prières.
  
  Éperdu, Narang s’exclama :
  
  - Mais demandez-moi des choses auxquelles je puisse répondre I Je vous ai dit la vérité !
  
  - Bon. Sur l’ordre de qui a-t-on fabriqué cette bombe volante ?
  
  L’Hindou s’humecta les lèvres, montra de la tête les corps recroquevillés.
  
  - Eux le savaient... Pas moi.
  
  - Bref, vous ne savez rien du tout, coupa Francis. Dans ce cas, votre vie n’a pour moi aucune utilité.
  
  Il leva son pistolet, visant la figure du petit homme.
  
  Ce dernier haussa ses paumes décolorées en un geste d’imploration et supplia :
  
  - Ne tirez pas ! Un instant... Laissez-moi vous expliquer !
  
  Il haletait, la gorge nouée, les yeux emplis de terreur. Coplan abaissa son arme.
  
  - J’écoute.
  
  Après avoir dégluti, Narang prononça :
  
  - Eh bien, on m’a entraîné peu à peu dans cette histoire... Au début, il ne s’agissait que de creuser un tunnel pour ménager une issue de secours, en prévision d’une descente de police. Des réunions secrètes devaient se tenir chez moi... Puis il a été question d’un dépôt d’armes, et c’est pourquoi on a créé cette salle souterraine qui a été transformée en atelier par la suite. En fin de compte, des techniciens ont apporté des pièces et ils ont monté quelque chose... Je ne sais pas quoi. Ils m’ont dit qu’on pouvait mourir si on s’en approchait sans vêtements spéciaux. Jamais je ne suis allé voir, j’avais trop peur.
  
  - Comment avez-vous été amené à céder votre maison ? Étiez-vous membre du Parti de l’Avenir ?
  
  - Moi ? sursauta Narang, indigné. Pas du tout ! J’appartiens au parti communiste !
  
  Incrédule, Coplan répéta :
  
  - Communiste ?
  
  L’Hindou opina plusieurs fois, comme si son salut dépendait du crédit que Francis accorderait à ses aveux. Or, ceux-ci désarçonnaient plutôt son interlocuteur. Ils remettaient tout en question !
  
  Chancer avait-il mené de pair deux enquêtes parallèles, poursuivant des objectifs foncièrement différents ? Il n’en avait pas dit le moindre mot.
  
  A l’appui des assertions de Narang, il y avait les corps des Chinois. Ce n’était un secret pour personne que la Chine communiste minait le mouvement suscité aux Indes par les Soviets, afin d’y constituer une cinquième colonne qui interviendrait en cas d’une guerre entre les deux pays.
  
  - Une seconde, dit Coplan. Qui vous a engrené dans la combine ! Qui vous communique des instructions auxquelles vous êtes tenu d’obéir ?
  
  Narang rétorqua, la chose lui paraissant aller de soi :
  
  - Mon chef de cellule, naturellement... Il était là tout à l’heure...
  
  - Son nom, son adresse ?
  
  - Jagat Dhariwal, au 21 Sita Ram Bazar.
  
  Rengainant machinalement son pistolet, Coplan garda sa torche braquée sur l’Hindou.
  
  Ce type ne brillait ni par le courage ni par l’intelligence. Il avait peut-être un idéal politique, une foi, mais il n’était qu’un militant subalterne qu’on avait exploité d’autant plus aisément qu’il manquait de jugeote et de caractère. Un paravent commode, trop benêt pour éveiller la suspicion de qui que ce soit.
  
  - Revenons à Chancer, émit Francis. Aviez-vous parlé de lui à Dhariwal, ou Dhariwal vous avait-il donné des consignes à son sujet ?
  
  Légèrement rassuré, Narang voulut se concilier davantage les bons sentiments de l’Européen.
  
  - Mon chef m’avait demandé quel genre d’homme c’était, reconnut-il en baissant la tête. Je devais tâcher de savoir s’il avait un passe-temps favori, s’il aimait les femmes, s’il buvait... Mais je vous fais le serment, sur mes réincarnations futures, que nous ne lui avons causé aucun tort.
  
  Il en était absolument convaincu, cela se lisait clairement sur sa figure angoissée.
  
  Cependant, Chancer avait été contaminé, intensément. Était-il resté trop longtemps près de la bombe sans se douter qu’elle était radioactive, et à l’insu de toute la bande ?
  
  - Pourquoi, dans ces conditions, a-t-on voulu empêcher Chancer de gagner l’aéroport ? maugréa Coplan d’un air vindicatif.
  
  Narang resta la bouche bée.
  
  Plus ahuri que jamais, il marmonna :
  
  - Si c’est vrai, je n’y suis pour rien... J’ignorais qu’il avait eu des difficultés...
  
  Francis lâcha un soupir d’impatience.
  
  - Remontez, ordonna-t-il, très sec.
  
  Narang passa devant lui, les bras levés.
  
  En haut des marches, Coplan le bouscula.
  
  - Sortez de la maison. Je vous emmène à Delhi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Alors que la Volkswagen accélérait, Narang hasarda :
  
  - Où allons-nous ?
  
  - Vous le verrez bien. Si vous tenez à votre peau, il faudra vous mettre à table sans restriction. En attendant, bouclez-la.
  
  L’Hindou se tint coi jusqu’à l’arrivée dans la ville, et Coplan, les traits fermés, stoppa la voiture devant une cabine publique en face du Bureau des Postes et Télégraphes de Connaught Place. Il était trois heures du matin.
  
  - Venez avec moi, commanda Francis.
  
  Il comprima Narang dans le box pendant qu’il formait le numéro privé de Kattenhorst. Celui-ci ne décrocha qu’au bout de plusieurs sonneries.
  
  Coplan lui parla en français :
  
  - Désolé de vous réveiller, mais j’ai des cadeaux pour vous. Puis-je m’amener tout de suite ?
  
  - Ach ! fit l’Allemand. Vous ne trimbalez pas un cadavre, au moins ?
  
  - Non, tranquillisez-vous. Le type que j’ai avec moi est bien vivant. J’ai d’autres surprises en réserve pour vous faire dresser les cheveux sur la tête.
  
  - Hum, renifla Kattenhorst, que sa calvitie mettait à l’abri de phénomènes de cet ordre. Rappliquez toujours, on se débrouillera. Où êtes-vous ?
  
  - A Connaught Place.
  
  - Bon, je vous attends.
  
  Coplan raccrocha et invita Narang à réintégrer la voiture.
  
  Cette conversation, dans une langue autre que l’anglais, avait aggravé les appréhensions de l’Hindou. Il parut encore plus désemparé quand Coplan lui demanda quel chemin il fallait emprunter pour gagner New Link Road.
  
  C’était une avenue récente, située à proximité de l’enclave diplomatique, dans le quartier résidentiel sud-ouest. La Volkswagen y parvint en remontant Irwin Road et passa ainsi devant l’agence de Chancer.
  
  - Qu’est-ce que ça pouvait vous fiche, que je m’occupe ou non d’astronomie ? grommela Coplan qui se remémorait leur entrevue.
  
  - Ben... rien, dit l’Hindou. C’était une façon de parler.
  
  Francis ricana :
  
  - Votre ami Dhariwal vous avait chargé d’un sondage, non ? Comme pour Chancer...
  
  Le mutisme de Narang fut interprété par Coplan comme étant une approbation.
  
  Quelques minutes plus tard, la voiture s’immobilisa devant une splendide propriété, séparée de l’avenue par un jardin où des palmiers et de gros massifs fleuris jalonnaient une grande allée circulaire.
  
  La grille était ouverte. Coplan manœuvra pour entrer dans la propriété, se disant in petto que son ex-adversaire devait avoir des appointements royaux.
  
  Devant un perron à colonnes, il fit débarquer son prisonnier tandis que s’ouvrait silencieusement la porte ouvragée de la résidence.
  
  Kattenhorst, en robe de chambre de cachemire, un foulard de soie autour du cou, accueillit en personne les deux arrivants. Il jeta un coup d’œil hostile à Narang, questionna Coplan :
  
  - D’où sort-il, celui-là ?
  
  - De la caverne d’un dragon, répliqua Francis, pressé. Où comptez-vous le tenir au frais ?
  
  - Combien de temps ? bougonna Kattenhorst en refermant sur eux la porte d’entrée.
  
  - Quelques heures seulement. Ensuite, vous pourrez le livrer à vos services.
  
  Sans commentaire, l’ex-officier guida ses hôtes vers le sous-sol, à travers des couloirs et des salons d’un luxe raffiné.
  
  Narang fut proprement écroué dans un local qui ressemblait fort à une cellule de prison.
  
  - Il faut tout prévoir, quand on a mené une existence non dénuée d’incidents fâcheux, déclara Kattenhorst d’un air entendu, tout en bouclant Narang à double tour. Je compte, hélas, quelques ennemis de par le monde...
  
  Il ramena Coplan dans un cabinet de travail logé au premier étage. Des meubles d’ébène incrustés de nacre, des tapis de haute laine et des panoplies d’armes orientales rappelaient la décoration de certaines salles du palais de Jaipur.
  
  - Alors ? s’enquit le maître de céans. Où en êtes-vous ?
  
  Francis se laissa choir, les bras écartés, dans un fauteuil étonnamment moelleux.
  
  - J’ai la sensation de battre la campagne, avoua-t-il tout de go. En fait, ce que je viens de découvrir est assez terrifiant pour reléguer mon objectif initial au deuxième plan. Vous doutiez-vous qu’une bombe atomique menaçait New Delhi ?
  
  Kattenhorst le regarda de biais.
  
  - Vous dites ?
  
  - Je dis qu’il vous appartient de sonner le branle-bas, immédiatement. Une fusée à poudre, équipée d’une tête nucléaire, est montée sur une plate-forme mobile à moins de quinze kilomètres d’ici. Il suffirait de faire rouler le chariot de manière à placer l’engin au centre de la bouche d’un puits, et de presser ensuite un bouton pour expédier la bombe à quelques centaines de mètres au-dessus de la capitale. J’ai vu l’installation et le projectile : tout est en ordre de marche.
  
  L’Allemand perdit son calme.
  
  - Voyons, Coplan, elle est folle, votre histoire ! se rebella-t-il, presque furieux. Essayez-vous de me faire marcher ?
  
  Francis extirpa de sa poche les deux éléments de son détecteur, puis le pistolet dont il s’était emparé.
  
  - A l’œil nu, on ne peut se rendre compte si une enveloppe métallique contient ou non des matières fissiles, mais ceci ne trompe pas : c’est un détecteur de rayonnement. Et regardez cette arme... Elle était en la possession d’un Chinois qui veillait sur la fusée.
  
  Kattenhorst attrapa le pistolet au vol et le contempla.
  
  - Je l’ai employé pour abattre deux types, reprit Coplan. Leur cadavre est à faible distance de l’engin. Voulez-vous que nous y retournions ensemble avant d’alerter votre département ?
  
  Le ton froidement assuré, les précisions fournies par son interlocuteur, de même que l’automatique qu’il tenait dans ses mains balayèrent subitement le scepticisme de Kattenhorst, qui lança :
  
  - Où cela se trouve-t-il?
  
  - Mathura Road, 1683. A six mètres sous terre. Le type que vous avez coffré en bas est le locataire de la baraque. Il a parlé mais ne sait pas grand-chose, sauf qu’un des responsables de cette machination est un nommé Dhariwal, habitant Delhi.
  
  Le teint de Kattenhorst devint apoplectique.
  
  - Sakrament ! jura-t-il, atteignant d’un coup le sommet de l’agitation. C’est encore une monstrueuse et criminelle entreprise des Soviets ! Il n’y a qu’eux qui puissent avoir fourni cette bombe !
  
  - Ça reste à voir, opposa Francis. Quel serait leur intérêt ? En tout cas, évitez d’abord que l’engin soit mis à feu, sans quoi nous ne saurons plus jamais rien. Et qui sait s’il n’y en a pas d’autres, ailleurs...
  
  La main de Kattenhorst s’abattit sur le combiné du téléphone. Il actionna fébrilement le disque et se mit à aboyer comme aux beaux jours de la Wehrmacht.
  
  Les instructions qu’il donna prescrivaient l’envoi d’une escouade d’inspecteurs au domicile de Narang, avec interdiction formelle de toucher à quoi que ce soit jusqu’à nouvel ordre.
  
  Kattenhorst pressa encore son correspondant de prévenir les autorités militaires, de réclamer la coopération de techniciens de la Commission de l’Énergie atomique ou du Laboratoire National de Physique afin qu’ils se rendent sur place pour étudier l’engin qui était dissimulé dans le souterrain.
  
  Comme le haut fonctionnaire indien exprimait quelques réticences et demandait d’où Kattenhorst tenait ses informations, le conseiller répliqua en disant qu’il dévoilerait la source de ses renseignements lorsque tout danger serait écarté. Il conclut que la situation était trop grave, qu’une catastrophe effroyable planait sur la ville et qu’il n’y avait pas une seconde à perdre. Il acceptait de prendre la responsabilité de toutes les mesures préconisées.
  
  A bout de souffle après sa longue diatribe, (Kattenhorst respira. Puis, observant Coplan, il prononça :
  
  - Vous préférez sans doute que je vous laisse en dehors du circuit ?
  
  - Sûrement. Vous connaissez ma modestie.
  
  L’ancien capitaine se malaxa le menton.
  
  - Je pourrais attribuer ces exécutions à l’individu que vous avez kidnappé, supputa-t-il, songeur. Il aurait eu un sursaut de patriotisme devant l’énormité de l’hécatombe qui se préparait. Auprès des juges, cela l’aiderait plutôt. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Excellente idée. Ce n’est qu’un sous-fifre, et on s’est joué de lui.
  
  Encore effaré par le caractère fantastique de l’entreprise dénoncée par Coplan, Kattenhorst voulut d’autres détails.
  
  - Comment avez-vous abouti à cette découverte inouïe, alors que ni la police ni le contre-espionnage n’ont strictement rien décelé d’inquiétant ?
  
  Francis lui relata de quelle manière il avait été amené à porter ses investigations autour de la demeure de Narang.
  
  - Le tout, évidemment, c’était de s’embarquer sur la recherche de matières radioactives, expliqua-t-il. Or, partant de là, je m’étais équipé en conséquence. Une enquête menée par les méthodes traditionnelles n’aurait probablement rien révélé
  
  Kattenhorst, méditatif, articula :
  
  - Cela, ce n’est plus du terrorisme. C’est un acte de guerre, carrément. Vous me disiez qu’il y avait un Chinois près de la fusée ?
  
  - Ils étaient deux, et ils ont failli couper court à ma curiosité. Malheureusement, ils sont morts.
  
  Un silence régna, puis Kattenhorst exprima son opinion :
  
  - Si on parvient à établir que l’affaire a été montée par Pékin, le Gouvernement va décréter la mobilisation générale... La volonté d’agression de la Chine communiste étant démontrée d’une façon aussi spectaculaire, l’Inde n’aurait d’autre ressource que de passer à l’offensive : 450 millions d’indiens contre 600 millions de Chinois, ce serait le plus grand choc de l’Histoire !
  
  Coplan estima :
  
  - Le but de ce complot est évidemment d’assurer une victoire stratégique décisive à ceux qui méditent de dominer ce pays. Une bombe atomique éclatant au-dessus de Delhi détruirait d’emblée tous les centres de coordination civils et militaires de l’Union. L’Inde serait plongée dans l’anarchie et ouverte à l’invasion dès les premières minutes du conflit.
  
  - Sans aucun doute, appuya Kattenhorst, très soucieux. Mais voilà : avant de porter à la connaissance du monde cette terrible histoire, il s’agit d’être prudent. Une fausse accusation serait très grave.
  
  Coplan se redressa sur son siège.
  
  - Souvenez-vous de notre accord... Vous avez promis de me laisser la priorité moyennant un partage ultérieur des renseignements que je récolterais. Je viens de vous livrer l’extrémité d’une filière : aidez-moi à la remonter avant que le Service de Sécurité n’intervienne.
  
  - Mais... c’est un peu tard ! Tous les mécanismes de recherche sont mis en branle...
  
  - Je possède un atout que les enquêteurs officiels n’auront qu’après un interrogatoire de Narang : son chef, ce Dhariwal. Mais si je pénètre chez cet individu cette nuit, ça va faire du grabuge dans le quartier... Il habite dans la vieille ville, où ils s’entassent à je ne sais combien dans chaque immeuble, sans compter ceux qui couchent par terre dans la rue ou sur les marches de la mosquée.
  
  Kattenhorst considéra le problème.
  
  - Oui, en effet, vous ne pouvez pas vous aventurer seul dans cette fourmilière, admit-il. Vous n’en sortiriez pas vivant, car le type aurait beau jeu d’ameuter tout le monde contre vous.
  
  Il fixa Coplan et conclut, tout en se levant :
  
  - Il n’y a pas trente-six solutions. Mes fonctions m’autorisent à requérir une opération de police quand il s’agit de capturer un individu qui met en péril la sécurité de l’État. Je prends les dispositions voulues et je vous accompagne.
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de cinq heures du matin lorsque des cars bourrés de policiers en vareuse kaki, shorts et bandes molletières, coiffés du turban à crête rouge et armés de longues matraques, prirent position aux deux bouts de Sita Ram Bazar.
  
  Les agents déblayèrent le terrain sans ménagements, chassant tous les malheureux, jeunes et vieux, hommes et femmes, qui dormaient sous des échoppes ou contre les bâtisses. Seules des vaches sacrées, squelettiques, qui somnolaient en divers endroits du bazar ne furent pas molestées.
  
  Un groupe de policiers encadraient Kattenhorst et Coplan quand ils s’engouffrèrent dans le couloir vétuste et puant du domicile de Dhariwal.
  
  Les occupants de ce vestibule furent expulsés rudement, en dépit de leurs jérémiades, et ceci n’alla pas sans provoquer quelque bruit. Ce remue-ménage devait immanquablement alerter le suspect, aussi Kattenhorst prescrivit-il à l’officier qui dirigeait la section de demander au premier locataire venu où logeait Dhariwal et de laisser deux de ses hommes en faction devant l’entrée.
  
  Sur la foi des indications reçues, les deux Européens gravirent l’escalier à la lueur de lampes torches dont les faisceaux révélaient des murailles lépreuses. A l’étage, ils se ruèrent, pistolet au poing, dans une pièce où plusieurs miséreux, entortillés dans leurs hardes, écarquillèrent des yeux apeurés.
  
  - Dhariwal ? jeta d’un ton coupant le policier aux épaulettes galonnées.
  
  Trois des Hindous se mirent à parler en même temps, avec de grands signes de dénégation.
  
  - Ils disent qu’il n’est pas là, traduisit en anglais l’officier.
  
  - Je n’en crois rien, dit Francis à Kattenhorst. Narang l’a ramené ici au début de la nuit.
  
  Comprenant, le policier indien fit savoir aux loqueteux qu’ils mentaient et qu’il coffrerait tout le monde si on ne lui dévoilait pas où se cachait Dhariwal.
  
  Un concert de lamentations s’éleva de l’auditoire. Un vieux bonhomme édenté, à la bouche rougie par le bétel, aux joues maigres piquetées de poils blancs, baragouina des phrases volubiles en agitant ses bras.
  
  - Cet Intouchable prétend que l’individu en question est parti vers 7 heures du soir et qu’il n’est pas rentré, retransmit le gradé aux deux Blancs.
  
  - On nous vend des salades pour lui donner le temps de s’échapper, grommela Francis. Poursuivons la perquisition.
  
  Le policier proféra des menaces à l’adresse de ses compatriotes et gagna l’autre issue de la chambre.
  
  La pièce suivante, plus ordonnée, n'hébergeait personne. Coplan, Kattenhorst et l’Indien s’aperçurent au premier coup d’œil que le locataire avait déguerpi : une boîte de cartouches, vidée à demi, gisait sur le sol. De plus, un tapis dont le bord supérieur était cloué au mur masquait imparfaitement une ouverture donnant accès à la maison voisine.
  
  Coplan s’engagea dans ce passage. C’était un vrai labyrinthe qui, après bien des détours et des changements de niveau, débouchait sur une autre rue.
  
  - Marron, résuma Francis. Dhariwal est déjà loin.
  
  Dépité, Kattenhorst maugréa :
  
  - C’était à redouter. Cette partie de l’agglomération est vieille comme le monde, plus trafiquée qu’une Casbah.
  
  De commun accord, les trois hommes refirent le chemin en sens inverse afin de fouiller, à tout hasard, la chambre qu’avait occupée le chef de cellule.
  
  Ils n’eurent pas à remuer beaucoup d’objets, l’ameublement étant des plus sommaires. Ce fut Kattenhorst qui eut la main heureuse : il exhiba soudain un billet trouvé au fond d’un vase en cuivre, et portant des mots tracés en écriture orientale. Il le tendit au policier pour en avoir la signification.
  
  Après avoir lu, l’officier déclara :
  
  - Cela veut dire : « Kwan et Lin devront regagner Tsang-Chok-La le 28. Vous quitterez Delhi, avec vos camarades, le lendemain, et vous contacterez le Guru à Kedarnath. »
  
  Coplan arborait une mimique incertaine, Kattenhorst lui précisa quelques termes :
  
  - Tsang-Chok-La est une localité du Tibet, actuellement contrôlée par les Chinois. Un Guru, c’est un maître spirituel, souvent brahmane. Et Kedarnath est une bourgade indienne à proximité de la frontière du Tibet. En clair, selon moi, tout le monde doit décamper parce que la bombe est appelée à sauter après le 29 mars...
  
  Le front barré de rides, Coplan prononça :
  
  - Oui, incontestablement, c’est ce qu’il faut déduire de ce message. Mais moi, maintenant, je vous passe la main... Cuisinez encore Narang. Il a peut-être des tuyaux relatifs au transport des parties constituantes de la fusée et de sa charge.
  
  
  
  
  
  Au retour de cette descente infructueuse à Sita Ram Bazar, Kattenhorst déposa Coplan devant l’Hôtel Impérial et fonça ensuite, au volant de sa Mercedes, à Mathura Road.
  
  Le soleil se levait quand il arriva. Déjà, la masure était sévèrement gardée. Des jeeps, des camions de l’armée et des voitures particulières stationnaient en bordure de la route.
  
  L’Allemand naturalisé dut décliner son titre pour être admis à pénétrer dans la zone qu’on avait hâtivement délimitée au cordeau. Elle englobait tout le terrain compris entre la maison et le puits.
  
  Le haut fonctionnaire auquel Kattenhorst avait téléphoné était présent. Il avait tenu à vérifier lui-même si le conseiller technique n’avait pas grossi les faits ; mais, à présent, il offrait l’image de la consternation. D’une part, il était horrifié à l’idée du cataclysme qui aurait pu se déchaîner et, d’autre part, il envisageait les sanctions qu’il allait subir pour n’avoir pas découvert plus tôt un complot de cette envergure.
  
  Ce directeur du contre-espionnage s’appelait Sri Mahtab.
  
  - Cela dépasse tout ce qu’on peut imaginer, articula-t-il d’une voix blanche en agrippant fébrilement le bras de Kattenhorst. Où avez-vous glané les premiers indices qui vous ont mis sur la trace de ces préparatifs d’attaque ?
  
  - N’est-ce pas mon rôle que de maintenir des contacts avec l’étranger ? opposa son interlocuteur. Ne perdez pas de vue que j’ai une grande expérience des tactiques d’infiltration des communistes et des méthodes à utiliser pour les combattre. Un de mes agents personnels, un double, m'a prévenu que des techniciens chinois de l’industrie atomique avaient été envoyés clandestinement aux Indes... La suite, je vous la raconterai un autre jour. Puis-je voir le missile ?
  
  - Je vous en prie...
  
  Ils empruntèrent le chemin du souterrain. Avisant les deux cadavres dépouillés de leurs vêtements, et auprès desquels s’affairaient des inspecteurs en civil, Kattenhorst demanda :
  
  - Avaient-ils des papiers ?
  
  - L’un d’eux, oui : un passeport au nom de Kwan-Pei-Sung, émis par la République de Formose. Quant au visa, il est censé avoir été délivré par notre ambassade à Taipeh.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Kattenhorst rapporta ce détail à Coplan lors de l’entrevue qu’ils eurent le même soir au Grill-Room de l’Hôtel Impérial et il lui communiqua d’autres nouvelles sur le développement pris par l’affaire.
  
  Le Premier Ministre avait lancé un appel aux Nations Unies. Il déposait une plainte sur le bureau du Conseil de Sécurité, demandait l’envoi d’experts américains, anglais, russes et français pour étudier la bombe et déterminer sa puissance. Simultanément, il envoyait des unités motorisées aux frontières et sommait Pékin de retirer ses troupes au nord de la ligne Mac Mahon.
  
  A la fin du repas, Kattenhorst déclara tout en allumant un superbe cigare :
  
  - Vous savez, ma position est devenue formidable à la suite de cela... Je peux demander ce que je veux, on est prêt à me l’accorder les yeux fermés. Je suis en passe de devenir un héros national... Si vous désirez changer de situation, avoir un poste princier, un petit palais, des concubines, je n’ai qu’un mot à dire. Et je serais heureux de vous avoir avec moi...
  
  Coplan posa sur lui un regard minéral, lourd comme du béton, et dit :
  
  - Pour les concubines, d’accord. Le reste, palais compris, vous pouvez vous le... Enfin, je préfère pas. Je suis très touché mais, pour le moment, j’ai d’autres casse-tête. Tenez-moi au courant, tout bonnement, des arrestations qui pourraient être opérées dans un proche avenir.
  
  Kattenhorst eut un geste évasif témoignant qu’il ne comprendrait jamais les détours de la mentalité française.
  
  - Si telle est votre seule aspiration, elle sera aisément satisfaite, soupira-t-il avec un léger dédain.
  
  Puis, intéressé, il reprit :
  
  - En somme, votre collègue avait touché du doigt une des charnières du réseau chinois, et c’est ce qui lui a valu d’être contaminé ?
  
  - Eh bien, franchement, je me le demande, avoua Francis. Je me suis creusé les méninges là-dessus toute la journée... Primo, il a été littéralement stupéfié quand je lui ai révélé l’origine de son mal. Secundo, s’il avait été embrayé sur les manigances d’une organisation communiste téléguidée par Pékin, il n’aurait pas manqué de le signaler, soit dans son rapport, soit lors de l’entretien que nous avons eu avant son départ pour l'Europe. En ce qui le concerne, le mystère reste entier...
  
  - A propos, intercala Kattenhorst, le Jaipur Times crache feu et flammes, comme on pouvait s’y attendre. Vous pensez si ce complot apporte de l’eau à son moulin...
  
  - ... du pétrole, renchérit Coplan. Une véritable aubaine, pour sa propagande. Son nombre d’adhérents va monter en flèche, c’est certain.
  
  Les deux hommes s’absorbèrent un instant dans leurs réflexions personnelles.
  
  La bonne chère, l’ambiance feutrée, l’éclairage intime dispensé par les candélabres posés sur les tables, la musique douce jouée par une formation de jazz inclinaient l’Allemand à l’optimisme, mais tapaient plutôt sur les nerfs de Coplan.
  
  - Je vais monter, décida-t-il subitement. Cette bombe me pèse sur l’estomac. Bonsoir...
  
  Kattenhorst, surpris par cette brusque rupture, devina les raisons qui poussaient Francis à se retirer.
  
  Coplan sortit du Grill-Room et gagna l’ascenseur.
  
  Dans le calme de son appartement, il passa en revue les possibilités qui lui restaient pour élucider l’énigme du cas Chancer. En définitive, y avait-il eu crime délibéré ou accident ?
  
  Le rayonnement gamma émis par la quantité d’uranium ou de plutonium enfermée dans une bombe atomique est faible aussi longtemps que la réaction en chaîne ne s’amorce pas. Pour en recevoir une dose susceptible de provoquer des lésions dans l’organisme, il faudrait une exposition prolongée durant des heures, et à très courte distance. C’est pourquoi une arme nucléaire transportée par un bombardier n’est pas logée dans un blindage de plomb... L’équipage de l’appareil, estime-t-on, ne court pas le risque d’être irradié.
  
  Donc, étant donné l’emploi du temps de Chancer les 24 et 25 février, il était matériellement impossible qu’il eût été contaminé à ce point par l’engin enfoui près du puits. Narang n’avait pas menti.
  
  Donc, Chancer avait été frappé ailleurs, et par le rayonnement d’une source beaucoup plus fortement radioactive.
  
  Il y avait un individu qui, peut-être, savait à quoi s’en tenir à ce propos.
  
  Coplan se promit de lui glisser une peau de banane sous les pieds dès le lendemain.
  
  
  
  
  
  - Vous avez lu les journaux ? dit Grâce Chancer à Francis lorsqu’il entra dans le bureau de l’agence d’assurances. Dire que nous aurions pu être volatilisés sans le moindre avertissement... J’en ai froid dans le dos.
  
  - C’est assez gratiné, en effet, reconnut Coplan sans avoir l’air de prendre la chose trop au tragique. Notez que cela pend au nez des habitants de toutes les capitales, à l’heure actuelle. La stratégie moderne table beaucoup sur des farces et attrapes de ce genre...
  
  Grâce leva vers lui un visage offusqué.
  
  - Vous plaisantez, je suppose ?
  
  - Pas le moins du monde. Il est plus économique de supprimer une ville en plaçant une bombe à pied d’œuvre que de l’expédier par un engin volant, imprécis, horriblement coûteux et dont la trajectoire dénonce l’agresseur. Cela évite aussi les représailles instantanées.
  
  La jeune femme secoua ses épaules.
  
  - C’est terrifiant, jugea-t-elle, accablée par l’ingéniosité démoniaque des hommes. Pauvre Inde... N’a-t-elle pas assez de ses misères, qu’on veuille encore aggraver sa détresse ?
  
  - Me permettez-vous de taper une lettre à la machine ? demanda négligemment Francis, en commerçant soucieux, avant tout, de la bonne marche des affaires.
  
  - Faites donc, accepta Grâce, qui décachetait le courrier.
  
  Il prit une feuille à en-tête de la firme, dans un des tiroirs du bureau. Avant de s’installer devant la machine à écrire, il jeta un coup d’œil sur les lettres que manipulait l’épouse de Chancer.
  
  Quand un des informateurs de l’agent d’assurances lui envoyait des renseignements, il écrivait ceux-ci à l’encre sympathique entre les lignes d’une correspondance banale, sur un papier dont l’angle supérieur gauche portait la trace d’un pli.
  
  Aucune des lettres n’avait cette marque distinctive.
  
  Coplan tapa son texte, adressé à Mr Khyali Karan, 48 Chandni Chowk, Delhi. J’ai le plaisir de vous informer qu’après un bref voyage en Europe, j’ai repris normalement mes occupations. Comme vous aviez exprimé le désir de connaître la date de mon retour à Delhi, lors d’une communication téléphonique reçue par ma femme, je m’empresse de vous aviser que je pourrais vous recevoir samedi à 5 heures. Veuillez croire en mes sentiments tout dévoués.
  
  - J’ai eu enfin des nouvelles un peu plus explicites de James, annonça Grâce comme il finissait la frappe. C’est à Paris que se tient le congrès annuel de l’assurance automobile. James me dit que sa santé s’améliore... Mais il ne cite pas de date pour son retour.
  
  Coplan évoqua mentalement le patient, subissant des transfusions sanguines répétées, ne se défendant contre les infections que grâce à des quantités massives d’antibiotiques, ayant peut-être enduré une greffe de moelle osseuse.
  
  - Cette diversion ne lui fera pas de mal, répondit-il en insérant une enveloppe sous le rouleau. Il était un peu fatigué de l’Orient, j’ai l’impression.
  
  - Il y avait plus de cinq ans qu’il n’était pas allé en Angleterre, confia Grâce. C’est long, bien sûr.
  
  Coplan contrefit habilement la signature de Chancer au bas de la lettre, glissa celle-ci dans l’enveloppe.
  
  - Venez-vous au bureau le samedi, d’habitude ? s’enquit-il après avoir humecté le bord gommé.
  
  - Oh non ! Nous profitons du week-end...
  
  - Me permettez-vous de travailler ici ce jour-là ? C’est tout de même plus commode que dans une chambre d’hôtel.
  
  - Mais naturellement, voyons... Cette succursale est un peu la vôtre, après tout.
  
  Ils bavardèrent encore de choses et d’autres, puis Coplan s’en alla poster sa missive.
  
  Un petit écriteau apposé au-dessus des boîtes aux lettres, à la Poste, stipulait que les correspondances déposées avant quatorze heures, pour un destinataire habitant la ville, étaient délivrées à la première distribution du lendemain.
  
  
  
  
  
  Chandni Chowk a la réputation d’être la plus ancienne artère urbaine existant dans le monde. C’est une large rue allant du Fort Rouge, la résidence fabuleuse des empereurs mogols, à une grande mosquée construite jadis sur l’ordre de la Begum Fahtepuri.
  
  Centre d’orfèvrerie, de sculpture de l’ivoire et de joaillerie, cette voie très populeuse est devenue une sorte de marché aux puces où s’alignent de part et d’autre, devant les maisons, des échoppes de toile remplies d’objets hétéroclites.
  
  Des vaches se promènent en liberté et chacun s’écarte avec respect pour leur livrer passage. Les échantillons humains les plus typiques de l’Hindoustan se croisent sur ce marché perpétuel, et leur odeur corporelle tenace se mêle à d’autres senteurs plus agressives encore.
  
  Khyali Karan, qui possédait un atelier d’incrustation de paillettes d’or sur des tissus de soie (ce travail artistique était réalisé par de très vieux artisans gagnant un salaire de famine) se tenait dans un arrière-bâtiment quand le facteur lui apporta la lettre.
  
  Le chef local de l’équipe d’agitateurs du Parti de l’Avenir était un homme d’une trentaine d’années, bien en chair, à la bouche lippue surmontée d’une épaisse moustache noire. Ses lourdes paupières laissèrent filtrer un éclair de stupéfaction pendant qu’il lisait le mot rédigé par Coplan.
  
  Ce message, proprement inexplicable, bouleversait toutes les données admises. Car Chancer, s’il n’était pas mort, devait être à deux doigts de sa fin. Mathématiquement.
  
  Après un moment de désarroi, Khyali Karan se demanda quelle conduite il devait adopter : ne pas bouger, en référer à Jaipur ou corriger l’erreur commise ?
  
  L’idée l’effleura que cette lettre recelait un piège. Mais que pouvait Chancer contre lui ? Comment aurait-il pu se douter que Khyali Karan, l’honorable négociant de Chandni Chowk, avait des accointances quelconques avec ses adversaires ?
  
  En fin de compte, irrité par le problème que posait cette missive, l’Hindou résolut de feindre la bonne foi et de se rendre à l’agence tout en s’entourant de quelques précautions.
  
  Ayant assuré ses arrières, il pénétra dans l’immeuble d’Irwin Road le samedi après-midi, à l’heure fixée, et monta au deuxième étage.
  
  Il éprouva une vague appréhension au moment de pousser la porte du bureau, entra cependant, l’air dégagé, parvint à garder un masque inexpressif lorsqu’il vit, à la place de Chancer, l’homme décrit par ses séides qui avaient antérieurement surveillé l’Anglais.
  
  Coplan dédia un regard interrogateur à Karan. Ce dernier prononça :
  
  - Je suis attendu par Mr Chancer. Mon nom est Karan.
  
  - Ah oui, en effet, parut se rappeler Francis. Veuillez vous asseoir, je vous prie... Mr Chancer ne va pas tarder.
  
  Ce disant, il quitta son fauteuil, vint familièrement s’appuyer contre l’angle du bureau le plus proche du siège qu’il avait désigné au visiteur.
  
  Se tenant les coudes, il considéra l’Hindou et reprit sur un ton paisible :
  
  - C’est vous qui aviez téléphoné à son épouse le soir de son départ en Europe, n’est-ce pas ?
  
  Khyali Karan fit un signe d’assentiment.
  
  Cette entrevue ne lui disait rien qui vaille et il se demanda si Chancer allait réellement apparaître.
  
  - Avez-vous l’initention de souscrire un contrat à notre compagnie ? questionna Coplan. Jusqu’ici, vous n’étiez pas client, que je sache...
  
  Le commerçant s’éclaircit la voix.
  
  - Je voudrais tout d’abord connaître vos conditions, avant de changer, car j’ai une police qui vient à expiration dans deux mois.
  
  - Donc, vous n’aviez pas encore eu l’occasion de rencontrer Mr Chancer, à ce qu’il me semble. Une raison particulière vous empêchait-elle de traiter avec son épouse ?
  
  Karan eut une moue évasive. Il répondit :
  
  - Nous, Indiens, nous avons l’habitude de régler nos affaires entre hommes.
  
  - C’est une coutume très respectable, approuva Francis. Mais, pour ne pas vous faire attendre, je puis vous remettre un formulaire énumérant les clauses de nos contrats et les tarifs, afin que vous les étudiiez à l’aise, chez vous...
  
  Il se dirigea vers l’armoire métallique tandis que l’Hindou objectait :
  
  - Je préférerais avoir une conversation avec Mr Chancer, de toute façon. Êtes-vous certain qu’il va venir ?
  
  Passant derrière lui, Coplan tourna prestement le bouton du Yale et déclara :
  
  - Ceci est une question subsidiaire, Mr Karan. Pourquoi étiez-vous opposé à ce qu’il sorte de l’Inde ?
  
  L’Hindou se leva subitement, les traits durcis.
  
  - Écartez-vous, gronda-t-il. Vos manières me déplaisent, et je n’ai que faire de vos insanités.
  
  Adossé à la porte, Coplan répliqua d’une voix sèche :
  
  - Rasseyez-vous. Et parlez.
  
  Les prunelles noires de Karan se dardèrent sur celles, claires et glaçantes, de son antagoniste. Sa physionomie se vida de toute expression alors que ses muscles se décontractaient.
  
  Coplan sut interpréter ce changement d’attitude, non comme un renoncement, mais comme le signal d’une attaque imminente et mortelle. Il s’y prépara mentalement sans laisser transparaître qu’il prévoyait un assaut.
  
  Karan se projeta en l’air d’une détente des jarrets. Son torse pivota d’un quart de tour pendant qu’il expédiait son talon, avec une violence sauvage, vers le sternum de Francis. Celui-ci frappa latéralement, du tranchant de la main gauche, le tibia de l’agresseur, déviant ainsi le coup, et riposta simultanément d’un atémi dans l’aine en abattant sa main droite, dure comme une hache de silex.
  
  L’Hindou retomba à quatre pattes en braillant de douleur. Coplan lui envoya le bord de sa semelle au niveau de la sixième côte, non pour le tuer, mais avec assez d’énergie pour provoquer une intense accélération cardiaque.
  
  Privé de tout contrôle nerveux par les trois marrons vicieux qu’il avait encaissés, Karan s’écroula de côté, haletant, souffrant le martyre, moralement anéanti d’être tombé sur un Blanc qui possédait mieux que lui les redoutables et fulgurantes tactiques du Karaté.
  
  - Si vous m’obligez à me défendre, je ne vous ménagerai plus, dit Coplan, dangereusement calme. Vous ne sortirez d’ici sans fractures que si vous répondez très franchement à mes questions. Compris ?
  
  Le chef du groupe d’action de New Delhi s’efforça de ralentir les battements de son cœur et de vaincre la sensation d’étouffement causée par les coups qu’il avait reçus.
  
  - Je connais le rôle que vous a octroyé le Parti de l’Avenir, poursuivit Coplan. Vos hommes ont tenté de nous intercepter, Chancer et moi, sur le chemin de l’aéroport. Leur manœuvre ayant échoué, vous avez essayé le soir même de savoir si mon camarade avait pris l’avion pour une autre ville de l’Inde ou pour l’étranger. Quelles instructions aviez-vous reçues à son sujet, et de la part de qui ?
  
  Assis par terre, Karan se comprimait l’aine à deux mains. Ses gardes du corps, dispersés dans l’avenue, ne devaient venir à la rescousse que s’il ne se manifestait pas au bout d’une demi-heure. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était entré...
  
  - Ce que vous dites n’a pour moi aucun sens, bougonna-t-il. Qu’est-ce que c’est que ce bureau ? Un coupe-gorge ?
  
  Coplan articula :
  
  - C’en est un pour vous, Karan. Ne perdons pas de temps.
  
  Il écrasa du talon le haut du pied de son adversaire, qui lâcha un grognement furieux et fouetta l’air d’un atémi visant la rotule de Coplan. Francis pivota sur place dans le même sens et la pointe de sa chaussure revint frapper le maxillaire de Karan juste sous l’oreille. L’Hindou, durement commotionné, s’affala de travers, sa figure venant heurter son bras détendu. Coplan lui saisit le poignet, puis le coude, et lui déboîta net l’épaule.
  
  Les traits de Karan se convulsèrent et des gouttes de sueur perlèrent sur sa face hagarde.
  
  - Allons, dit Coplan d’une voix encourageante. J’ai vu des types capables d’endurer trois luxations sans tomber dans les pommes. Qu’est-ce qu’on choisit pour suivre ? Une vertèbre et un genou ?
  
  Sa victime tapa frénétiquement le sol de sa main valide.
  
  - Remettez l’articulation en place, supplia l’Indien dont l’épaule était affreusement déformée. Je... je vais perdre connaissance.
  
  - Je vous réveillerai à coups de pied, soyez sans crainte. Qui vous avait chargé de cette mission ? Méfiez-vous, j’ai un tableau synoptique des cadres dirigeants du Parti, ne me citez pas quelqu’un qui n’y figure pas...
  
  - Arshad Swamy, bégaya Karan. C’est lui... Maintenant, secourez-moi.
  
  Il se tordait de mal et immobilisait de l’autre main son bras qui commençait à enfler. Coplan ne bougea pas. Le nom avancé par Khyali Karan était celui de l’amant de Miss Carpenter, la Canadienne.
  
  - Quelles étaient les consignes, à propos de Chancer ?
  
  - Observer ses déplacements, ne pas l’autoriser à quitter le territoire de l’Union s’il s’avisait de partir, mais sans attenter à sa personne.
  
  - Il s’agissait donc de l’empêcher de se faire soigner à l’étranger. Pourquoi voulait-on qu’il meure à petit feu ?
  
  - Je... n’en ai... pas la moindre idée, geignit Karan, le teint blême.
  
  - Où l’avait-on contaminé ?
  
  - Ce n’est pas moi, ni mon équipe... On ne me l’a pas dit.
  
  - Bien ennuyeux, cela, déplora Francis en étudiant le corps de son adversaire avec une attention de mauvais augure. Au fond, si je me bornais à vous retourner les doigts de la même patte, ça limiterait les dégâts, non ?
  
  Il enserra brutalement le poignet tuméfié de Karan, souleva son index jusqu’à la limite de rupture.
  
  - Non ! se révolta l’Hindou, dont les pupilles chaviraient. Cette torture est inutile ! Vous n’arriverez pas à m’arracher ce que j’ignore...
  
  Il était visiblement trop à bout de forces pour mentir. Après ses autres aveux, il n’aurait pas risqué des sévices plus cruels encore s’il avait pu fournir des précisions sur ce point de détail. Mais Coplan continua de peser, repoussant implacablement le doigt vers le dos de la main.
  
  - Et la mise à sac du Centre culturel français, vous n’y êtes pour rien non plus, évidemment ? insista-t-il sarcastique.
  
  - Oui... Ça, je le reconnais, grimaça Karan. L’ordre m’en a été transmis par Swamy également.
  
  Francis le relâcha soudain, un rapprochement de pensées s’opérant dans son esprit. Après sa dernière entrevue avec Kattenhorst, il n’avait pas tiré les ultimes déductions du raisonnement, pourtant clair et solide, qu’il avait échafaudé.
  
  Sans crier gare, Coplan foudroya Karan d’un direct entre les deux yeux. Cette anesthésie aussi rapide qu’efficace lui permit alors de réduire le déboîtement de l’articulation de l’Hindou. Mais comme cette opération assez vigoureuse tirait l’intéressé de son engourdissement, Francis l’assomma derechef en assenant sur son occiput un coup de poing en marteau.
  
  Abandonnant Karan sur le tapis, Coplan alla décrocher le téléphone, forma le numéro privé de l’Allemand.
  
  - J’ai ici un gars qui pourrait vous en dégoiser long comme le bras sur les activités clandestines du Parti de l’Avenir, annonça-t-il à son correspondant. Il est, entre autres, responsable de la manifestation lancée contre le Centre culturel. Voulez-vous en prendre livraison ?
  
  - Où ? s’enquit l’ex-officier, résolu à ne plus s’étonner de rien quand Coplan se mettait en contact avec lui.
  
  - Au 123 Irwin Road, second étage, dans le bureau de la Motorcar Insurance Company.
  
  - J’affrète une voiture du Service et j’arrive.
  
  - Grouillez-vous, car je laisserai la porte non fermée à clé. Je dois filer tout de suite...
  
  - Comment ? Vous ne m’attendez pas ?
  
  - Mille regrets, Kattenhorst. Je crains d’avoir de la visite si la présence de ce type se prolonge trop. Il n’est pas né de la dernière pluie et doit avoir prévu que je lui tendais un piège. Mieux vaut que je vide les lieux.
  
  - Mais si ses complices l’enlèvent entre-temps ? protesta le conseiller.
  
  - Ils ne le trimbaleront pas, évanoui, dans la cage d’escalier puis dans la rue. Et pour le faire revenir à lui, ça ne sera pas commode : il est bien sonné.
  
  - Enfin, qui est-ce ? Un Européen ou un Asiatique ? grommela Kattenhorst.
  
  - Un Hindou, jeta Francis avant de raccrocher.
  
  Il lança un coup d’œil à Karan, gagna la porte en trois pas silencieux, fit coulisser le verrou. Il entrebâilla l’huis et promena son regard sur le palier. Personne.
  
  Coplan perçut cependant le frottement de pieds nus qui gravissaient les marches de l’escalier. Il sortit d’un élan et referma derrière lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Se penchant par-dessus la rampe, il vit monter trois Hindous mal attifés, à l’allure féline. A la couleur de ses oripeaux, il identifia l’un d’eux : cet individu avait participé à l’escarmouche de la route de l’aéroport.
  
  Coplan recula aussitôt. Il dévala l’escalier, vira entre les deux étages, aperçut le groupe en contrebas. Trois faces au teint sombre se tournèrent vers lui et, d’un même geste mécanique, les protecteurs de Karan dégainèrent un poignard recourbé.
  
  Les lames n’étaient pas entièrement sorties de leur étui que Francis, sautant du haut des marches les pieds en avant, défonçait la poitrine de deux de ses agresseurs et projetait ses doigts écartés vers les yeux du troisième Asiatique qui se tenait entre les deux autres, un degré plus bas.
  
  L’assaillant et ses trois adversaires tombèrent en une masse compacte sur le dallage du palier, avec un bruit sourd qui ébranla le béton de l’édifice désert.
  
  A l’instant de sa chute, Coplan rentra la tête dans les épaules ; la cognant contre la figure de l’Hindou effondré sous lui, il prit appui sur elle pour exécuter un roulé, se reçut sur ses omoplates arrondies et se retrouva, assis, tournant le dos aux corps inertes des miséreux. Il plaqua une main par terre et, d’une volte, se remit debout, prêt à démolir celui qui ferait mine de se relever.
  
  Le spectacle offert par ses ennemis apaisa sur-le-champ l’ardeur combative de Francis. Le plus proche avait le nez cassé, une orbite blessée. Le visage des autres était intact, mais leurs yeux vitreux attestaient qu’ils s’étaient meurtri le crâne en tombant à la renverse sous le coup de bélier qui leur avait brisé le sternum. Les poignards échappés de leurs mains gisaient près de leurs guenilles retroussées.
  
  Allègre, Coplan espéra que la voiture dépêchée par Kattenhorst serait assez spacieuse pour contenir toute la bande. L’Allemand comprendrait...
  
  Coplan rectifia promptement sa tenue, rajusta son nœud de cravate en poursuivant sa descente. Il déboucha dans l’avenue et marcha vers sa Volkswagen, le regard toujours en alerte, croisant des promeneurs indifférents.
  
  Il atteignit son véhicule, démarra.
  
  Dix minutes plus tard, à l’impérial, il entassa quelques objets personnels dans une valise. En repassant devant la réception, il informa le concierge qu’il s’absentait pour quelques jours mais qu’il conservait son appartement, et il régla les dépenses faites jusqu’à cette date.
  
  Enfin, il fit un saut chez Grace Chancer, en vue de lui remettre la clé du bureau, avant de prendre la route de Jaipur.
  
  
  
  
  
  De la ville d’Alwar, où il dîna vers neuf heures du soir, Coplan donna un coup de téléphone à Kewal Katra, le marchand de souvenirs établi à Johri Bazar, afin de le prévenir de son arrivée tardive.
  
  De fait, volontairement, il n’accomplit la dernière partie du trajet qu’à une allure très réduite, et il ne se présenta chez le commerçant parsi que peu après minuit, alors que les artères de Jaipur étaient désertes.
  
  Kewal Katra, digne et serein, l’accueillit avec son habituelle courtoisie et s’abstint de questionner son hôte sur le motif d’une visite plutôt inattendue.
  
  Il introduisit Coplan dans un petit salon chichement éclairé, meublé à l’orientale, avec des sièges et une table en ébène incrustés de nacre. Une théière fumante et deux tasses minuscules étaient disposées sur un plateau en cuivre.
  
  Le bon usage voulant que le véritable sujet de l’entrevue ne fût pas immédiatement abordé, Coplan évoqua l’affaire de la bombe et demanda comment la nouvelle avait agi sur l’opinion publique à Jaipur.
  
  - Le petit peuple ne s’en soucie guère, affirma Katra. Il ne se représente pas très bien ce que peut signifier la découverte de cette abominable fusée. En outre, cela s’est passé dans un autre État... Mais l’émotion est grande dans les milieux plus évolués. On s’interroge sérieusement sur l’opportunité d’une guerre avec la Chine : celle-ci est isolée alors que l’Inde reçoit de toutes parts des messages de sympathie et des promesses d’aide militaire, tant de l’Est que de l’Ouest. Politiquement, le moment nous serait favorable.
  
  - Sans nul doute, acquiesça Francis. Néanmoins, une telle aventure provoquerait des dizaines de millions de morts. Par la suite, elle pourrait dégénérer en un conflit mondial qui...
  
  Il se tut, resta songeur puis, modifiant la phrase qu’il allait achever, il enchaîna :
  
  - ... qui aggraverait encore le sort de l’Asie.
  
  Kewal Katra opina de la tête.
  
  - Je pense, comme vous, qu’il faut tout faire pour éviter un affrontement, déclara-t-il en servant le thé. Par des moyens différents des nôtres, les Chinois poursuivent des buts semblables. Seule une longue paix leur permettrait de les atteindre. Il faut calmer les esprits et, surtout, satisfaire aux besoins les plus criants des peuples que la famine accule au désespoir.
  
  Il soupira, déposa la théière et reprit :
  
  - Malheureusement, certains ne partagent pas ce point de vue... Ici même, de nombreux intellectuels attisent la haine du Jaune à la faveur de la mise à jour de cet engin à Delhi. Or, en définitive, il n’est pas prouvé que Pékin soit à l’origine de l’entreprise.
  
  - Il existe de fortes présomptions, mais pas une preuve irréfutable, reconnut Coplan. La commission de savants de l’O.N.U. en trouvera peut-être...
  
  Il but une gorgée brûlante, fit ensuite dévier la conversation.
  
  - Entretenez-vous des relations avec Morarji, le guide ?
  
  - Oui, bien sûr. Il amène des touristes à mon magasin et touche un petit pourcentage sur leurs achats.
  
  - Savez-vous, et sait-il, que vous êtes tous deux des correspondants de Chancer ?
  
  Le marchand haussa les sourcils.
  
  - Là, vous me surprenez, avoua-t-il. Morarji, de connivence avec Chancer ? J’étais loin de m’en douter !
  
  Coplan, les mains jointes et ses coudes appuyés sur ses genoux, dévoila le motif de sa venue :
  
  - Je ne tiens pas à ce qu’on me voie dans la localité. Vous est-il possible de m’héberger pour deux ou trois jours et de me ménager un rendez-vous secret avec Morarji ? Mais ce dernier ne doit pas être informé qu’il va me rencontrer...
  
  Kewal Katra lissa quelques instants son collier de barbe. Son œil charbonneux fixa Coplan.
  
  - Vous loger clandestinement n’est pas chose facile, fit-il remarquer. J’ai de la famille, un commis, deux domestiques... Que redoutez-vous, au juste ?
  
  - Qu’un nommé Arshad Swamy soit avisé de ma présence à Jaipur. Il a la haute main sur l’organisation terroriste du Parti de l’Avenir et, s’il avait déjà quelques bonnes raisons de m’en vouloir, il va bientôt regretter de ne pas m’avoir éliminé, tout comme il avait éliminé Chancer.
  
  Katra eut un léger haut-le-corps.
  
  - Swamy ? Le membre de l’Assemblée législative ?
  
  - Et le grand ami de cette singulière Miss Carpenter, si je ne m’abuse, compléta Francis à mi-voix. Pour que vous compreniez exactement quelle est ma position, je vais vous relater ce qu’il est advenu à James Chancer.
  
  Il parla pendant une dizaine de minutes, et ses confidences accrurent progressivement la stupeur et l’indignation de son hôte. L’épisode du jour précédent, à l’agence d’Irwin Road, acheva d’éclairer l’Hindou sur un duel dont il ignorait tout.
  
  - A vous de juger, à présent, si vous pouvez m’aider, conclut Coplan. Il s’agit à la fois d’élucider le mystère de la contamination de notre ami et de briser définitivement les menées de ce Parti trop turbulent. Je crois bon de vous signaler que mes efforts sont suivis avec sympathie par de hauts fonctionnaires de la Sécurité, à Delhi.
  
  Kewal Katra, effaré par les perspectives qu’ouvraient les révélations de son visiteur, étudia les modalités pratiques de l’assistance qu’il pouvait lui apporter.
  
  - Je suis avec vous, déclara-t-il gravement. Si vous ne craignez pas l’inconfort et quelques irrégularités dans votre ravitaillement, je vais essayer de vous cacher.
  
  
  
  
  
  Au milieu de la nuit, Coplan fut conduit par le marchand à une bâtisse située hors de l’agglomération, et dans laquelle étaient entreposés des articles tenus en réserve, trop encombrants pour être gardés dans la boutique exiguë de Johri Bazar.
  
  Une pile de tapis en guise de couche et une bassine pour la toilette constituèrent l’essentiel de son installation de fortune, bien qu’il fût entouré d’une multitude d’autres objets artistiquement décorés.
  
  Kewal Katra s’était muni de quelques vivres. Il indiqua l’existence d’un robinet d’eau potable dans le petit local affecté à la réception des marchandises amenées par des artisans de la région.
  
  - Usez de l’éclairage électrique comme bon vous semble, ajouta-t-il. Dans le voisinage, on sait que je viens le soir et que je passe souvent plusieurs heures ici. Je n’attends pas de livraisons avant mercredi. Entre-temps, vous serez tranquille. .
  
  - Parfait. Et Morarji, quand allez-vous le joindre ?
  
  - Normalement, il devrait passer demain au magasin avec un groupe d’Allemands. Je l’attirerai ici dans la soirée, soi-disant pour lui laisser choisir un cadeau. Rapace comme il l’est, aucun danger qu’il refuse.
  
  Coplan s’assit sur l’amoncellement de tapis et alluma une cigarette.
  
  - Vous avez acheté un serviteur de Miss Carpenter, n’est-ce pas ? Celui-ci vous a-t-il communiqué des noms d’Européens ou d’Américains qui viennent la voir ?
  
  - Pas encore, dit Katra.
  
  - Pourriez-vous obtenir de lui quelques renseignements sur la maison qu’elle occupe ?
  
  - Facilement. Cet homme m’est dévoué depuis de longues années.
  
  - J’aimerais avoir un plan, avec la désignation de l’usage des pièces, ainsi que des indications sur les habitudes de cette jeune femme. Entre autres, si Arshad Swamy passe la nuit chez elle, parfois, ou si elle se rend chez lui.
  
  - Les deux cas se produisent, émit Katra, un mince sourire au coin des lèvres. On en clabaude dans la cité, vous le pensez bien... Mais je ne sais si ces rencontres ont lieu à des moments précis, réguliers. Je le demanderai.
  
  - Merci.
  
  Coplan leva les yeux vers l’Hindou.
  
  - Nous avons affaire à forte partie, souligna-t-il. Les conséquences peuvent être graves pour vous, qui habitez Jaipur. Songez à votre famille, à vos biens. Vous allez vous rendre complice d’actes répréhensibles que je pourrais commettre. Êtes-vous toujours d’accord ?
  
  Une lueur amusée brilla dans les yeux du commerçant.
  
  - Je suis un ancien de la 48® Brigade d’infanterie Ghurka (Les Ghurkas, renommés pour leur vigueur et leur endurance, ont longtemps formé les troupes d’élite de l’Empire Britannique. Encore actuellement, la 48e Brigade d’infanterie Ghurka est stationnée à Hong-Kong, avant-poste de l’Angleterre en Extrême-Orient. (N. de l’A.)), dévoila-t-il. Je commandais une section de choc lors de l’attaque de Saint-Nazaire, en 43. Chancer m’épaulait sur la gauche avec ses paras. Nous en avons réchappé tous les deux. Aujourd’hui, nos œufs sont encore dans le même panier.
  
  Coplan se mordit la lèvre inférieure. Un étrange rendez-vous, pensa-t-il en réalisant que Kattenhorst était du même côté qu’eux.
  
  - O. K. ! conclut-il. J’ai bien l’impression qu’effectivement nos œufs à tous sont dans le même panier.
  
  Kewal Katra le quitta peu après.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, Francis se redressa sur son amas de tapis lorsqu’il entendit des voix à l’extérieur.
  
  Une clé cliqueta dans la serrure. Il n’eut que le temps d’écraser sa cigarette. Katra et Morarji pénétraient dans l’entrepôt. En anglais, le Parsi prononça, à l’adresse de son compatriote :
  
  - En réalité, quelqu’un désirait vous parler à l’abri de regards indiscrets. Il m’a semblé que cet endroit convenait parfaitement...
  
  Apercevant Coplan, Morarji s’arrêta, puis il continua d’avancer vers lui en affichant une expression intriguée.
  
  - Ah, je comprends ! marmonna-t-il. Vous aviez promis de revenir, en effet... Mais votre proposition ne m’emballe pas, malgré la prime de 200 roupies.
  
  - Oubliez-la dit Francis. Ce stade est dépassé. Pour combien de roupies avez-vous trahi Mr Chancer ?
  
  Les pupilles du petit guide vacillèrent. Il tenta d’esquisser un sourire incrédule.
  
  - Trahir Mr Chancer ? Moi ? fit-il en posant son index sur sa poitrine, l’air ébahi.
  
  - Pis que ça, vous avez voulu l’assassiner, répondit Coplan sans élever la voix. Qui vous a procuré le nécessaire ?
  
  Kewal avait poussé le verrou. Son visage se creusa quand il entendit l’accusation lancée par Francis et il fixa le dos étriqué de Morarji avec une sombre hostilité.
  
  Le guide restait muet, les bras ballants.
  
  - Vous êtes plus volubile, d’ordinaire, railla Francis. Souffrez-vous d’absences de mémoire ?
  
  Morarji, apparemment suffoqué, proféra :
  
  - Que pourrais-je vous dire, devant des... des calomnies aussi stupides ? Je n’ai rien à me reprocher ! Sur quoi reposent ces soupçons invraisemblables ?
  
  - Sur un ensemble de constatations fort simples, dit Francis d’un ton froid. Vous étiez le seul à savoir que Chancer allait rester immobile au même endroit pendant de longues minutes, et cela se situe précisément dans la période où il a été touché par un rayonnement radioactif puissant. Or, cet endroit, vous le connaissiez avec une très grande précision : Il était déterminé par les caractéristiques de l’éclipse !
  
  Les joues maigres du guide furent tiraillées par des contractions qu’il ne put réprimer.
  
  - C’est une invention délirante, bégaya-t-il. Je ne vois vraiment pas ce que vous m’imputez.
  
  - Non ? Eh bien, je vais stimuler votre compréhension ! Pour suivre l’évolution du phénomène en lisant les graduations de visée sur le cadran de la table de marbre, il fallait se tenir sur l’instrument de pierre orienté vers la partie du ciel où la lune se trouvait à cette époque ! D’avance, vous avez donc pu déterminer cet instrument, et calculer combien de temps Chancer stationnerait auprès de lui. Et vous aviez la faculté d’y cacher au préalable une substance émettant des radiations mortelles I
  
  Les traits de l’Indien se décomposaient à vue d’œil. Il s’obstina cependant à nier :
  
  - Vos élucubrations sont entièrement gratuites... Vous ne pourriez apporter la moindre preuve à l’appui de ce que vous avancez.
  
  La voix fêlée de Morarji manquait de sincérité. Derrière lui, Kewal Katra le regardait toujours.
  
  Coplan, les mains dans les poches, contemplait avec une dérision sinistre le petit type dont il usait lentement les nerfs.
  
  - Pourquoi diable devrais-je exhiber des preuves ? s’enquit-il placidement. Mon intention n’est pas de vous remettre à la police. Bien entendu, la Justice ne pourrait établir que vous avez commis ce crime : les traces ont disparu, officiellement il n’y a même pas de victime... De quoi vous inculperait-on ? Mais ma certitude suffit.
  
  Glacé de peur, Morarji balbutia :
  
  - Je n’ai rien fait... Vous vous trompez. Ce n’est pas à Jaipur que Mr Chancer a été...
  
  Coplan le saisit brusquement à la gorge.
  
  - Cessez de mentir, coupa-t-il. Ce ne peut être qu’à Jaipur, au contraire. Toutes les autres possibilités se sont évanouies d’elles-mêmes. Et quand Chancer est rentré chez lui après l’observation de l’éclipse, sa pellicule photographique était voilée !
  
  Il comprima les carotides de l’Indien pour lui donner un avant-goût de la strangulation qui l’attendait, puis il poursuivit, grondant :
  
  - Si on vous a chargé de cette besogne, c’est parce qu’auparavant vous aviez dénoncé Chancer au Parti de l’Avenir, hein ? Avouez !
  
  Soulevé de terre, ne touchant plus le sol que par la pointe de ses pieds, Morarji se débattit comme un diable pour éviter l’asphyxie. Il poussa un cri rauque destiné à montrer qu’il voulait parler. Francis le rejeta en arrière. D’un coup de poing dans le dos, Kewal rétablit l’équilibre du scélérat.
  
  Chancelant, Morarji se massa le cou et reprit sa respiration.
  
  - Ne me tuez pas, souffla-t-il. Je peux vous rendre des services... C’est vrai : j’ai exécuté les ordres qu’on m’a donnés, mais je ne devinais pas à quoi cela tendait. Vous venez de me le faire comprendre, maintenant seulement...
  
  Coplan mit les mains aux hanches. Le front ridé, il articula :
  
  - Sous quelle forme se présentait l’objet qu’on vous a prescrit de cacher dans la maçonnerie de l’instrument ?
  
  Le guide secoua la tête.
  
  - Ce n’était pas un objet, murmura-t-il. C’était du sel de cuisine contenu dans une valise très pesante. On m’avait chargé de le répandre sur le sol et de le mélanger à du sable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Par-dessus la tête de Morarji, Coplan et Kewal Katra échangèrent un regard méditatif. Puis, Francis scruta de nouveau la physionomie atterrée du guide.
  
  - Du sel de cuisine ? répéta-t-il, soucieux.
  
  La première idée qui lui vint à l’esprit fut que l’Indien, en manipulant du chlorure de sodium radioactivé, avait dû recevoir aussi une dose de rayonnement.
  
  - Et vous n’avez rien ressenti de spécial, il y a une huitaine de jours ? s’enquit-il avec étonnement.
  
  La bouche sèche, Morarji avala un globule d’air.
  
  - Non... Je n’ai rien remarqué, prononça-t-il, envahi par une crainte d’un autre ordre.
  
  - Quelles instructions vous avait-on données, pour l’épandage de ce sel ?
  
  - D’agir très vite pour le verser, de le mélanger au sable à l’aide d’un long bâton et de m’éloigner aussitôt après.
  
  Évidemment, en procédant de la sorte, il n’avait été exposé aux radiations que pendant quelques secondes. La valise renfermant le sel pour le transport devait avoir eu des parois de plomb qui formaient un blindage.
  
  - Qu’est devenu ce coffre ?
  
  - Je l’ai restitué immédiatement, pendant que Chancer suivait les phases de l’éclipse.
  
  Après un temps d’arrêt, Morarji reprit spontanément, très abattu :
  
  - Sahib Swamy m’avait conduit au Jantar Mantar avec sa voiture un quart d’heure avant l’arrivée de Chancer, et il est reparti tout de suite après que j’eus vidé le sel. Tout cela était mystérieux pour moi... J’ai pensé qu’il s’agissait d’un poison dont les effluves pouvaient endormir un être humain, et qu’on allait enlever l’Anglais quand il aurait perdu conscience, mais rien ne s’est passé. Le lendemain, comme je demandais au Sahib Swamy ce que cela signifiait, il m’a ordonné de ne pas m’en inquiéter et de garder le silence.
  
  Coplan et Kewal se firent la même réflexion : le politicien Arshad Swamy était décidément au centre de toute l’affaire. Il l’avait organisée du début jusqu’à la fin. Mais en obéissant à quels mobiles ? Et où s’était-il procuré, lui, une substance radioactivée ?
  
  Si la responsabilité de Morarji était atténuée du fait qu’il n’avait pas sciemment attenté à la vie de Chancer, il n’en restait pas moins que son double jeu était à l’origine de la machination.
  
  - Nous sommes obligés de vous garder à vue, dit Francis d’un ton ennuyé. Kewal, voulez-vous me chercher une corde ?
  
  Morarji tourna la tête vers l’interpellé. Un coup d’une dureté effroyable l’atteignit à la tempe. Sa dernière sensation fut celle d’une chute vertigineuse dans un puits sans fond. Il s’affaissa vers Kewal, qui l’empêcha de dégringoler lourdement sur le sol. Ses genoux fléchirent alors que le marchand le retenait par son veston et il s’étendit par terre au ralenti.
  
  - Pas d’autre solution, fit Coplan tout en décochant un coup d’œil contrarié à Kewal. Mais comment nous défaire du cadavre ?
  
  Katra se redressa, la mine assombrie.
  
  - Êtes-vous sûr qu’il est mort ?
  
  - Une châtaigne pareille, sur le temporal, ça ne pardonne pas. Je peux lui déplacer deux vertèbres cervicales, s’il ne claque pas dans les prochaines secondes.
  
  L’Hindou lâcha un long soupir.
  
  - Si vous ne l’aviez pas tué, je l’étranglais, articula-t-il eu hochant la tête. Nous débarrasser de lui ne sera pas tellement compliqué. Il suffira de le dénuder et de l’abandonner quelque part à deux kilomètres d’ici. Avant l’aube, les vautours auront nettoyé son squelette.
  
  Coplan alla se rasseoir sur ses tapis. Prélevant une cigarette dans le paquet ouvert qui traînait à côté du cendrier, il retourna mentalement la question qui ne cessait de l’agacer.
  
  - On n’a pas réservé ce traitement à Chancer uniquement parce qu’il s’intéressait aux manœuvres anti-françaises de ce mouvement politique, spécula-t-il, de mauvaise humeur. Or, Morarji n’a rien pu débiter d’autre sur son compte...
  
  Kewal partagea sa perplexité.
  
  - Oui, cela paraît d’autant plus ahurissant qu’on disposait de deux moyens valables pour le neutraliser : soit en lui communiquant des renseignements faux par l’entremise du guide, soit en menaçant tour à tour chacun de ses informateurs pour le contraindre à lâcher prise.
  
  - C’est certain, approuva Francis en haussant les épaules. La liquidation physique ne s’imposait pas, et surtout pas de cette manière.
  
  Un silence épais régna.
  
  Coplan expulsa un long nuage de fumée, le regard absent.
  
  - Du chlorure de sodium... marmonna-t-il. Pourquoi ont-ils utilisé ce produit-là plutôt qu’un autre? D’abord, sans doute, parce qu’on peut l’acheter chez l’épicier du coin, et que son apparence n’éveille pas la suspicion. Mais il doit y avoir un autre motif, plus technique...
  
  - Moi, je ne connais strictement rien dans ce domaine, avoua Kewal. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’on pouvait rendre du sel radioactif...
  
  - Il suffit de l’introduire pendant un certain temps dans une pile nucléaire... Le chlore n’absorbe que peu de neutrons mais le sodium doit donner un isotope instable, si je me souviens bien.
  
  Il dévisagea soudain son interlocuteur, lâcha :
  
  - Bon Dieu... Je crois que j’y suis ! Un moment... Voyons au préalable comment se porte ce quidam.
  
  Ils se penchèrent tous deux sur le corps de Morarji. Ce dernier était dans le coma, mais un léger souffle de vie l’habitait encore.
  
  - Laissez-moi l’achever, dit Kewal.
  
  - Allez-y.
  
  L’Hindou souleva le buste du guide et le mit en position assise. Il enroula un bras autour de sa poitrine de façon à lui maintenir l’épaule droite, puis, de l’autre main, il lui saisit le menton et imprima une torsion barbare à la tête du moribond. Un craquement fut perceptible.
  
  Kewal recoucha sa victime.
  
  - J’espère qu’il se réincarnera dans un chacal, émit-il avec une satisfaction teintée de mépris. Nous le logerons tout à l’heure dans le coffre de ma voiture. Quant à ses vêtements, je les enterrerai.
  
  - Préparez-vous un alibi, conseilla Francis. Des gens vous ont sûrement vus ensemble, lors de votre venue.
  
  - Rassurez-vous, j’aurai une explication toute prête si l’on m’en demande une. Mais mon honorabilité me met à l’abri des soupçons ; outre le fait que je n’avais aucune raison valable de faire disparaître Morarji, on sait dans la ville qu’il m’amenait des clients. Je serai donc un des premiers à pâtir de sa disparition.
  
  Il s’essuya lentement les mains à son mouchoir, le glissa dans sa poche, renforça un peu son turban sur son front.
  
  - Que décidez-vous à l’égard d’Arshad Swamy ? questionna-t-il flegmatiquement.
  
  Coplan alla récupérer le mégot de sa cigarette et en tira une dernière bouffée.
  
  - J’attends les tuyaux que vous devez me fournir sur ses entrevues avec sa maîtresse. En fonction de cela, je pourrai concevoir une tactique. Mais, auparavant, vous chargeriez-vous d’expédier un télégramme urgent, avec réponse payée, à un ami parisien ?
  
  - Volontiers, accepta Kewal, déconcerté par cette requête si étrangère à la situation présente.
  
  Coplan se munit du stylo-bille accroché à la poche intérieure de son veston, puis il déchira une page de son agenda.
  
  - Je vous rédige le texte, car il est en français...
  
  En lettres capitales, Francis écrivit le nom du destinataire, Charles-Noël Martin, puis l’adresse, et enfin la teneur du message : Quelle est la période du sodium 24 ?
  
  Il traduisit et expliqua :
  
  - La période d’un élément radioactif est la durée au bout de laquelle la moitié des atomes contenus dans un échantillon de cet élément se sont désintégrés. En d’autres termes, à la fin d’une période, la radioactivité est deux fois moins forte, à la fin de la seconde, quatre fois, et ainsi de suite. Quand j’aurai ce renseignement, à propos du sodium, je pourrai en tirer des conclusions pour la suite de mon enquête.
  
  Éberlué, Kewal accepta le feuillet. Il le glissa dans son portefeuille et murmura :
  
  - Quelle conclusion seriez-vous en mesure de déduire de ce délai ?
  
  Coplan souligna sa réponse d’un geste prudent :
  
  - Peut-être me permettra-t-il d’évaluer à quelle distance de Jaipur se trouve la pile où le sel a été irradié... Imaginez que ceci désigne l’Amérique, ou la Russie ?
  
  
  
  
  
  Voué à une inaction totale, quelque peu inquiet pour Kewal Katra, qui pouvait avoir eu des difficultés en allant déposer le cadavre de Morarji près des collines environnantes, se demandant aussi quand la police entamerait ses investigations sur la disparition du guide, Coplan se morfondit vingt-quatre heures de plus.
  
  Manquant de données précises, il n’avait même pas la possibilité de se définir un programme. Sa provision de cigarettes était épuisée, ce qui contribuait encore à son énervement.
  
  Il attendit le soir avec une impatience grandissante et bondit sur ses pieds quand, enfin, il entendit s’arrêter une voiture devant l’entrepôt.
  
  Il éprouva un soulagement notable lorsqu’il distingua, au travers du carreau, la silhouette du marchand. Celui-ci extirpait un bagage de sa vieille Bentley.
  
  En entrant, Katra fit de la lumière.
  
  - Pas d’anicroches ? questionna Francis avec un rien d’anxiété.
  
  - La police n’est pas encore venue m’interroger, dit l’Hindou, confiant. J’ai eu du mal à traîner le corps loin de la route, entre des broussailles, mais je crois qu’on ne découvrira pas de sitôt les ossements...
  
  Il déposa sa valise sur le plancher avant de poursuivre :
  
  - J’ai cru bien faire en vous apportant de quoi vous déguiser. Il vous faudra sortir d’ici sous peu, je suppose, et vous aurez plus de chances de passer inaperçu si vous revêtez l’apparence d’un Sikh, dont vous avez la taille élevée.
  
  - Très bonne idée, approuva Coplan. Mais avez-vous du neuf sur les entrevues de Swamy et de Miss Carpenter ?
  
  - Oui, j’ai enfin vu le bearer (Le bearer est une sorte de majordome. C’est l’homme de confiance qui dirige les autres domestiques), Ahmad... Et j’ai reçu la réponse à votre télégramme.
  
  Kewal prit dans sa poche intérieure un imprimé qu’il tendit à l’Européen, et il ajouta, la mine dubitative :
  
  - Croyez-vous que ça puisse vous aider ? C’est pire que du chinois...
  
  Coplan lut avidement le texte. Quinze heures Stop Puissant émetteur de gammas Stop Un gramme = 10 curies = 1,8 Roentgen par heure à un mètre Stop Attention !
  
  Levant des yeux songeurs, Francis prononça
  
  - Quinze heures... Chancer avait encaissé 4 à 500 Roentgens pendant la durée de l’éclipse, si l’on en juge par les symptômes qui ont apparu au début de la troisième semaine. Donc la quantité de sel radioactivé répandue par Morarji devait être de...
  
  Il fit demi-tour et alla prendre son calepin en disant :
  
  - Vous permettez, Kewal, je vais me livrer à de petits calculs.
  
  Le Parsi acquiesça et, pendant que Coplan se mettait à griffonner des chiffres, il entreprit de déballer le contenu de la valise : un complet usagé de coupe occidentale, en coutil de couleur crème, un turban bleu que le soleil avait partiellement déteint, une chemise de soie blanche, puis des produits de grimage et une courte barbe noire, postiche, devant remonter jusqu’aux tempes. Une paire de lunettes solaires, destinées à dissimuler les yeux trop clairs du Blanc, complétait l’équipement. De plus, Kewal avait eu l’heureuse initiative de joindre une bouteille de whisky et des cigarettes aux sandwiches qu’il apportait.
  
  Il étala le tout sur une carpette de prière, dans un recoin non visible de l’entrée.
  
  Coplan se redressa, se gratta le front en relisant les résultats auxquels il avait abouti. Puis, tournant la tête vers Kewal, il s’informa :
  
  - Y a-t-il un aéroport à Jaipur, ou doit-on obligatoirement emprunter la route de Delhi à ici ?
  
  - Non, il y a une ligne aérienne. Le trajet dure une heure environ, et on atterrit à l’aéroport de Sanganer.
  
  - De Bombay à Delhi, cela prend combien de temps ?
  
  Kewal réfléchit, puis il hasarda :
  
  - En jet, le voyage doit durer un peu moins d’une heure et demie... La distance est 710 miles.
  
  Coplan se replongea dans ses opérations. Il tint compte des autres facteurs qui pouvaient influencer la longueur du voyage : les transports entre ville et aéroport, les délais d’attente, les formalités, etc.
  
  Finalement, il énonça ses déductions :
  
  - Le sel a été irradié dans une pile fonctionnant aux Indes. S’il était venu de plus loin, il en aurait fallu une quantité prohibitive, exigeant donc un blindage important. La radioactivité baissant de moitié en 15 heures, j’estime que Morarji a dû recevoir environ 200 grammes de chlorure de sodium, pas davantage.
  
  Kewal ouvrit des yeux ronds.
  
  - Et cela vous mène à quoi ? s’enquit-il.
  
  Coplan tapota son calepin avec le bout de son stylo-bille :
  
  - A ceci : que Swamy entretient des relations étroites avec un technicien travaillant à Trombay, lequel a dû lui amener du sel qui avait été radioactivé dans une des deux piles. Tout a été chronométré en fonction du moment de l’éclipse, et le transporteur n’a précédé Chancer à Jaipur que de peu. Accessoirement, la période courte du sodium explique pourquoi je n’avais pas relevé des traces de radioactivité chez Chancer, alors qu’il devait avoir trimbalé des grains dans sa voiture : au bout de six jours, c’est-à-dire dix fois 15 heures, l’activité tombe à un millième de sa valeur initiale ; après 14 jours, il n’en subsiste plus rien de détectable. L’affaire a été combinée d’une façon proprement diabolique... Longuement préméditée.
  
  Ce raisonnement ne fit qu’accroître la perplexité de Kewal.
  
  - Dans ces conditions, vous ne parviendrez pas à faire coincer Arshad Swamy par le Service de Sécurité, souligna-t-il. Morarji étant mort, vous ne pouvez même pas invoquer son témoignage.
  
  - Je table sur d’autres atouts, affirma Francis, optimiste. Montrez-moi maintenant ma panoplie de natif du Punjab...
  
  Son regard tombant sur les cigarettes et le whisky, il émit un sifflotement d’admiration.
  
  - Fichtre ! s’exclama-t-il. Vous ne manquez pas de sens pratique, Kewal... Je grillerais volontiers une cibiche.
  
  - Servez-vous. Mais laissons votre garde-robe de côté pour l’instant. Je tiens à vous rapporter ¿n premier lieu les indications que m’a livrées Ahmad.
  
  Tout oreilles, Coplan apprit que Swamy venait chez Miss Carpenter, le soir, au moins deux fois par semaine : les mardi et samedi. La Canadienne sortait assez irrégulièrement. Elle comptait des amis dans la colonie étrangère et les fréquentait certains autres jours. Elle habitait une villa dans une allée de Bani Park, luxueuse mais ne comportant que sept pièces, et entourée par un jardin.
  
  Outre Ahmad, elle avait trois personnes à son service : une femme de chambre, un Shûdra (Domestique appartenant à la 4e caste, la dernière avant celle des Intouchables) et un jardinier. Seuls couchaient à la villa la servante et Ahmad.
  
  Coplan réclama quelques détails sur l’accès de l’habitation. Une grille, fermée à clé après huit heures du soir, constituait l’entrée normale de la propriété, mais la clôture du jardin n’était pas infranchissable, bien loin de là. De l’avenue, on ne pouvait apercevoir l’immeuble, masqué par une rangée de conifères.
  
  - Que méditez-vous donc ? interrogea Kewal lorsqu’il eut répondu à toutes les questions de Francis.
  
  Ce dernier souleva le gobelet dans lequel il s’était versé une rasade de whisky, l’approcha de ses lèvres.
  
  - A moins que vous n’ayez une meilleure formule à me suggérer, je ne vois pas où je pourrais interviewer ce Swamy, sinon au domicile de sa maîtresse, indiqua-t-il. Ce personnage en vue doit être entouré d’une armée de serviteurs, et même de gardes du corps, quand il est chez lui. D’autre part, je voudrais vous laisser en dehors de l’histoire, pour le cas où elle tournerait mal.
  
  Kewal effila son menton, tandis que Francis s’expédiait une dose d’alcool dans le gosier.
  
  - Cela n’est pas réalisable, jugea-t-il. Que ferez-vous des deux femmes ? Elles vont hurler...
  
  - Il y a plusieurs méthodes pour les réduire au silence. Le seul handicap, c’est Ahmad. Coopérerait-il avec moi ou devrais-je le traiter comme un adversaire ?
  
  L’Hindou se gonfla les joues, assez embarrassé.
  
  - Si j’assortis ma demande d’une bonne prime, il acceptera de vous faciliter l’entrée, mais comme il ne tiendra pas à être compromis, vous devrez lui réserver un rôle de victime.
  
  Coplan approuva de la tête.
  
  - Mettons les choses au point, proposa-t-il. Cette rencontre est, pour moi, décisive. Je mise tout sur cette carte, et tant pis s’il y a de la casse. L’argent ne compte pas... Je vous remettrai un billet signé de ma main pour un crédit de mille livres sterling si c’est indispensable. La seule chose qui importe, c’est de réussir.
  
  - Parlez, invita Kewal. Je prendrai tous les arrangements voulus.
  
  
  
  
  
  Le mardi soir, à 8 heures, après le départ du Shûdra et du jardinier, Ahmad referma la grille à clé, comme d’habitude, puis il regagna l’office.
  
  Mona, la servante, ramena le plateau chargé des assiettes et des plats qui avaient servi au dîner de sa maîtresse.
  
  - Je mangerai plus tard, elle m’a demandé de la masser, signala-t-elle de sa voix douce à l’homme de confiance.
  
  - Va, opina-t-il, sanglé dans sa redingote blanche.
  
  Il s’assit, les jambes croisées, sur une natte, et se mit en devoir de mâcher le riz qu’il puisait dans un bol. Il n’avait pas beaucoup d’appétit.
  
  En haut, Miss Carpenter se déshabillait dans sa salle de bains.
  
  C’était une belle fille d’une trentaine d’années, une brune svelte, au visage ovale, et dont les yeux avaient la limpidité de l’aigue-marine. Son front, le nez droit, la finesse du contour de sa bouche dénotaient la sensibilité de l’intellectuelle, mais son corps était dépourvu de mièvrerie. Dotée de seins avantageux, gonflés, elle avait un ventre plat et des cuisses d’une rondeur admirable.
  
  Elle se hissa sur la table de massage et s’allongea lorsque Mona, tenant un pot d’onguent parfumé, pénétra dans la pièce.
  
  - Le haut des jambes et le ventre...
  
  - Oui, Miss Ursula, murmura l’Hindoue.
  
  Experte, elle prit un peu de crème sur le bout de ses doigts et la répartit en quelques attouchements aux endroits qu’elle allait traiter.
  
  La chair ferme et lisse de Miss Carpenter ne nécessitait pas de soins. Mona savait qu’elle ne devait pas éliminer de la fatigue ou de la courbature. Sa patronne faisait appel à son art pour une toute autre raison, spécialement les mardi et samedi.
  
  Savamment, la servante promena ses paumes sur les cuisses de la Blanche, dessina des arabesques en variant sa pression lorsqu’elle abordait leur face interne. Ses mouvements se firent plus enveloppants quand ils épousèrent la courbe des hanches pour redescendre ensuite vers le pli de l’aine.
  
  Ursula Carpenter baissa les paupières et ses narines frémirent.
  
  Obéissant à la sollicitation de la servante, elle ramena ses genoux vers son buste. Mona modela et lissa la partie des jambes qu’elle n’avait pu atteindre jusqu’alors.
  
  La Canadienne se redressa d’un brusque coup de reins.
  
  - Cesse, souffla-t-elle, la lèvre humide et le regard flou. Cela suffira pour ce soir.
  
  Mona baissa la tête en signe d’assentiment et prit une serviette pour s’essuyer les mains. Puis elle choisit un autre onguent, à l’odeur plus subtile, dont elle devait enduire les épaules et la poitrine d’Ursula.
  
  Ceci prit encore de longues minutes. Enfin, elle sortit.
  
  La jeune femme, debout, s’examina dans un miroir. Ses formes et son teint affoleraient encore longtemps le terrible Arshad qui, s’il avait vécu un siècle plus tôt, aurait fait la guerre rien que pour se procurer des esclaves blanches.
  
  Languide, Ursula s’assit devant une coiffeuse afin de se maquiller.
  
  Un coup de sonnette impératif la fit tressaillir, puis sourire. Arshad était en avance...
  
  Elle attrapa en hâte une robe de chambre turquoise, longue et transparente, au décolleté agressif.
  
  Ahmad sortit de l’office. D’un pas mesuré, il se rendit au portail, impassible et la gorge sèche.
  
  Il s’inclina, les mains sur la poitrine, avant d’écarter les deux vantaux.
  
  Un cabriolet Sunbeam rouge foncé se rua, vrombissant, dans la propriété. Au volant, il y avait un Hindou en veston, la tête nue, les mains ornées de bagues.
  
  Ahmad rapprocha les battants de la grille et jeta un coup d’œil discret dans l’avenue. D’une Volkswagen arrêtée à une cinquantaine de mètres descendit un Sikh à l’allure dégagée.
  
  Ahmad ne donna pas le tour de clé coutumier. Il retourna vers la grille, et quand il eut pénétré dans la cuisine, il eut un geste d’irritation.
  
  - Suis-je distrait I grommela-t-il. Voilà que j’ai laissé la clé dans la serrure du portail... Mona, veux-tu la chercher ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan s’introduisait dans le jardin. En quelques enjambées silencieuses, il se réfugia dans l’ombre des conifères. Quelques secondes plus tard, les pas légers de Mona, sur le gravier du chemin, crissèrent à quelques mètres de lui.
  
  La servante vérifia si le pêne était bien engagé dans la gâche. Rassurée, elle prit la clé et remonta vers la villa.
  
  Dans l’obscurité, Francis se propulsa. Son bras gauche s’enroula autour du torse de la servante, sa main droite se plaqua sur son visage, lui obstruant à la fois la bouche et le nez.
  
  Folle de frayeur, Mona frissonna des pieds à la tête. Elle était enserrée dans une gangue de plomb, le souffle bloqué, les idées tournoyantes. Ses yeux exorbités saillirent.
  
  Elle eut un sursaut frénétique, mais vain, pour échapper à la suffocation. Dans ses oreilles retentirent les coups précipités de son cœur et, subitement, elle s’affaissa.
  
  Coplan ne sut si elle s’était évanouie de peur ou par manque d’air. Il n’en avait cure. Quand il la sentit fléchir, il la libéra pour la rattraper aussitôt et, la portant comme une noyée arrachée aux flots, il contourna la villa en évitant les surfaces éclairées.
  
  Parvenu à l’office, il adressa un signe de tête tranquillisant à Ahmad, qui n’en menait pas large.
  
  - Elle ne risque rien, assura-t-il à voix basse.
  
  En un tournemain, il déposa la pauvre fille sur le carrelage, lui ligota chevilles et poignets, appliqua une large bande de sparadrap sur ses lèvres.
  
  - A vous, enjoignit-il au bearer, après avoir assis Mona le dos au mur.
  
  Ahmad ferma les yeux. Un coup de matraque sur le crâne valait bien 200 livres... Il l’encaissa, sans toutefois perdre connaissance. L’intensité de la douleur le fit néanmoins vaciller.
  
  - Ça va comme ça, grimaça-t-il. Mon cuir chevelu attestera que j’ai été assommé.
  
  Il mit les bras derrière le dos, afin d’être ficelé comme Mona. Francis le bâillonna également et l’assit à côté d’elle.
  
  - Soyez sages, tous les deux, persifla-t-il. Où éteint-on la lumière du jardin ?
  
  Du menton, Ahmad lui désigna l’interrupteur. Francis plongea les abords de la villa dans l’obscurité. A pas feutrés, il passa dans le couloir, monta l’escalier.
  
  Il localisa aisément le petit boudoir attenant au salon qui, par une large arcade, communiquait avec la chambre à coucher de Miss Carpenter. Une simple portière en velours séparait le boudoir des deux pièces contiguës.
  
  Arshad Swamy et Ursula échangeaient des bribes de phrases entrecoupées de baisers.
  
  Coplan s’assit dans une bergère et resta dès lors complètement immobile. Il avait le temps. L’effet psychologique de son apparition serait plus pétrifiant sur un couple déjà terrassé par le plaisir.
  
  La situation évolua plus vite que Francis ne le prévoyait. Soudain, Swamy éructa un grognement de fauve. Il y eut comme une courte lutte, puis des pas lourds suivis du bruit d’une chute sur une couche moelleuse. Ursula protesta d’un léger cri. Des vêtements ôtés avec une hâte fébrile volèrent sur un siège.
  
  A nouveau, l’homme gronda. Il émit le même son rauque qu’un athlète dépensant toute sa force dans un seul mouvement, ce qui provoqua un hoquet plaintif chez sa partenaire. Alors un duel rythmé se poursuivit, ponctué par des gémissements offusqués.
  
  Cette scène, dont lui parvenaient des échos trop explicites, parut interminable à Francis. Sardonique, il se dit que Swamy ne rigolerait plus longtemps, et qu’il avait raison de profiter de ses derniers instants de liberté.
  
  Deux voix mêlèrent leurs appels éperdus, puis sombrèrent dans une torpeur commune.
  
  D’un souple élan, Coplan quitta son siège. Il écarta la portière et fit irruption dans le salon. Le couple, encore étroitement enlacé sur le lit, ne s’aperçut pas de son entrée. Francis, foulant un tapis de haute laine, avança vers la couche et articula d’une voix ferme :
  
  - Ne vous dérangez pas pour moi... La tenue de soirée n’est pas de rigueur.
  
  Swamy sursauta convulsivement, comme s’il avait été piqué par un scorpion. Tournant vers l’inconnu une face hagarde, il darda sur lui des yeux étincelants de fureur. Ursula, dont la totale nudité se trouvait révélée par le mouvement de son compagnon, se dressa sur un coude, médusée.
  
  Coplan tenait un pistolet coiffé d’un silencieux. Les traits rigides, il mit ses interlocuteurs en garde :
  
  - Restez tous deux où vous êtes et ne criez pas, c’est inutile. Vous, le Roméo, n’essayez pas de jouer au héros mais répondez en vitesse à ce que je veux savoir.
  
  Les mâchoires de l’Hindou se contractèrent. Il s’avisa que l’intrus était un Européen déguisé. Quant à sa maîtresse, toujours interdite, elle dévisageait Coplan avec un sang-froid singulier, les sourcils froncés, le regard perspicace.
  
  - Quel but poursuiviez-vous en contaminant Chancer ? questionna Francis à l’adresse d’Arshad Swamy. Pourquoi vouliez-vous, ensuite, l’empêcher de se faire soigner en Europe ?
  
  L’interpellé entrouvrit la bouche, puis il la referma. Il cherchait visiblement une ruse quelconque pour venir à bout de son adversaire. Ses yeux mi-clos évaluaient les distances.
  
  - J’ai dit : « en vitesse », rappela Francis, menaçant.
  
  - Chancer était un espion, prononça Swamy sur un ton venimeux. Il méritait de crever.
  
  - Vous pouviez le liquider autrement, le torturer si ça vous plaisait. Pourquoi ce recours à du sel radioactivé ?
  
  Le front bas, Swamy se mordit la lèvre.
  
  Sa posture allongée, tout contre sa maîtresse, lui interdisait une attaque éclair. Par ailleurs, édifié sur les motifs de la présence du Blanc, il jugea que ce dernier ne tirerait pas aussi longtemps que sa curiosité ne serait pas satisfaite, et il opta pour le mutisme.
  
  Ursula, se hissant sur son autre coude, referma les jambes. Les propos tenus devant elle n’avaient pas l’air de l’intriguer beaucoup. Et la réponse lancée par son amant ne semblait pas l’avoir troublée.
  
  Coplan pressa la détente. Un pied troué par la balle, Swamy se mit brusquement sur son séant. Sa figure crispée refléta de la souffrance et une surprise indignée. La faible détonation avait saisi Ursula, qui porta ses poings à sa bouche.
  
  - La seconde sera pour vous, un peu plus haut, la prévint Francis. J’ai toujours aimé le casse-pipe. A raison de trois pruneaux pour chacun, on peut faire durer le plaisir. Vous répondez, Swamy ?
  
  L’Hindou se tenait la cheville à deux mains et regardait le sang couler sur le drap. Décochant un coup d’œil moins flamboyant à son antagoniste, il révisa son idée première. La détermination de l’Européen irait jusqu’au meurtre en cas de besoin.
  
  - Le sel... c’était un moyen de tuer à retardement, sans risque, avoua Swamy.
  
  - Mais qui réclamait un scénario très précis, diverses complicités, le transport d’une matière dangereuse et plusieurs billets d’avion, rétorqua Francis. Il y a des formules plus simples pour écarter un espion. Vous tentez de me cacher la vérité. Gare à vous.
  
  Le canon de son automatique se pointa vers Ursula. Celle-ci tendit une paume vers lui et glapit :
  
  - Ne tirez pas ! Arshad est sincère... Il ne sait rien de plus.
  
  Le regard inquisiteur de Coplan se fixa sur elle.
  
  - Seriez-vous mieux renseignée que lui ? persifla-t-il, acerbe et intéressé.
  
  Swamy, atterré, considéra la jeune femme avec réprobation.
  
  - Nous voulions faire découvrir cette bombe construite par les Chinois sans que le réseau communiste sache que la dénonciation venait de nous, laissa tomber Ursula, indifférente au mécontentement de son amant. Les représailles auraient été terribles...
  
  Les sourcils de Coplan se rapprochèrent.
  
  - Je ne saisis pas le mécanisme de l’opération, marmonna-t-il. Vous connaissiez donc l’existence de cette fusée, près de Delhi ?
  
  - Oui... Nous savions que des matériaux atomiques avaient été transférés clandestinement dans le souterrain qui aboutit au puits. Il s’agissait d’orienter le Service de Sécurité vers ces préparatifs, mais sans nous démasquer. Et comme Chancer se préoccupait un peu trop de nos agissements, nous avions décidé de l’utiliser... tout en le mettant hors de la course.
  
  Un tumulte de pensées se leva dans l’esprit de Coplan. Tant de données s’entrechoquèrent en deux secondes qu’il eut du mal à les maîtriser.
  
  - Mais comment Chancer pouvait-il conduire à la bombe, puisqu’il n’avait rien de commun avec elle ? objecta-t-il durement.
  
  - Il entretenait des relations d’affaires avec un certain Narang, riposta la Canadienne. Et ce type était le locataire de la bicoque où les communistes apportaient les éléments du missile... Si Chancer s’était fait soigner dans un hôpital de Delhi, une enquête aurait été ouverte ; on aurait vite décelé que ce Narang, qui venait souvent chez lui, portait des poussières radioactives.
  
  En fait, c’était à peu de chose près ce qui s’était passé.
  
  Francis était bien placé pour le savoir ; il avait tout bonnement contribué à la réalisation des plans des adversaires de Chancer !
  
  Ce dénouement subit n’éclaircissait pourtant pas tous les aspects du problème, s’il en expliquait le point essentiel.
  
  - Qui a conçu cette manœuvre ? Qui a fourni la matière irradiante ? interrogea Coplan, vindicatif. Vous êtes très au courant, Miss Carpenter...
  
  L’intéressée haussa les épaules.
  
  - Allons, rengainez ce pistolet, bougonna-t-elle. Bon, vous êtes un collègue de Chancer. Cela ne veut pas dire que nous sommes nécessairement ennemis. L’organisation d’autodéfense du Parti de l’Avenir avait décidé de mettre votre copain hors d’état de nuire. C’était son droit, non ? Pour le reste, n’envenimez pas les choses. Vous savez à quoi vous en tenir. Maintenant, fichez le camp ou prenez un drink avec nous, mais ne restez pas le doigt sur la détente.
  
  - Mes vues ne concordent pas avec les vôtres, opposa froidement Francis. J’ai même le sentiment que nos rapports vont se détériorer à bref délai. Vous n’êtes sans doute pas étrangère à la propagande anti-française diffusée par le Jaipur Times, ni aux renseignements assez stupéfiants que publie ce torchon. Je veux tirer cela au clair, intégralement. Allez-y, déballez votre pedigree. Qui est derrière vous ? La C.I.A. ?
  
  Un silence plana.
  
  Handicapé par sa blessure, Swamy élaborait un coup de Jarnac ; il se demanda si Ursula, dont la prolixité lui semblait suspecte, n’en avait pas inventé un.
  
  La Canadienne hésitait entre deux solutions.
  
  - Méfiez-vous, conseilla-t-elle. Il vaudrait mieux que nous restions en bons termes. Si vous nous abattez tous les deux, vous ne sortirez pas vivant de l’Inde.
  
  - O.K. dit Francis.
  
  Il glissa son arme dans sa poche, ostensiblement.
  
  Comme la foudre, il fondit sur Swamy et, du revers de la main, il lui faucha le cou d’un atémi sous la pomme d’Adam. L’Hindou bascula en arrière, sur le dos, le souffle coupé. L’autre main de Coplan décrivit une courbe et agrippa un poignet de la femme.
  
  Il l’attira par-dessus le corps de Swamy et la fit dégringoler au pied du lit, à plat ventre sur la moquette. L’attrapant alors par les cheveux, il la hissa de force, lui balança une formidable paire de claques et maugréa :
  
  - Finies, les mondanités. Parlons sé...
  
  Un coup de genou à son entrejambe lui arracha un juron. Ses bras s’abaissèrent par réflexe. Ursula lui décerna sur-le-champ un coup de coude à l’épigastre, puis heurta de la tête la pointe de son menton.
  
  Vidé des trois quarts de son énergie, Francis recula de deux pas chancelants. La femme, vive comme une panthère, attaqua derechef en projetant son talon vers la rotule de son adversaire. Coplan réussit à chasser de côté la cheville d’Ursula. Celle-ci, arc-boutée sur son autre jambe, les reins creusés, perdit l’équilibre et amortit sa chute. Sans la moindre galanterie, Francis la frappa au visage avec le bout de sa chaussure. Sonnée, Ursula vola contre la boiserie du lit.
  
  Perclus de crampes, encore estomaqué par l’agressivité de la fille, Coplan récupéra un instant, le souffle court, tout en observant de près la dangereuse poupée.
  
  Elle demeurait inerte, la poitrine soulevée par un halètement. Swamy ne bougeait pas.
  
  Coplan se massa la mâchoire, pensif. Puis il fit un pas vers la femme effondrée et s’accroupit pour juger de son état, mais à une distance le mettant hors d’atteinte d’une nouvelle traîtrise.
  
  Pas de doute, elle était endormie...
  
  Il lui emprisonna rapidement les chevilles par deux tours de son rouleau de sparadrap, lui entrava de la même manière les poignets derrière le dos, scella ses lèvres par un dernier morceau de bande adhésive.
  
  Bien que Swamy fût incapable de livrer combat, Francis estima prudent de l’immobiliser aussi. Ensuite, il entreprit une perquisition en règle.
  
  Il était virtuellement certain qu’Ursula dépendait d’un service américain, mais cette conviction ne suffisait pas.
  
  Quand il eut passé au crible les meubles, l’arrière des tableaux et le dessous des tapis des deux pièces, il fouilla les vêtements de l’Hindou sans rien découvrir de révélateur.
  
  Puis, songeur, il se fit la réflexion que la liaison amoureuse unissant Miss Carpenter à un homme influent du Parti de l’Avenir impliquait la transmission de consignes, sinon de fonds, puisque ce Parti était téléguidé de l’étranger.
  
  Or, si Ursula devait remettre quelque chose à Swamy, elle le faisait probablement après leurs ébats. En l’ayant à portée de la main lorsque, dans une atmosphère détendue, le couple abordait des sujets moins frivoles.
  
  Fort de cette argumentation, Coplan partit en exploration, cherchant une pièce dotée d’un bar et d’un électrophone.
  
  Il la trouva au même étage, en face du boudoir.
  
  L’éclairage intime d’un lampadaire nimbait deux fauteuils bas, capitonnés. Un luxueux combiné à haute fidélité, groupant radio, TV, changeur de disques automatique, magnétophone et bar, dans une longue ébénisterie d’acajou, trônait contre une cloison.
  
  Francis ouvrit les battants de chacune des sections de l’appareil et examina méthodiquement l’intérieur des cavités ainsi démasquées.
  
  Une enveloppe, qu’on n’avait certes pas voulu dissimuler, était logée entre les bouteilles de la partie « bar ». Le rabat n’était même pas collé.
  
  Plutôt sceptique, Coplan s’en empara. Il déplia la feuille et lut : Équipe Karan arrêtée Delhi après entrevue avec successeur de Chancer. Supprimer cet individu coûte que coûte s’il reparaît à Jaipur. Aviser A. Swamy et Morarji de toute urgence. Sur un plan général, redoubler d’intransigeance patriotique, fomenter provocations aux postes frontières Ladakh et Assam.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Tracées par une main féminine, ces lignes avaient, de toute évidence, été recopiées.
  
  En les relisant, Coplan discerna mieux les bases du comportement d’Ursula. D’emblée, elle avait deviné à qui elle avait affaire. Et elle n’avait pas eu le temps matériel d’avertir Swamy...
  
  Ce message avait dû parvenir très récemment, puisque l’arrestation de Karan remontait au samedi et qu’Ursula se disposait seulement à le communiquer à l’Hindou.
  
  Coplan glissa le feuillet dans sa poche ; survolté, il ressortit du salon à musique pour gagner le rez-de-chaussée, ne cessant de fouiner que lorsqu’il eut repéré un secrétaire. C’était un petit meuble fermé par un panneau incliné qui, étant rabattu, formait écritoire. Il était fermé à clé.
  
  Francis alla décrocher un poignard mogol, au mur ; il introduisit la lame entre le panneau et l’encadrement et, d’une pesée, il brisa la serrure.
  
  Furetant alors dans les casiers et dans les minuscules tiroirs qui tapissaient le fond du meuble, il finit par mettre à jour une lettre-avion dont l’estampille apposée sur le timbre indiquait Bombay et la date de la veille.
  
  Le feuillet inclus dans l’enveloppe avait été badigeonné à l’aide d’un produit chimique. Des caractères moins nets apparaissaient entre les lignes manuscrites d’une correspondance banale.
  
  Francis constata illico que le texte révélé par le produit était l’original qui avait inspiré Ursula. Évidemment, ni l’enveloppe ni la lettre ne portaient l’adresse de l’expéditeur, mais la signature placée sous les phrases écrites au stylo-bille ordinaire était « J.M. Gamble ».
  
  Enchanté, Coplan s’appropria ce second document. Puis, après avoir consulté sa montre-bracelet, (les aiguilles marquaient neuf heures trente-cinq) il s’assit près du guéridon supportant l’appareil téléphonique et décrocha.
  
  Il appela le central pour obtenir le numéro de Kattenhorst à New Delhi, obtint la communication au bout de trois minutes.
  
  - Bonsoir, dit-il en français d’une voix pondérée. J’ai encore un sacré boulot pour vous...
  
  - Ah, c’est vous ? ricana l’ex-officier. Je me demandais où vous étiez passé... J’avais des tas de choses à...
  
  - Moi aussi, coupa Francis, et je pense qu’elles sont plus urgentes. Primo, déclenchez dans l’heure une enquête touchant le personnel affecté au réacteur nucléaire d’irradiation de Trombay, celui qui a été fourni par le Canada. Il s’agit d’identifier un type, un Blanc, dont le nom est peut-être Gamble ou, d’une façon quelconque, évoque le jeu (Gamble signifie, en anglais, jeu, mais avec une nuance péjorative). Cet individu a été en congé le 25 février, il a pris l’avion pour Delhi et a dû payer un supplément pour l’excès de poids de ses bagages...
  
  - Hé ! Pas si vite, bon sang ! grommela Kattenhorst. Vous ne me laissez pas le temps de prendre des notes...
  
  - Bon. J’attends...
  
  Quelques secondes plus tard, son correspondant l’invita à continuer.
  
  - L’homme est allé à Jaipur, chez une certaine Miss Carpenter. Je ne puis vous donner le signalement de l’individu mais je parviendrai peut-être à l’avoir. Vous disposez néanmoins d’assez d’éléments pour le localiser. Il peut faire l’objet d’une inculpation d’atteinte à la Sûreté de l’État et d’intelligence avec une nation étrangère, j’en ai la preuve.
  
  Francis fit une nouvelle pause, puis il reprit :
  
  - Secundo : expédiez sur-le-champ une escouade d’inspecteurs à Jaipur, à l’endroit où je me trouve en ce moment : 71 Zoraster Road, Bani Park. J’insiste : il faut une équipe de Delhi, et non d’ici... Le patelin est gangrené, on ne peut se fier à personne des services locaux, d’autant plus qu’il s’agit de coffrer un bonhomme influent et une soi-disant touriste canadienne.
  
  Kattenhorst renâcla :
  
  - Écoutez... C’est entendu, j’ai confiance en vous, mais est-ce que vous ne dépassez pas les bornes ? De simples indications verbales ne me...
  
  - Vous ai-je trompé sur la qualité de la marchandise, jusqu’ici ? Je vous dis que je tiens des preuves irréfutables, et qu’elles vous permettront de démolir, non seulement le parti en cause, mais aussi l’organisation qui est derrière. Je voudrais même que vous veniez avec les agents de la Sécurité. Dans l’affirmative, je monterai la garde. Sinon, je me défile.
  
  Kattenhorst se mit à sacrer en allemand, excité par les assertions de Francis mais peu enthousiaste devant la perspective de se taper plus de 300 kilomètres, la nuit, à l’improviste.
  
  - Vous avez le talent de m’empêcher de dormir, vous ! fulmina-t-il avec une écœurante mauvaise foi. Eh bien, c’est d’accord, je vais m’amener. Du reste, il fallait que je vous voie parce que...
  
  - Vous m’expliquerez cela tout à l’heure, coupa Coplan. Bottez les fesses de vos subordonnés, qu’ils fassent vite. Auf wiedersehen !
  
  Il plaqua le combiné sur la fourche, patienta un instant avant de redécrocher. Cette fois, il actionna le disque afin d’appeler Kewal Katra, à sa boutique de Johri Bazar.
  
  - C’est dans la poche, annonça-t-il. J’ai convoqué les autorités compétentes, elles arriveront vers le milieu de la nuit. Il n’est pas sûr que je vous reverrai. Merci pour le coup de main...
  
  - Des indices formels sont-ils tombés en votre possession, positivement ? insista le marchand.
  
  - Des documents accablants, certifia Francis. Ce qui reste pourtant à établir, c’est la nationalité du réseau qui finance ces bouillants extrémistes. On le saura bientôt, soyez sans crainte.
  
  - Et vos hôtes, comment sont-ils ?
  
  - Calmes, dit Coplan, l’oreille tendue. Je vais aller les réconforter de ma présence. La suite, vous la lirez dans la presse sauf, je crois, dans le canard local.
  
  Kewal Katra eut un rire sarcastique.
  
  - Si vous revoyez Chancer, transmettez-lui mes amitiés, recommanda-t-il. Quoi qu’il arrive, je reste à votre disposition. Good Luck !
  
  Francis répondit par le même vœu et coupa la communication.
  
  Il remonta au premier. Réveillée, Ursula s’était déplacée sur la moquette par petits bonds successifs.
  
  Le retour de son geôlier réduisit ses espoirs à néant, alors qu’elle atteignait presque la commode où était rangé son nécessaire de couture.
  
  - On se balade ? lui lança Coplan, sans rancune.
  
  Il la prit sous les aisselles afin de l’installer, plus confortablement, dans un des fauteuils.
  
  Le toucher de cette chair tiède et satinée, de même que la vue du corps provocant de la jeune femme suscitèrent en lui une gêne. Auparavant, dans le feu de l’action, il n’avait pas réalisé combien Ursula était désirable.
  
  Il se détourna d’elle pour s’inquiéter de Swamy. Ce dernier n’avait pas bougé d’une ligne, et il était toujours inconscient.
  
  Revenant auprès d’Ursula, Coplan détacha doucement le ruban adhésif qui était collé sur sa bouche. Leurs regards se croisèrent pendant qu’il enlevait le dernier centimètre de sparadrap.
  
  Une lueur équivoque passa dans les yeux d’émeraude de la Canadienne.
  
  - Dur et tendre ? émit-elle, railleuse. J’aime ces contrastes, chez un homme.
  
  Adossée à ses bras entravés, elle cambra son torse, comme pour se désankyloser.
  
  Coplan prit une cigarette dans son paquet.
  
  - Comment est-il, ce Gamble ? s’informa-t-il négligemment, avant d’insérer la Player’s entre ses lèvres.
  
  Ursula s’était doutée que son visiteur mettrait la main sur la lettre.
  
  - Vous ne l’aurez pas. Il s’apercevra que ça sent le roussi dès demain matin, affirma-t-elle.
  
  - Il doit même le savoir depuis hier, renchérit Francis sur un ton léger. Raison de plus pour bavarder. C’est donc chez vous qu’il avait apporté cette valise que votre beau ténébreux a refilée à Morarji ?
  
  Elle eut un battement de cils ne signifiant ni oui ni non. Mais qui pouvait s’interpréter comme une vague invite.
  
  Imperturbable, Coplan déclara :
  
  - On n’abîme pas le matériel avant usage... C’est maladroit. Bref, vous ne pourriez pas me décrire Gamble ou me donner son adresse ?
  
  Ursula, vexée, et redoutant pourtant des sévices, fit un signe de dénégation.
  
  Coplan vint s’asseoir sur le bras du fauteuil. Il aspira une bouffée, l’exhala lentement, puis il dit :
  
  - Vous méconnaissez la réalité, Miss Carpenter. Je n’agis pas en franc-tireur. J’ai des appuis dans ce pays. Je viens d’avoir la Direction du Service de Sécurité au bout du fil. Dans quatre ou cinq heures, des inspecteurs indiens seront là. Ils vous coffreront, vous et Arshad. Votre réseau va être réduit en miettes, et le Parti de l’Avenir aussi, par voie de conséquence. Les noms des dirigeants qui vous étaient inféodés seront cloués au pilori, de même que vos machinations bellicistes. Vous voyez le tableau ?
  
  La jeune femme changea de couleur. Jusque-là, elle avait cru à un règlement de comptes personnel, à l’un de ces épisodes qui opposent passagèrement les agents secrets dans tous les pays du monde, mais qui sont sans lendemain et demeurent ignorés.
  
  Les paroles du collègue de Chancer l’obligeaient à déchanter.
  
  - Pour moi, vous ne présentez plus qu’un intérêt très relatif, reprit Coplan. Arrêtée ou en fuite, c’est pareil, puisque je peux démontrer que vous avez joué un rôle d’agent de liaison. D’ores et déjà, la police est sur la trace de Gamble. Une chance d’éviter des années de prison, contre une révélation toute simple, c’est un marché avantageux, non ?
  
  Ursula leva un regard sceptique vers son interlocuteur.
  
  - Trop, estima-t-elle. Ou vous allez me demander l’impossible, ou bien vous essayez de me rouler...
  
  - Ni l’un ni l’autre. Au fond, je ne cherche peut-être qu’un prétexte pour vous laisser décamper. J’ai admiré votre cran, tout à l’heure. La question est celle-ci : pour quel pays travaillez-vous ?
  
  Incrédule, la Canadienne murmura :
  
  - Vous me promettez la liberté en échange d’une information aussi facile ? Mais au moins dix personnes le savent, au Parti, et Arshad tout le premier I
  
  - Sautez donc sur l’occasion que je vous offre.
  
  Les effluves de parfum qui montaient du corps d’Ursula commençaient à énerver les sens de Francis. Il quitta le fauteuil, alla se tenir près du lit.
  
  - U.S.A., prononça la prisonnière à mi-voix. Ne le suspectiez-vous pas ?
  
  - Si, évidemment. Chancer déjà s’en doutait. Il n’y a que les States pour contrecarrer les intérêts de la France en Asie... Mais je voulais en avoir la confirmation car, malgré tout, quelque chose cloche dans cette combine.
  
  Il s’abstint d’en dire davantage sur ce point et enchaîna :
  
  - Vous partirez dans la Sunbeam de votre ami Swamy, mais pas avant deux heures du matin. Les flics arriveront un peu plus tard. Tâchez de vous évaporer, l’avis de recherche lancé contre vous ne sera diffusé qu’à l’aube, je m’en porte garant.
  
  Quelques secondes de silence s’écoulèrent, puis Ursula suggéra :
  
  - Déliez-moi... Vous avez gagné. Ce coup de fil à Delhi a réglé la question. Et la soirée va nous paraître longue...
  
  
  
  
  
  Deux voitures stoppèrent devant la villa dix minutes à peine après la fuite de sa locataire. Quatre inspecteurs descendirent de l’une d’elles ; Kattenhorst émergea de la seconde, une Mercedes pilotée par un chauffeur.
  
  Coplan, qui avait revêtu son apparence normale entre-temps, était sorti sur le perron dès qu’il avait perçu le bruit des moteurs.
  
  - Alors, ça continue ? vociféra Kattenhorst avec une jubilation évidente. Les gens tombent comme des mouches, autour de vous. Montrez-nous les cadavres...
  
  - C’est un jour sans, rétorqua Francis. L’important, ce sont ces papiers, et le type qui est ficelé sur un lit, là-haut.
  
  L’Allemand s’empara prestement des feuillets, tout en pénétrant avec les policiers dans la résidence.
  
  Ahmad et Mona, délivrés depuis longtemps, assistèrent à l’occupation des lieux en entrebâillant la porte de l’office.
  
  Kattenhorst ne jeta qu’un coup d’œil fugitif à Swamy, complètement nu, un pansement sommaire au pied, les yeux emplis d’une fureur démentielle.
  
  Il posa des lunettes sur son nez, se plaça sous une source de lumière pour étudier les pièces à conviction livrées par Coplan tandis que les inspecteurs entamaient, par principe, une nouvelle fouille de l’édifice.
  
  - Hum... Fabelhaft, ma-gni-fique, se délecta-t-il en lisant la phrase qui prescrivait de supprimer Coplan. Incitation au meurtre caractérisée... Consignes subversives, mots d’ordre étrangers dénonçant l’obédience du mouvement, c’est concluant. Mais où est donc la personne à qui cette correspondance est adressée, cette... Miss Carpenter ?
  
  - Elle s’est débinée, avoua Francis, contrit. Elle a disparu pendant que je me bagarrais avec cet individu.
  
  Kattenhorst regarda fixement son interlocuteur.
  
  - C’est regrettable, jugea-t-il, sévère, comme si Coplan était un de ses subordonnés. Enfin, on la rattrapera. Vous l’avez vue, donc vous pouvez donner d’elle un signalement très détaillé.
  
  - Très, affirma Francis. Mais, dans un sens, je suis étonné que vous n’ayez pas foncé à Jaipur plus tôt. Khyali Karan est entre vos mains depuis samedi. N’a-t-il pas reconnu qu’il exécutait les ordres d’Arshad Swamy, ici présent ?
  
  Interloqué, l’ancien capitaine finit par bougonner, mezzo voce :
  
  - Oubliez-vous que j’avais pris l’engagement de vous accorder la priorité ? Oui, bien sûr que Karan a mis son chef dans le bain... Mais j’ai temporisé, me doutant que vous vous précipiteriez ici pour régler son compte au responsable de l’attentat commis contre votre ami. J’avais proposé une surveillance... qui devait débuter demain.
  
  Coplan dédia un clin d’œil à Kattenhorst.
  
  - Bien joué, vieux renard, marmonna-t-il. A part ça, qu’aviez-vous de si pressant à me raconter ?
  
  Chaque minute de gagnée accroissait les chances d’Ursula. Quand le regard de Swamy rencontrait celui de Francis, il s’embrasait. Nul doute que si l’Hindou n’avait eu la bouche close par du sparadrap, il aurait vomi des injures et clamé le signalement de la fuyarde, pour laquelle il n’éprouvait plus qu’une haine farouche.
  
  Kattenhorst, qui ne remarquait pas cette fureur impuissante, prit Coplan par l’épaule pour lui confier :
  
  - Dhariwal, vous vous souvenez ? Le chef de cellule communiste qui avait filé lors de notre descente à Sita Ram Bazar... Eh bien, il a été capturé à Kedarnath. Sur la foi du billet trouvé chez lui, des inspecteurs l’ont piqué à son arrivée dans cette localité.
  
  - C’était à prévoir, approuva Francis. Qu’a-t-il débité, au sujet du montage de la bombe ?
  
  - Il prétend qu’il n’était qu’un subalterne. Sa mission consistait à acheminer discrètement, à la maison de Narang, de l’outillage et des pièces mécaniques qu’il récoltait à des endroits divers selon les instructions du Guru. De plus, des hommes à lui assuraient une surveillance permanente des abords du puits. Mais ce Dhariwal soutient mordicus qu’il ignorait la raison pour laquelle on construisait l’engin. Il rejette tout sur le Guru...
  
  - ... qui, naturellement, demeure insaisissable ?
  
  Kattenhorst ôta ses lunettes et les glissa dans la pochette de son veston.
  
  - Oui, c’est exact, admit-il. Cependant, l’inculpé nous a donné sur lui des renseignements qui me paraissent véridiques. Le « Guru » est un pseudonyme qui, en l’occurrence, désigne un Blanc, lequel revendique la nationalité suédoise et circule sous le nom de Borg. Si le signalement dicté par Dhariwal est correct et, bien sûr, si Borg n’a pas quitté le territoire, le filet va se resserrer autour de lui. On l’attend aussi à Kedarnath où il devrait se montrer vers le 29 ou le 30 mars.
  
  - Ne détenez-vous pas une demande de visa correspondant au nom ou au physique de cet individu ?
  
  - Oui, précisément. Un nommé Borg, suédois, est bien entré aux Indes il y a deux mois. Il a même séjourné à Delhi, mais ensuite sa trace se perd. Le Service de Sécurité travaille là-dessus en ce moment. Un point est acquis : Borg, s’il a repassé la frontière, l’a fait clandestinement car nous ne possédons pas de carte de sortie.
  
  Coplan, songeur, hocha la tête.
  
  - Il me semblerait assez stupéfiant que Pékin s’en soit remis à un Européen pour réaliser une opération de ce calibre, opina-t-il. On ne confie pas la pièce maîtresse d’une guerre d’invasion à un étranger, appartenant à une autre race par surcroît.
  
  - Je suis bien de votre avis, grinça Kattenhorst. Je vous le dis depuis le début, que ce sont les Soviets qui mènent le bal ! Pour se raccommoder avec les Chinois, ils leur ont prêté l’homme compétent et les éléments de la fusée. Ne pensez-vous pas que les Russes verraient d’un bon œil déferler les Chinois vers le sud, plutôt que vers la Sibérie ?
  
  Le visage de Coplan resta impénétrable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Malmené par les policiers indiens, Swamy beugla qu’ils feraient mieux de le laisser tranquille. Il ne demandait qu’à parler !
  
  Coplan mis à part, les enquêteurs ne comprirent pas très bien pourquoi le prisonnier déballa presque frénétiquement tout ce qu’il savait.
  
  Il dévoila crûment les liens occultes du Parti de l’Avenir avec l’Amérique, cita les noms de hautes personnalités qui avaient touché de l’argent de Washington, fournit des précisions sur la manière dont les paiements étaient effectués, avoua les faits qui lui étaient reprochés personnellement et se lança dans une diatribe passionnée contre Miss Carpenter.
  
  Il la traita de serpent, de prostituée, l’accusa d’avoir joué un rôle prédominant dans la corruption de nombreux membres du Parti, souhaita qu’on l’incinérât vivante quand on lui aurait mis la main au collet. Puis, sans reprendre haleine, il se mit à insulter Coplan, ce qui lui valut séance tenante un coup de matraque apaisant.
  
  Les inspecteurs décidèrent d’exploiter illico les aveux du détenu ; des dispositions furent prises pour cueillir au saut du lit la plupart des gens qu’il avait dénoncés.
  
  De même, un mandat d’amener fut décerné contre Ursula Carpenter. L’avis ne fut diffusé dans les commissariats, les aérodromes et les ports de mer que vers six heures du matin.
  
  - Rentrez-vous avec moi à Delhi ? demanda Kattenhorst à Coplan lorsque Swamy eut été embarqué dans la voiture des policiers.
  
  - Volontiers, acquiesça Francis. Mais, auparavant, je devrai récupérer mes affaires et la Volkswagen que j’avais louée. Elle n’est pas loin... En un quart d’heure, je serai de retour.
  
  Il fit un saut jusqu’à l’entrepôt, revint à la villa au moment où le soleil se levait sur Jaipur.
  
  Le chauffeur de Kattenhorst fut alors prié de suivre dans la Volkswagen et Francis monta dans la Mercedes avec l’Allemand.
  
  Ils devisèrent pendant tout le voyage, Kattenhorst ayant fort bien supporté cette nuit blanche.
  
  - Je n’ai jamais vu le chef d’une organisation terroriste se mettre à table avec une ardeur pareille, remarqua l’ex-officier de contre-espionnage, ébahi. Il devait en avoir lourd sur l’estomac, à propos de cette fille.
  
  Coplan avança une hypothèse plausible, encore que sa propre version fût assez différente :
  
  - Il est mortifié d’être resté sur le carreau alors que sa maîtresse, au lieu de rameuter ses copains, l’a froidement laissé choir... Mettez-vous à sa place I
  
  - Eh oui, c’est pourtant vrai, elle aurait pu le faire, nota Kattenhorst, le front plissé. Au fond, vous l’avez échappé belle. C’était un gros risque !
  
  Insouciant, Francis haussa une épaule.
  
  - Les femmes pensent rarement à l’essentiel, émit-il. Leurs objectifs sont immédiats. Et là, faites-leur confiance : elles sont imbattables.
  
  
  
  
  
  Les tâches qu’il s’était assignées ayant été menées à bien, Coplan résolut d’en informer Paris, de s’enquérir simultanément de l’état de santé de James Chancer et, quand il serait édifié sur ce point, de renouer avec Grace.
  
  Mais ses projets subirent une entorse dès son réveil, en fin d’après-midi. Le téléphone grésilla juste à l’instant où il allait s’octroyer une douche.
  
  - Il y a du neuf, annonça Kattenhorst avec emphase. Selon toute probabilité, la véritable identité de votre ami Gamble est découverte.
  
  - Oh ! fit Coplan, drapé dans une serviette-éponge. Lui a-t-on sauté sur le paletot ?
  
  - Non, mais on le tient à l’œil. Si les présomptions sont fortes, elles ne permettent pas de frapper à coup sûr. Dans le personnel du C.I.R., il y a un ingénieur appelé Dies (Dies (qui se prononce « daïess ») signifie « dés »). Il a été en congé du 25 au 28 février et a dit à ses collègues qu’il allait visiter le Taj Mahal (Un des plus fameux monuments de l’Inde : magnifique édifice en marbre érigé à titre de tombeau, à proximité d’Agra, par le Shah Jehan, pour son épouse. Sa construction a duré de 1631 à 1648). Par l'Indian Airlines Corporation, nous avons su qu’à cette date un passager portant ce nom est monté dans l’appareil de la ligne Bombay-Delhi...
  
  - Je parie à 100 contre 1 que c’est notre homme, pavoisa Coplan. Ces indices sont toutefois insuffisants pour l’appréhender, je vous l’accorde. Il faudrait un spécimen de son écriture.
  
  - On l’a sans doute à l’heure actuelle. Quand un expert aura comparé les caractères, et si son verdict est affirmatif, l’arrestation sera opérée. N’aimeriez-vous pas être là ?
  
  - Vous pensez bien que oui ! Je voudrais voir sa tête, à ce salaud-là !
  
  - Rien de plus facile, assura Kattenhorst, grand seigneur. Je fais affréter un avion spécial à votre intention. Quand voudriez-vous décoller ?
  
  - Ce soir même, si possible... Disons, vers huit heures ?
  
  - D’accord. Une voiture passera vous prendre à l’impérial une demi-heure auparavant. Et je téléphone des instructions à Bombay, afin qu’on vous accueille sur le terrain.
  
  - Vous me comblez...
  
  - C’est rentable. Bon voyage, Coplan !
  
  Dans la berline Wolseley qui le menait de l’aéroport de Bombay au siège local du Service de Sécurité, Coplan lia plus ample connaissance avec le Superintendant Khub Madho, un Hindou d’une rare distinction et s’exprimant en anglais avec l’accent précieux d’Oxford.
  
  Le fonctionnaire relata les toutes dernières nouvelles. L’ingénieur Dies, qui menait une existence des plus normales, avait quitté la Centrale nucléaire à six heures du soir. Depuis, il était filé constamment.
  
  A présent, on était certain que Gamble et lui étaient le même personnage : l’examen de son écriture prouvait qu’il était bien l’auteur de la lettre envoyée à Ursula Carpenter ; en outre, il assumait le transport d’isotopes radioactifs aux laboratoires et aux usines qui en faisaient la demande. A ce titre, il était propriétaire d’une valise spéciale, aux parois de plomb, camouflée en bagage à main ordinaire.
  
  Entendant cela, Coplan eut une mimique éloquente : le type en question était le cerveau qui avait combiné tout le scénario, l’agent numéro Un délégué par les États-Unis pour faire abandonner à l’Inde sa position neutraliste.
  
  - Plus vite il sera sous les verrous, mieux ça vaudra, déclara Francis. Il doit être d’une habileté peu commune et je redoute qu’il vous glisse entre les doigts.
  
  Peut-être Ursula avait-elle bluffé en disant que Gamble s’inquiéterait de son silence, mais ce n’était pas exclu.
  
  - Nous allons le coincer, promit le Superintendant. Les agents préposés à sa filature ont reçu l’ordre de l’empêcher de monter à bord d’un bateau ou d’un avion. Ce sont de fins limiers ; il ne déjouera pas leur vigilance.
  
  Un quart d’heure plus tard, au Q.G. du service, Khub Madho réclama les informations de dernière minute envoyées par les agents qui surveillaient l’ingénieur.
  
  Ses traits racés devinrent soucieux.
  
  Quand l’officier de garde eut fini de parler, le Superintendant lui répondit brièvement, puis il se tourna vers Coplan.
  
  - Dies est à l’aéroport, signala-t-il, rembruni. Il n’a pas de bagages et n’a pas de billet, croit-on... En ce moment même, il boit un verre au bar. Je vais enjoindre à mes hommes de l’arrêter tout de suite.
  
  - N’en faites rien, opposa Coplan. Ils l’ont sous contrôle, ils obéiront donc aux instructions antérieures s’il se dirige vers un des guichets.
  
  - Pourquoi tarder ? rétorqua l’Indien.
  
  - Parce que Dies n’est pas obligatoirement là pour s’échapper. Il attend peut-être quelqu’un...
  
  Madho fronça les sourcils.
  
  - Vous avez raison, reconnut-il. Venez, je vous emmène là-bas.
  
  Ce n’était pas le même aérodrome que celui où Francis avait atterri. Il leur fallut moins de temps pour y parvenir.
  
  Un Hindou mal rasé, à la tenue débraillée, se dirigea vers la voiture quand elle s’immobilisa au parking. Il intercepta Khub Madho et, sous le couvert de lui demander l’aumône, il l’avisa que la situation était inchangée.
  
  Madho le répéta à son compagnon. Tous deux pénétrèrent dans l’aérogare. Au passage, Coplan consulta le tableau des arrivées. Les avions prochainement attendus venaient, le premier du Caire, le second de Karachi, le troisième de Ceylan.
  
  Les haut-parleurs diffusèrent un avis qui, bien que prononcé en anglais, demeura incompréhensible pour Francis. Mais le Superintendant, qui en écoutait la traduction en hindi, déclara en montrant le chemin de la buvette :
  
  - L’appareil en provenance de Moscou avait du retard ; il touche la piste actuellement;
  
  A proximité du bar-restaurant, un autre civil aborda Madho.
  
  Il lui parla discrètement, sans regarder du côté des consommateurs assemblés dans la salle, puis il s’esquiva.
  
  Le fonctionnaire prit le bras de Coplan afin de le piloter vers un endroit d’où ils pourraient observer les clients tout en restant dissimulés à leurs yeux.
  
  - C’est l’individu qui est assis tout seul près de la fenêtre, spécifia-t-il. Il vient d’abaisser son journal.
  
  Coplan reporta le regard dans la direction indiquée. Il aperçut un homme en veston, bien découplé, aux cheveux châtains taillés en courte brosse. Il avait une chemise bleue à col ouvert, tenait un exemplaire du Jaipur Times. Distrait, il buvait une tasse de thé.
  
  - Il est là depuis quarante minutes, souligna Madho. Si c’est pour un contact, il est venu longtemps à l’avance...
  
  - Ou bien l’autre type hésite à se manifester, répliqua Francis. Il y en a qui ont un instinct quasi miraculeux quand des policiers sont dans le voisinage. Attendons.
  
  Ils poireautèrent encore un quart d’heure. L’énervement de l’Indien commençait à percer, en dépit de sa maîtrise de soi. Coplan gardait tout son calme, sachant que Dies était dans la nasse.
  
  Sortant du local de la douane, un voyageur muni d’un sac fourre-tout offert par la Panamerican Airlines passa non loin d’eux pour entrer au bar.
  
  Le Superintendant lui décocha un coup d’œil acéré, continua de l’épier ensuite pendant que l’homme poursuivait son chemin. C’était un grand blond nonchalant, d’une trentaine d’années.
  
  Coplan le vit aller vers la table de Dies.
  
  Madho, les traits altérés, chuchota :
  
  - C’est inimaginable...
  
  - Quoi ? fit Coplan. Que Dies ait eu un rendez-vous ici ?
  
  - Non, mais que nous ayons reçu, avant-hier, un avis de recherche concernant l’autre gars. C’est lui, j’en mets la main au feu !
  
  - Borg, dit « le Guru » ? glissa Coplan.
  
  Abasourdi, Madho proféra :
  
  - Vous le connaissez ?
  
  - Je ne l’ai jamais vu, mais cette rencontre est dans la logique des événements. Ce sera un joli coup de filet. Allons-y.
  
  L’Indien repéra les emplacements occupés par ses hommes. L’un d’eux, qui guettait alternativement les suspects et son chef, sollicita de loin, par un clignement d’yeux, la permission d’appréhender l’Américain et l’arrivant.
  
  Madho approuva de la tête. Puis il s’ébranla.
  
  Convergeant vers la table de l’ingénieur, quatre agents anonymes mystérieusement alertés fendirent les groupes de consommateurs. Coplan et Madho n’étaient qu’à l’entrée de la salle lorsque Dies se rendit compte d’une approche insolite.
  
  Avec une vivacité fulgurante, il bondit sur ses pieds, plongea la main dans sa poche intérieure. Un coup de feu tonna. Touché à la cuisse, Dies dégaina pourtant. L’agent qui avait tiré pour empêcher son geste se ruait vers lui en bousculant les gens.
  
  L’homme au type Scandinave promena un regard traqué autour de lui. Il leva aussi une main vers ses revers. Le policier de la Sécurité se jeta en avant. Il atteignit l’Américain à l’instant où celui-ci, s’étant introduit le canon de son pistolet dans la bouche, pressait la détente.
  
  Des cris horrifiés jaillirent de l’assistance. Madho et Coplan, écartant brutalement les obstacles pour se précipiter vers les deux coupables, furent précédés par des Hindous qui s’emparaient des bras de Borg ; celui-ci ne leur opposa aucune résistance. Mais il s’effondra peu après comme son acolyte, ayant réussi à croquer une ampoule de cyanure.
  
  Ce fut dans un affreux tumulte que les deux cadavres furent évacués quelques minutes plus tard. Le Superintendant était vert de colère. Pour lui, c’était une catastrophe. Delhi avait ordonné de capturer ces hommes vivants...
  
  Coplan ne montra aucun dépit. Il ressentait même un certain soulagement.
  
  - Ne vous tracassez pas, dit-il à Madho en confidence. C’est mieux ainsi. Je les aurais abattus si je m’étais trouvé en face d’eux. Pour le bien de tout le monde.
  
  
  
  
  
  Kattenhorst était furibond. Les veines de son cou saillaient, et sa face empourprée trahissait une violente indignation.
  
  - Ainsi, vous êtes content ! explosa-t-il. Tout nous claque dans les mains, les responsables disparaissent, des preuves décisives s’envolent, un procès qui aurait fait un bruit énorme, dans le monde entier, s’écroule, et vous êtes satisfait !
  
  - Mon Dieu oui, persista Coplan, très détendu. La manœuvre a échoué, les gouvernants de l’Inde, pleins de sagesse, n’ont pas donné dans le panneau ; à Pékin, on respire. Et, pour la France, l’affaire se solde par une victoire indiscutable. Que souhaiterais-je de plus ?
  
  Le teint de Kattenhorst fonça encore.
  
  - Mais il fallait étaler la duplicité des Soviets aux Nations Unies. Montrer au Tiers Monde de quel bois se chauffe l’U.R.S.S. qui, d’une part, finance ici la fabrication de fusées air-air et sol-air, livre des Migs en pièces détachées, des obusiers, des mortiers et des mitrailleuses, sans parler des équipements de radar (Authentique) et qui d’autre part tente de susciter un conflit avec la Chine, idéologiquement son alliée !
  
  Coplan fit plusieurs signes d’assentiment.
  
  - Et l’Amérique accorde à l’Inde une aide militaire de 110 millions de dollars, rappela-t-il. Ceci a notamment permis de renouveler l’armement des divisions qui sont stationnées à la frontière du Nord-Est (Authentique). N’empêche qu’elle est dans le bain aussi et que des services secrets des deux prétendus adversaires ont coopéré pour déclencher une guerre sino-indienne qui aurait résolu leurs problèmes respectifs.
  
  Kattenhorst riposta aigrement :
  
  - Cela doit être divulgué ! Et d’abord, si vous vous en doutiez, pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
  
  Coplan écarta les mains en affichant un visage innocent.
  
  - J’étais persuadé que vous le soupçonniez. Les indices abondaient...
  
  - Comment ? aboya l’Allemand, bourru. Quels indices ?
  
  - Notamment, les Chinois qui ont trouvé la mort près de la fusée, par exemple. L’idée ne vous est-elle pas venue que leur passeport était parfaitement valable et qu’ils venaient effectivement de Formose ?
  
  Kattenhorst resta la bouche bée.
  
  - Des... Nationalistes ! bégaya-t-il.
  
  - Bien sûr ! Eux aussi auraient bénéficié des coups portés à leur vieil ennemi Mao Tsé-toung. Et puis, croyez-vous réellement que si la C.I.A. avait découvert une machination de Pékin, elle ne se serait pas hâtée de prévenir le gouvernement indien par la voie normale, et de le clamer ensuite à tous les vents ?
  
  Secouant la tête, Coplan poursuivit :
  
  - Non, la perfidie du moyen utilisé prouvait qu’elle ne tenait pas à montrer le bout de l’oreille, et pour cause ! Le mécanisme du système m’est apparu clairement lorsque j’ai réfléchi au rôle de cet imbécile de Narang, promu au rang de poteau indicateur. Ses relations avec Chancer étaient tout à fait anodines. Il était sacrifié d’avance, de même que les deux Chinois.
  
  - Ceux-ci étaient peut-être d’accord ? supposa Kattenhorst, dont la hargne s’atténuait légèrement.
  
  - C’est très probable, approuva Francis. En pratique, deux réseaux parallèles, l’un soviétique, dirigé par Borg, l’autre américain, dirigé par Dies, œuvraient dans le même sens. Le premier mettait en place l’engin et les indices destinés à faire croire que tout était manigancé par des communistes pro-chinois. Narang et Dhariwal étaient les dindons de la farce : en vérité, on voulait qu’ils soient arrêtés, leurs aveux ne pouvant qu’accréditer la thèse d’une offensive chinoise imminente. De l’autre côté, Dies alimentait la propagande du Jaipur Times par des renseignements recueillis à Pékin par les espions pro-nationalistes. Il synchronisait son action avec celle de Borg en transmettant, via Ursula Carpenter et Swamy, des consignes à Karan. Quand le moment a été jugé opportun par Moscou et Washington, les deux chefs de réseau ont manœuvré de façon à faire éclater au grand jour l’incident de la bombe. Il n’entrait pas dans leurs intentions d’anéantir Delhi, mais de créer un climat de tension entre l’Inde et la Chine, un climat rendant inévitable l’éclosion d’un conflit.
  
  Kattenhorst, néanmoins bourrelé de regrets, se donna une contenance en allumant un cigare.
  
  - Ouais, grogna-t-il. La synchronisation des tâches des deux groupes a été supérieurement assurée. Narang vient se présenter chez Chancer quand ce dernier est remplacé par vous, et Dies escompte bien que vous allez sauter sur cette piste, alors que le départ de Chancer en Europe, signalé par Karan, lui faisait craindre que tout était dans le lac. Mais que nous reste-t-il ? Des comparses, des sous-fifres indigènes qui ont agi aveuglément. Tous les autres sont morts... et cette damnée Miss Carpenter demeure introuvable, par-dessus le marché !
  
  - Borg allait bien se garder d’aller à Kedarnath, bifurqua Francis, préférant parler d’autre chose que des confidences très révélatrices d’Ursula. Le tintamarre soulevé par la découverte du missile caché dans le souterrain attestait que la Sécurité indienne était en piste, et que la mission assignée avait été remplie jusqu’au bout. Le rendez-vous de Borg et de Dies était vraisemblablement le dernier.
  
  - Il faut étaler tout cela, persista Kattenhorst, rancunier. Les deux Grands se sont entendus naguère pour détruire l’Allemagne. Maintenant, ils méditaient de lancer l’un contre l’autre deux peuples asiatiques ; l’U.R.S.S. pour se débarrasser d’un concurrent gênant, les U.S.A. pour résoudre leurs difficultés dans le Sud-Est...
  
  Coplan objecta très calmement :
  
  - A quoi bon ranimer la querelle entre eux ? Mis en accusation à l’O.N.U., ils se rejetteraient mutuellement la pierre et seraient fichus de rouvrir la guerre froide pour démontrer qu’ils se détestent...
  
  A court d’arguments, Kattenhorst bougonna :
  
  - J’y regarderai à deux fois, dans l’avenir, avant de vous laisser les mains libres.
  
  - Je sais : mon intervention n’a eu pour vous que des désavantages, c’est évident, rétorqua Francis, riant sous cape. Je comprends que vous vous mordiez les doigts. C’est une fatalité : il semble que la destinée veuille que nous soyons toujours en désaccord. Mais j’espère ne plus vous placer désormais devant un dilemme aussi cruel.
  
  Kattenhorst examina soigneusement la cendre de son cigare.
  
  - N’exagérons rien, dit-il soudain d’une voix conciliante. Vous êtes un obstiné, un... un égocentriste, à certains égards. Toutefois, si vous désirez revenir à New Delhi, je ne m’opposerai pas à ce qu’on vous accorde le visa.
  
  
  
  
  
  Arraché de justesse à la mort par une médication d’avant-garde, James Chancer fut remis sur pied en un mois. On évita de lui dire que l’irradiation le vieillirait prématurément. Cette conséquence était inéluctable et la science actuelle ne pouvait y remédier.
  
  Chancer débarqua donc, heureux et le sourire aux lèvres, à l’aéroport de Palam, où Grace, ses enfants et Francis Coplan étaient venus l’attendre.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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